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La passe est une procédure de vérification de la transmission de la psychanalyse inventée par Lacan en 1967, et introduite dans son écrit : « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l'école ». Dans ce texte, Lacan n'utilise pas le terme, à la connotation plutôt juridique voire judiciaire de procédure, mais celui d'appareil. L'appareil de la passe suppose trois instances : le passant qui est candidat à une nomination d'AE (analyste de l'école), les passeurs qui sont des analysants supposés proches de la fin de leur analyse et de ce fait sensibles au discours de quelqu'un dans une position similaire, enfin un jury (ou un « cartel de la passe ») qui sélectionne mais, selon la « Proposition », « ne peut [donc] s'abstenir d'un travail de doctrine, au-delà de son fonctionnement de sélecteur » (1).
C'est ce travail de doctrine que je souhaite poursuivre ici, après ma démission de l'AMP (Association Mondiale de Psychanalyse) dans laquelle j'ai fait partie d'un tel cartel de la passe, après avoir été nommée AE. Ce travail doctrinal n'a pu se faire dans ce cartel pour des raisons dont certaines vous apparaîtront dans la suite de mon propos. Je ne pense pas que l'idée de poursuivre ce travail à l'extérieur de l'école qui en a été la source soit déplacée. L'idée initiale de l'inventeur de la passe était en effet que l'expérience en soit transmise à l'extérieur de l'école : « De toute façon cette expérience ne peut pas être éludée. Ses résultats doivent être communiqués : à l'école d'abord pour critiques, et corrélativement mis à portée de ces sociétés qui, tout exclus qu'elles nous aient faits, n'en restent pas moins notre affaire » (2).
Les résultats de cette s'expérience s'adressaient donc, dès le départ, tant à l'école de Lacan qu'à l'IPA (3). Plus de trente ans après, cette expérience s'est disséminée en de multiples groupes, tous plus ou moins intéressés par la passe, même s'ils ne la pratiquent pas ou s'ils en ont souvent modifié les modalités.
Mais l'existence de la passe intéresse aussi les non-analystes. En tant qu'analysants potentiels : l'offre de la passe change les finalités mêmes de la cure, en proposant un au-delà non thérapeutique de celle-ci. L'un des objets de notre critique est d'ailleurs le coût analytique et institutionnel de cette offre.
Enfin, cette procédure intéresse aussi le non-analyste philosophe parce qu'elle amène du nouveau sur la transmission d'une expérience autrement opaque : ce qui se passe entre l'analysant et l'analyste. L' « appareil » de la passe introduit en effet des tiers dans une expérience à priori limitée à deux protagonistes et, d'autre part, considère l'analysant (le passant) - et non l'analyste - comme le témoin essentiel de cette transmission. Certes - nous l'avons déjà discuté dans ce séminaire - les analysants devenus analystes ont traditionnellement transmis quelque chose de leur analyse, souvent sous forme de cas fictifs : ainsi Anna Freud, Hélène Deutsch dont nous a entretenu M. C. Hamon, ou Sabina Spielerein qu'a évoquée pour nous C. Christien. On pourrait aussi citer M. Little ou ce que nous savons de l'analyse de Ferenczi avec Freud par leur correspondance, et bien d'autres écrits.
Mais la passe tranche sur ces témoignages, car elle est orale et donc soumise aux aléas d'une transmission sans vérification ou « repentir »(4) possible de la place du passant : se confiant oralement aux passeurs, il ne contrôle nullement ce que reçoit le jury de leurs témoignages souvent divergents. Au cours de la passe, il n'est pas rare que le passant, ou un passeur, soit débordé par son inconscient : telle construction savamment élaborée s'abîme en un rêve qui l'invalide ou en un lapsus qui font partie de la transmission au même titre que le « contenu » initial. Ainsi, la dimension de l'énonciation compte plus que dans l'écrit, - qui est relu par son auteur -. Enfin, la procédure est offerte à un analysant ou à un sujet qui vient juste de finir son analyse : un certain effet de précipitation, un manque de recul, rendent précieux ce moment fugitif qui a tendance à s'estomper, à succomber ensuite à un inexorable refoulement.
Mon impression de cette procédure est celle d'une extrême concentration analytique. Pensons par exemple au nombre de scènes analytiques ou pseudo-analytiques (je veux dire de scène de parole adressée à un autre, pas forcément sous transfert) qui sont sous-entendues par elle - sous-entendues ou entendues d'ailleurs. De ma place dans le cartel, je pouvais en compter au moins sept qui en formaient le cadre.
Première scène : l'analyse du passant, parfois toujours en cours. Le passant témoigne auprès des passeurs (deuxième scène dédoublée s'ils sont deux). Les passeurs témoignent séparément ou en présence l'un de l'autre auprès du cartel (troisième scène). Mais, il y avait aussi en arrière-plan - et ne faut-il pas les compter ? - mon analyse et ma propre passe qui m'avaient conduite à cette place (encore trois scènes de plus). Et, ne l'oublions pas non plus, l'école qui rendait possible cet appareil complexe : une institution analytique avec ses « fondateurs », leur supposée légitimité analytique ou politique, leur idéologie, les mythes de la transmission véhiculés auprès des analysants par le discours courant de l'institution. Sept scènes au moins, donc. Et je pourrais y ajouter les scènes évoquées par la présence des quatre autres membres du cartel, mais cela deviendrait vertigineux, et les analyses des passeurs, sans compter les analyses des analystes, etc. Toutes ces scènes de parole comptent dans une passe et en augmentent la contingence. Mais il en résulte aussi une condensation analytique extrême rendant cette procédure incomparable à d'autres sortes de transmissions appuyées sur des écrits.
La concentration analytique de cette expérience m'est aussi apparue sous un autre jour, inattendu. Inattendu car le but de cet « appareil » était, pour Lacan, de savoir ce qui se passait pour un analysant lorsqu'il devenait analyste. À cette époque, sa théorie supposait en effet une destitution de ce qu'incarnait, à la fin de la cure, l'analyste pour son patient. D'une part, le sujet -supposé- savoir qui a soutenu l'effort analysant chute à la fin du trajet. D'autre part, le « référent latent » de ce sujet-supposé-savoir, nommé l'objet a, objet précieux ou déchet qui a causé le désir de l'analysant pendant la cure, a été d'abord localisé sur l'analyste. À la fin, l'analysant s'en sépare non sans des effets maniaco-dépressifs de deuil. Dans ces conditions, il était logique de se demander pourquoi un analysant qui a vécu cela souhaiterait prendre à son tour une place, celle de l'analyste, sachant l'issue destitutive qui en sera la conséquence inéluctable. C'est pour en savoir plus sur ce point que Lacan s'était lui-même mis dans le jury, d'où il écoutait, entre autres, les passes de ses propres analysants, ainsi mis à la place de sujet -supposé- savoir, dans une procédure inversée par rapport à celle de la cure.
Or, dans l'AMP, le but de la procédure était devenu tout autre : le « politique » y avait largement pris le pas sur l' « épistémique ». On voulait surtout sélectionner des analystes capables de servir aux fins institutionnelles souhaitées par le délégué de l'AMP : un « transfert de masse » sur sa propre personne (5). Mais l' « appareil » fonctionnait quand même.
En principe, il n'y a pas d'analyste spécifiquement didacticien chez les Lacaniens, toute analyse pouvant se révéler après coup avoir été didactique. Mais il existait à l'AMP des didacticiens de fait, ceux qui détenaient en même temps le pouvoir institutionnel. De ce fait, j'ai entendu en série des passes d'analysants d'un très petit nombre d'analystes. Ceci a mis en lumière la façon singulière dont analysaient ces analystes, à travers le récit de leurs analysants. D'où l'hypothèse, que j'ai commencée à développer depuis ma deuxième intervention à ce séminaire, et que je vais vous rappeler.
Lacan voulait savoir ce qui motivait l'analysant à devenir analyste d'autant plus qu'il refusait la théorie, dominante dans la psychanalyse, de l'identification de l'analysant à l'analyste à la fin de la cure. Cependant, comme je l'ai rappelé, ses propres théories, ni celle de la réduction transférentielle avec séparation de l'objet a (1967), ni celle de l'identification au symptôme (1977) n'expliquent la structure spécifique des groupes analytiques. Des phénomènes identificatoires, des « courants » massifs et affectifs les hantent, dont on est fondé à se demander s'ils ne proviennent pas de l'analyse elle-même et du transfert (6). Il est donc nécessaire de réinterroger, d'une façon critique, le lacanisme à propos de l'identification à l'analyste.
Mais une deuxième voie de recherche m'est apparue, du fait de l'expérience des cartels de la passe et d'une notion rencontrée dans le séminaire Le sinthome (75-76) de Lacan, celle du « prolongement du symptôme ». Cette notion est introduite dans le contexte de la théorie borroméenne de Lacan, où le sujet est représenté par un nouage entre les trois registres du réel, du symbolique et de l'imaginaire. Le nud borroméen implique un nouage tel que les trois ronds tiennent ensemble sans qu'ils soient attachés deux à deux. Mais dans son séminaire Le sinthome, consacré en partie à James Joyce, Lacan admet que, pour de nombreux sujets, le nud n'est pas borroméen. Les trois ronds ne tiennent ensemble que grâce à un quatrième, le sinthome. C'est donner au symptôme une valeur qui n'est plus seulement pathologique, mais celle d'une fonction de soutien de la réalité pour le sujet. Freud l'a anticipée avec sa définition du symptôme comme compromis entre la pulsion et le refoulement. Selon Lacan, ce quatrième rond du sinthome était pour Freud la réalité psychique ou le complexe d'dipe. L'analyse consistait à renouer autrement les registres. Mais d'autres sinthomes que le père (qui est au cur du complexe d'dipe freudien) sont envisageables. Si, dans la névrose, le nom-du-père qui représente l'instance symbolique du père ou la loi de la castration est au cur du sinthome (cf. les grands cas freudiens : Dora, l'homme aux rats, Hans), il en va autrement dans la psychose. Le cas de Joyce met en évidence un sinthome constitué par son art, à partir duquel il se fait un nom et se fabrique un ego, sans l'appui du nom-du-père. Son sinthome se construit au fil de l'uvre, à partir d'un noyau symptomatique initial, « les paroles imposées », qu'on peut référer à son père. Le père de Joyce est carent dans la mesure où il ne lui a rien transmis. Mais l'enfant Joyce s'est d'autant plus accroché aux paroles paternelles : encore infans, il apprenait par cur les paroles échangées par son père et son oncle, pensant y découvrir un accès au réel. Son travail sur le rapport entre le langage et le réel l'a conduit à inventer une nouvelle forme de littérature. Joyce déconstruit la langue anglaise en laissant agir sur lui toutes ces paroles, à lui imposées, et entendues dans sa vie quotidienne : il s'agit à la fois d'une défense contre le symptôme initial des paroles imposées, et aussi d'un envahissement de la langue par celles-ci, transmué en écriture. Le sinthome joycien « répond » donc à la carence paternelle en « prolongeant » son symptôme initial des paroles imposées. Lacan évoque le « prolongement du symptôme » à propos de Lucia, la fille de Joyce. Sa « télépathie » prolonge le symptôme paternel des paroles imposées. En effet, la croyance en la télépathie implique un pas au-delà des paroles imposées : le sujet en reçoit, mais en émet aussi pour les autres sous forme de messages. Un autre exemple intéressant est celui de Lacan lui-même dans son rapport à Freud. À le suivre, son invention du réel dans le nud borroméen serait sa réponse sinthomatique à la tentative freudienne de fonder la découverte de l'inconscient sur l'énergétique - tentative ratée selon lui - L'invention de « son » concept du réel serait un sinthome qui répond à une « carence » théorique du fondateur de la psychanalyse.
J'ai émis l'hypothèse que la transmission de la psychanalyse puisse s'étudier en termes de sinthome : l'analysant crée un nouveau symptôme, un sinthome, à partir du symptôme dont il souffrait à l'entrée de la cure, lequel est bâti sur la carence de son père. Ce nouveau symptôme ou sinthome est donc créé à partir de l'ancien symptôme, mais aussi à partir de celui de l'analyste qu'il prolonge ainsi. Dans la pratique, le nouvel analyste analysera avec son sinthome, donc gardera ainsi une marque du sinthome de son analyste. Cependant, cette marque consiste en une façon de procéder, un savoir-faire, qui n'est pas assimilable à un trait d'identification comme le trait unaire de la deuxième identification freudienne : je prélève sur l'autre un trait que je garde et que je transmets tel quel. Il s'agit plutôt d'une manière de nouer, singulière et symptomatique, qui donnera des résultats différents avec des analysants différents.
Aujourd'hui, j'ai choisi l'exemple d'un analyste, M. X.., dont plusieurs analysants ont fait la passe devant le cartel dont j'étais membre. Le symptôme de cet analyste, M. X.., sensible, nous le verrons dans sa pratique, est de vouloir faire le « bon père », celui qui incarnerait une certaine norme idéale pour les fils. Deux passes, de deux hommes en analyse avec M. X.., Gil et Jules, mettent en évidence les effets induits sur deux sujets de structure et d'histoire différentes. Une analysante de Jules, Ève, a elle aussi présenté la passe devant le même cartel. Ainsi verra-t-on comment Jules analysait Ève avec le symptôme qu'il avait construit avec M. X..
Gil ou le fils-secret
Gil entre en analyse avec un secret, articulé à une construction oedipienne.
En plus de ses enfants « légitimes », Gil a un fils naturel qu'il n'a ni reconnu, ni assumé sur aucun plan. M. X. sera le seul dépositaire de ce secret. Gil est le fils aîné - légitime - d'un père qui a eu plusieurs enfants naturels. Son père est présenté comme un imposteur : il se disait médecin alors qu'il n'avait jamais fait d'études et s'introduisait ainsi dans les maisons pour y séduire les femmes. Il menait une double vie, d'une part avec la mère de Gil, d'autre part avec une infirmière, sa maîtresse dont il avait aussi des enfants. Gil avait neuf ans lorsque son père est décédé d'un infarctus qu'il n'avait pas su diagnostiquer à temps. Gil prit alors la place de son père auprès de sa mère, institutrice, qu'il soutint en tant que fils aîné. Il alla jusqu'à faire la classe à sa place lorsqu'elle était malade. Gil devint médecin et épousa une jeune fille qui passait pour riche mais était pauvre, dont il eut des enfants. Il souffrait d'un sentiment permanent d'imposture : il ne pouvait s'empêcher de dire autour de lui qu'il était fils de docteur, que sa femme était de riche origine Ainsi était-il admis dans certains milieux où il avait l'occasion de séduire des femmes. Et puis, il y avait ce fils naturel et secret Gil avait tendance à faire le savant dans de nombreux domaines hors de ses compétences. Son savoir lui semblait superficiel, un savoir de « contrebande ». Son symptôme consistait donc en un « se faire passer pour » ce qu'il n'était pas.
D'autre part, ce Don Juan souffrait d'éjaculation précoce. Il ne savait ni jouir, ni faire jouir, se plaignit-il. Là encore, le symptôme avait une référence paternelle : la mère était frigide car le père, ce séducteur, n'arrivait pas à la faire jouir.
Un rêve, au début de son analyse, le montre, terrifié, dans un champ. Il est en civil, parmi des guerriers, en danger donc de se faire repérer tant par eux comme un traître que par l'ennemi comme une cible. M. X. interprète le rêve comme la nécessité et l'urgence pour Gil de s'engager à ses côtés dans la « reconquête du champ freudien ». Il s'agit d'une expression militante qui figure dans l' « Acte de fondation » de 1964, de Lacan.
Cette interprétation inaugurale de M. X. donne le ton de plusieurs de ses interventions, notamment à la sortie de la cure. Gil occupe en effet une position stratégique pour le champ freudien et M. X., haut responsable de l'AMP, l'a poussé à faire la passe à un moment politiquement important. Il interviendra en sa faveur auprès du cartel de la passe, après que celui-ci ait refusé le candidat. Il souhaitait la révision de la réponse du cartel au nom des intérêts de l'AMP (7). Si Gil avait choisi M. X. comme analyste, ce n'était pas seulement pour sa position institutionnelle, mais aussi car il l'avait connu « vêtu de jeans et de bottes ». M. X. lui était alors apparu comme un double idéal. Il parlait sans notes, très à l'aise devant les étudiants. Gil rêvait de reconnaissance. Il avait le sentiment d'avoir été « père de lui-même », trop jeune orphelin de père. La paternité lui posait problème et il avait déjà fait une tentative analytique avant de rencontrer M. X., à la naissance de son aîné. Ce qui ne l'avait pas empêché de concevoir ce fils naturel qui le hantait.
M. X. prit pour Gil la place d'un père protecteur. Ainsi, lors d'un conflit institutionnel avec le délégué de l'AMP, M. X. consola Gil, en « bon père », dit celui-ci. Il sut lui montrer que lui-même acceptait beaucoup sans se fâcher Lors d'une de ses dernières séances, Gil lui raconta une nouvelle aventure que M. X. désapprouva : « ce sont des contes », lâcha-t-il et Gil renonça à cette liaison. À la même période, Gil envoya sa fille consulter M. X.. Celui-ci, complimenta le père : « Félicitations pour votre fille ! » Le double message était limpide : « Vous êtes un bon père » et « Cessez vos frasques » Gil considéra alors l'analyse comme finie. N'avait-il pas maintenant argent, savoir et reconnaissance, mais plus en contrebande ?
Il déduisit de son analyse que son fantasme fondamental était d'être un enfant qui cherchait son père, qui voulait « se faire voir » pour se faire reconnaître. Deux rêves, faits pendant la passe, lui parurent authentifier ce résultat, cherché et obtenu.
Dans le premier, il enseignait à l'Université sans papier ni stylo. Personne ne lui prêtait attention. Une fille pauvre et sans culture traversa la salle. Gil lui parla et la séduisit. Ce rêve signait, selon Gil, la fin de son sentiment d'imposture enfin dominé, face au public. Le regard des autres ne comptait plus pour lui et il assumait sa position vis-à-vis de sa mère (souvenons-nous qu'il avait dû la remplacer comme « maîtresse »).
Le second rêve, sexuel, prend place dans la maison vide du père. Après avoir fait l'amour avec son épouse, il se promenait en érection devant les fenêtres ouvertes. Sa mère et d'autres femmes l'aperçurent et se mirent à hurler. Il n'eut que le temps de fermer la porte.
À supposer que ces rêves soient interprétables sans plus d'associations de la part du rêveur, et vu le contexte donné par le récit de Gil, on a plutôt l'impression que sa problématique de départ a été consolidée, fixée par l'analyse sans grande transformation. Certes, il envisage avec calme et non sans cynisme de faire cours sans rien préparer (M. X. y excelle). Le second rêve ne montre pas - c'est le moins qu'on puisse dire - que Gil ait rompu avec le « se faire voir » qu'il considère avoir été son fantasme fondamental, ni avec une quelconque jouissance du regard (ici sur son organe) dont il prétendait s'être délivré. Ce rêve pourrait bien cependant illustrer une thèse souvent défendue par notre ami Slavoj Zisck. À savoir que l'envers du « bon père », le père médiateur de la norme, est souvent une figure un peu obscène (8). L'exhibition phallique du deuxième rêve n'en est-elle pas l'ébauche ?
En tout cas, la position de « bon père » de M. X. adoubant Gil-le fils comme un « bon père » lui aussi, l'admettant dans la confrérie des analystes patentés non-imposteurs, a laissé dans l'ombre, probablement à jamais, l'énigme du fils secret, amené par Gil comme emblème de lui-même à l'orée de la cure. Celui-là peut en effet « aller se faire voir », comme on dit. Il ne sera jamais ni reconnu ni analysé. De même pour l'imbrication du symptôme du fils et de la faute du père - pourtant un classique de la névrose obsessionnelle. N'y avait-il pas quelque enjeu mortel pour le fils dans un savoir dont l'imposture a coûté à la vie au père ?
Jules ou le fils sacrifié
Jules a commencé son analyse à vingt cinq ans, avec une femme, à la suite d'un conflit violent avec sa mère. Psychiatre et psychanalyste, il s'intéresse particulièrement au corps. Jeune marié, il « planifiait une grossesse » avec sa femme lorsqu'il rêva d'une phrase : « Sara percera ». Sara était le prénom de son analyste. Immédiatement survint un fantasme : « se faire pénétrer analement par une femme. » Il commença dès lors, compulsivement, à réaliser ce scénario auquel il donna dans la cure le statut d'une perversion transitoire, dont les lacaniens connaissant la référence à Ruth Lebovici (9). Cette « perversion » dura onze ans, avec des femmes différentes. Avec le fils qui lui était alors né, il se comportait en « père terrible » : « c'est comme surveiller et punir de M. Foucault », disait-il.
Ayant interrompu l'analyse avec Sara, il reprit avec M. X., choisi lors d'une conférence où celui-ci avait cité des ouvrages lus par le père de Jules : Joyce, Freud, Spinoza, des livres sur le judaïsme. Le père de Jules ne disait jamais rien à son fils. Il ne parlait que de ses lectures. Jules n'a gardé aucun autre souvenir de son père, un PDG qui fit banqueroute et mourut d'un infarctus aux toilettes. Jules dénonçait dans sa passe la « carence » en parole de son père. Il considère s'être analysé avec des livres pour pallier ce vide et y faire limite. Dans cette veine, les multiples interprétations de son analyste lui apparurent comme une suppléance au silence paternel. M. X. fut pour lui ce qu'il n'avait pas eu, un père qui parlait. Dans sa passe, Jules transmit minutieusement une dizaine des interprétations de M. X., souvent des phrases assertives complètes, en forme de règles de conduite. Pour Jules, la parole de M. X., eut valeur de loi, une loi incarnée dans une énonciation.
Au début, pourtant, M. X. se taisait. Jules assimila ce silence à celui de son père, un silence lourd de savoir et potentiellement d'autre chose, d'une « volonté mauvaise ». Il se sentait comme « un pantin entre les mains de l'analyste ». À cette époque, continuaient les séances de « massage ». La masseuse prétendit même être enceinte de lui, à tort. M. X. commenta : « Une femme si dominante qu'elle peut vous désigner comme père ». L'objet désigné de façon indéterminée par cette interprétation était certes la masseuse, mais pouvait être aussi la femme de Jules ou Sara, sa première analyste. En effet, le fantasme de pénétration anale par une femme était contemporain de la grossesse planifiée par Jules avec son épouse pendant sa première analyse et avait été précédé, on l'a vu, d'un rêve de transfert : « Sara percera ».
La stratégie de M. X. fut, me semble-t-il, d'une part de parler beaucoup sous forme de l'énonciation de sentences et de règles de conduite, pour suppléer au déficit symbolique paternel ; d'autre part, d'écarter systématiquement la féminisation du sujet. En effet, celle-ci, sensible dans le fantasme de pénétration, avait été corrélative de sa paternité. Une intervention de M. X. fit chuter cette signification, après trois ans d'analyse :
« M. X. : - Il ne faut pas s'identifier au déchet.
Jules : - Comment dois-je le prendre ?
M. X. : - Comme une règle éthique. »
Jules renonça alors aux « massages » et rencontra sa deuxième femme pour laquelle il divorça de la première, malgré le scepticisme de M. X. quant à ce changement d'épouse. Jules l'interpréta, quant à lui, comme le passage d'une femme-mère à une femme-femme. « C'est logique qu'après la dégradation vienne l'idéalisation » commenta M. X.. Et, comme Jules l'interrogeait sur cette « logique » : « Il faut donner à çà une fin logique et voir si ça tolère l'épreuve de la passe », répondit-il.
À ce moment de la cure s'opéra une sorte de bascule de la femme. Au niveau de la partenaire, la femme-mère dominante céda la place à la femme-femme, corrélativement à la « revirilisation » du sujet qui renonça à être pénétré. Mais, dans le transfert, l'analyste fut alors féminisé : il revêtit « un masque de mime homosexuel » dans un rêve.
Jules s'engagea alors dans un travail de reconstruction, dans trois directions.
La première situait le fantasme de pénétration comme un effet du désir maternel. Lorsque Jules, âgé de trois ans, avait visité sa mère souffrante à l'hôpital, elle lui avait dit qu'il avait de jolies jambes et qu'il était un enfant prodige car il savait déjà lire. Jules en déduisit la forme que prit, ultérieurement, son désir comme analyste : un intérêt pour la lettre à cause de son don précoce pour la lecture et une passion pour le corps à cause de cette visite à sa mère hospitalisée. Dans le prolongement des paroles maternelles féminisantes sur ses jambes, il situait une histoire infantile d'attouchement anal avec un cousin et une insulte (« putain ») reçue de ses camarades de classe.
La seconde direction de la reconstruction concernait la faillite paternelle. Un rêve-Witz jouait sur les noms du père et d'un lieu géographique d'une part, sur la faille (comme précipice) et la faillite, d'autre part. Jules en tira une formule : « P implique F », soit « si père, alors faillite ». M. X. ponctua : « La faillite de votre père vous poursuit même en rêve » et interpréta alors le fantasme de pénétration comme la manifestation, en forme de dénonciation, d'une croyance exagérée dans le père. Jules en déduisit que ses pratiques sexuelles n'étaient que la mise en évidence, en forme d'acting-out de l'imposture de son père. Le bénéfice thérapeutique(dans la mesure où le sujet en avait horreur) de ces deux points fut d'écarter la féminisation du sujet. La proposition « être père implique d'être transformé en femme », déductible du fantasme de pénétration, fut mise hors-jeu et ce fantasme entièrement référé au désir maternel. De ce fait, la féminisation comme signification sexuelle fut séparée, tant du père que de la paternité Il faut noter, cependant, une incertitude sur ce dernier point. Peu avant de faire la passe, le sujet rêva que son père, qui n'avait jamais proféré le moindre jugement sur lui, disait : « Tu es un gigolo », phrase porteuse d'une signification féminisante. D'autre part, Jules continuait son analyse et n'envisageait pas de se séparer de M. X.. Or, celui-ci occupait transférentiellement, la place d'un père à la fois légiférant et féminisé. Cette signification pouvait encore revenir sur le sujet à l'avenir. L'implication inventée par Jules, « P implique F », peut en effet se lire aussi : « si père, alors féminisation ».
En ce qui concernait la paternité, Jules suivit un chemin singulier. Il inventa un sinthome qui s'appuyait tant sur la carence paternelle que sur le sinthome de son analyste. Celui-ci avait parié sur « l'efficacité symbolique » d'une parole légiférante se substituant au silence paternel. Mais le silence de son père, joint au goût de celui-ci pour les livres savants, orienta Jules vers la fonction de la lettre dans la tradition juive. Une lecture du sacrifice d'Isaac dans la Genèse l'amena à conclure que le judaïsme niait le sacrifice du fils aîné (ce qu'il est lui-même). La circoncision viendrait célébrer ce renoncement. Or, il n'avait pas été circoncis, il ne savait pourquoi. Le fantasme de pénétration, requalifié de « sacrificiel », fut alors réinterprété dans ce cadre. D'une part, il considérait avoir été sacrifié par son père, au lieu d'être circoncis dans la tradition juive. Il ignorait les raisons de son père. Le silence de celui-ci, son secret prirent sens d'être lus avec le sacrifice d'Isaac. En effet, Abraham, le père, a gardé le secret sur ce sacrifice vis-à-vis des siens. Dieu seul savait les raisons de son exigence vis-à-vis d'Abraham. Et ce sacrifice est aussi celui d'Abraham lui-même, car il doit sacrifier son bien le plus précieux, ce qu'il aime le plus au monde, son fils. Cette élaboration changea radicalement les relations de Jules à son fils. Il cessa d'être un père terrible, aida son fils à se faire circoncire et arriva à se séparer de lui : il était jusque là resté rivé à cet adolescent. M. X. authentifia ce moment en ponctuant : « Je considère ça comme un acte ». On peut se demander si l'analyste n'a pas pris ici la place de Dieu, le seul à savoir les raisons du sacrifice et à pouvoir, soit l'exiger, soit en dispenser le père. La circoncision est donc conçue par Jules comme un opérateur de séparation du père et du fils, qu'il faudrait, dit-il, réduire à un « effet de lettre ».
On pourrait faire résonner la place donnée par Jules à la lettre-circoncision comme cicatrice du renoncement à un rapport sacrificiel entre père et fils, avec la lecture derridienne du sacrifice d'Abraham dans Donner la mort. Relisant Crainte et tremblement de Kierkegaard et la Lettre au père de Kafka, Derrida posa que la littérature commencerait dans cette scène du secret entre le père, le fils et Dieu, comme l'écriture de « la filiation des filiations impossibles » : « La littérature commencerait là où on ne sait plus qui écrit et qui signe le récit de l'appel, et du « Me voici ! », entre le Père et le Fils absolus. » (10), écrit-il. (« Me voici ! » est la réponse d'Abraham à l'appel divin). L'enjeu du secret entre père et fils (donc de la littérature) serait l'impossibilité du mariage, « le secret du ' prendre femme ' ».
La lettre a donc pris pour Jules la place qu'occupe, dans la psychanalyse, la castration symbolique, celle d'un opérateur de transmission de la virilité du père au fils (11). Mais, c'est aussi avec ces « effets de lettre » que Jules opère dans sa pratique d'analyste, comme nous le verrons dans le cas d'Ève. C'est pourquoi, cette construction de Jules sur « l'effet de lettre », qui noue le réel du silence paternel, le symbolique de la transmission du père au fils et l'imaginaire du corps (le sacrifice), tout en soutenant sa pratique d'analyste peut être considérée comme un sinthome.
Ève et l'analyse orientée par la lettre
C'est avec ce sinthome qu'Ève a fait son analyse. Elle s'était présentée à la passe pour devenir membre de l'AMP, après douze ans d'analyse avec Jules. Son cas illustre le type de demande « politique » reçue par le cartel. Ainsi, le moment crucial de son analyse était une conférence de J.-A. Miller intitulée « Le triomphe de Jacques Lacan », où il soutenait que la passe était comme « la douane » On arriverait à l'entrée de l'école (la frontière) avec sa mallette qu'on donnerait à fouiller : « rien qui ne se sache du contenu de la mallette ». Voilà qui nous met au parfum de la noble mission dévolue à la passe dans l'AMP !
Dans son analyse, Ève dit avoir saisi ce qu'était la castration. Commentant le film « L'empire des sens » à Jules, celui-ci lui fit remarquer que la castration était à l'initiative de la femme. Il lui demanda d'épeler un nom propre et Ève oublia une lettre. Jules ponctua : « la castration c'est ça » et Ève « comprit » ce que c'était : un phénomène de langue, l'effet d'une lettre manquante. Nous saisissons ici la distance qu'il y a entre la castration freudienne et la castration selon Jules. L'insistance de cette analyse sur la lettre était sensible dans le guide pris sur le nom propre pour s'analyser. Chaque lettre y prenait une signification et permettait d'épeler des souvenirs d'enfance. Le tout laissait une impression plutôt arbitraire. Cependant, on apercevait une problématique phallique. Le problème d'Ève était sa trop grande beauté. Son père l'avait traitée d'« ordure » dès l'enfance. Il était donné pour responsable d'une inhibition à étudier. Ève s'était mariée deux fois et s'était choisi un second mari non affecté par la beauté féminine. Grâce à ce mariage, elle avait réussi à se séparer du regard paternel sur sa beauté et à sortir corrélativement de « l'ordure » : elle finit ses études.
L'analyse avec Jules, « orientée par la lettre » selon les dires d'Ève, lui fit prendre ses distances avec sa mère, une « précieuse » qui parlait en rimes et avait un désir mortifère sur lequel nous n'eûmes pas grande précision. Ève avait choisi Jules à cause des paroles « énigmatiques » qu'il lui avait adressées : « Tu ne seras pas séduisante si tu sais », et « Ce qui arrive dans une analyse est ce qui peut se transmettre autour de l'analyse ». Auparavant désorientée et gênée par les regards masculins, l'analyse avait produit un double bénéfice thérapeutique : elle était maintenant dans « l'orientation de la lettre » et elle n'était plus torturée par les regards des hommes. Probablement peut-on déduire de la première phrase de Jules, qu'orientée par la lettre et « sachant » donc, Ève pensait avoir perdu cette beauté jugée ravageante ? Son récit n'était guère convaincant quant à l'efficacité de l'analyse « orientée par la lettre », mais il montre que Jules analysait effectivement avec le sinthome construit avec M. X., celui des « effets de lettre » substitués à la castration.
Conclusion
Comment M. X. avait-il, dans son analyse, construit le sinthome qui l'a conduit à analyser en faisant le père, nous ne le savons pas. Mais, sa façon de faire le « bon père » avec Gil et Jules était différente, en résonance avec la problématique de chacun. Avec Gil, dont le symptôme l'embrouillait dans l'imposture paternelle, M. X. a joué le père imaginaire qui pourrait octroyer à Gil - dans la réalité de l'institution analytique - la reconnaissance sociale à laquelle il aspirait depuis toujours. Le résultat fut une opacité accrue du symptôme et un renforcement cynique de l'assurance moïque du sujet. Cependant, sa position conduisit M. X. à dévoiler sa propre imposture dans sa manière d'intervenir en faveur de son protégé dans la passe.
Avec Jules, M. X. a occupé la place d'un père symbolique légiférant, remplissant le rôle laissé par le père du sujet. Il a en même temps pris sur lui la féminité corrélative, dans ce cas, de la paternité. Il en est résulté un incontestable gain thérapeutique. Jules a réussi - nous l'avons vu - à construire un sinthome autour de la question de la filiation. Il a interprété la castration, pour lui symboliquement inaccessible, en termes de lettre, tout en réinscrivant la filiation dans la tradition juive. Il analyse avec ce sinthome, nous l'avons vu avec Ève. Que son analyse avec M. X. ait fait de lui un analyste freudien, voilà qui est plus improbable.
Notes
(*) Texte presenté le 11 janvier 2001 au seminaire "Dits et contrefaits : la transmission de la psychanalyse"
(1) LACAN J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l'école », Scilicet 1, Paris, Seuil, 1968, p 27.
(2) op. cit., p 24.
(3) Franz KALTENBECK a émis l'hypothèse, dans son exposé « Les aliénations de l'analyste » (publié sur la liste « dire ») que l'invention de cet appareil serait la cicatrice du trauma subi par Lacan lorsqu'il fut « négocié » par l'IPA auprès de ses propres élèves et analystes.
(4) J'utilise ce terme dans le sens qu'il a en peinture : « trace d'un premier trait qu'on a corrigé », (Littré).
(5) cf. MOREL G., « Le transfert de masse : un nouveau concept pour la psychanalyse ? » (publié sur la liste « dire ») et aussi DELEUZE G. et PARNET C., Dialogues, Champs-Flammarion, Paris, 1992, p 102 sq. DELEUZE définit la « fonction de masse » de la psychanalyse par son passage juridique du contrat au statut. Au lieu d'une « relation contractuelle temporaire » le psychanalysé acquiert un statut incessible, inaliénable » La psychanalyse devient « l'affaire de toute une vie ». C'est l'École Freudienne de Paris, fondée en 1964 par Lacan, qui a exprimé cette exigence pour la première fois, selon DELEUZE.
(6) cf. MOREL G., "Témoignage et réel (II) » - « Réduction formelle et réduction transférentielle ». publié sur la liste « dire » et « Témoignage et réel (III) » - « Le prolongement du symptôme », publié sur la liste « dire ».
(7) Cet épisode m'a amenée à envoyer une lettre de désaccord aux membres du cartel, qui fut transmise à M. X.. À la suite, le cartel ne fut pas convoqué pour les réunions prévues pour le travail doctrinal et clinique sur les passes entendues
(8) ZIZEK Slavoj, Subversions du sujet, Rennes, PUR
(9) LEBOVICI R., « Perversion sexuelle transitoire au cours d'un traitement psychanalytique », cité dans LACAN J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p 609-11.
(10) DERRIDA J., Donner la mort, Paris, Galilée, 1999, p 179.
(11) « Pas de virilité que la castration ne consacre », Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p 733.
(12) ie. opportuniste.
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