Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
Témoignage et Réel
Partie II: Réduction formelle et reduction transferentielle
Geneviève Morel

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La structure du temoignage

Le terme de temoignage est employe par Lacan a propos de chacun des acteurs de la procedure de la passe : le passant (6, 25), les passeurs (5, 26-27), puis les A.E. (5, 15). En ce qui concerne passant et passeur, il s’agit d’un temoignage oral pour lequel valent nos considerations precedentes sur la structure du temoignage et son rapport au reel. (Cf. « Temoignage et reel » (I)). Nous y avons privilegie la definition du reel par l’impossible ( « ce qui ne cesse pas de ne pas s’ecrire ») - approche logicienne, mais aussi freudienne, comme le rappelle Lacan. (Lacan, 1,68)  

La passe consiste, selon Lacan, en un temoignage sur le « reel en jeu dans la formation meme du psychanalyste » (5, 15). Ce temoignage porte donc sur un point specifique. De ce fait, on pourraitecarter, en arguant qu’il s’agit la d’une analogie indue, tout rapprochement entre un temoignage comme celui de Primo Levi et le temoignage d’une passe. Mais celui-ci porte sur un certain reel, defini par l’impossible. Or, Primo Levi temoigne non seulement de la realite des camps, mais aussi de trois modes d’approche du reel comme impossible. L’experience montre qu’on les retrouve dans certains temoignages de passe : l’impossibilite de se faire entendre et l’inconsistance de l’Autre de l’adresse, qui relevent du matheme S(A barre) ; l’impossibilite d’effacer le trauma, soit le rapport irreductible du sujet au signifiant maitre S1 comme insense (insense signifie ici que l’effet traumatique n’est pas supprime par les sens qu’on donne au S1 en le connectant a des S2, a du savoir inconscient) ; enfin le rapport de separation a l’objet a. C’est pourquoi le temoignage de Primo Levi a pour nous une valeur paradigmatique que n’ont pas toujours, me semble-t-il, d’autres temoignages sur les camps, si interessants soient-ils. Je mentionnerai, aussi comme un temoignage sur les camps ayant une valeur particuliere pour nous, celui de la psychanalyste Anne-Lise Stern, (Stern, 1, 2, 3) avec laquelle je me suis entretenue a la suite de mon expose sur Primo Levi. Ainsi Jean Amery, dans son Essai pour surmonter l’insurmontable, reste-t-il enracine dans l’atrocite corporelle de la torture et dans ce qu’il appelle le ressentiment. Il nous bouleverse mais sa description de l’insupportable ne reussit pas a formaliser le rapport du sujet a l’impossible. Bettelheim, qui a pourtant brillamment tire parti, dans sa pratique avec les enfants autistiques, de ce que lui ont enseigne les camps, prend un ton pedagogique ; ses explications sur « les prisonniers (...) tortures comme pourrait l’etre un enfant sans defense par un pere dominateur et cruel (...) » sont contestables (Bettelheim, 101). Ces temoins sont des superestes, pas des auctores, aux sens plus haut definis (cf. « Temoignage et reel » (I)). Ils n’ont pas reussi cette reduction formelle du temoignage, si saisissante chez Primo Levi, qui, de la contingence desevenements, deduit le reel comme impossible.

La reduction transferentielle.

Le terme de « reduction » souleve un probleme interessant. En 1967, Lacan definit la passe comme le temoignage, par le passant, d’un certain « tournant » de la cure analytique. « (...) la passe est ce point ou d’etre venu a bout de sa psychanalyse, la place que le psychanalyste a tenue dans son parcours, quelqu’un fait ce pas de la prendre. Entendez-bien : pour y operer comme qui l’occupe, alors que de cette operation il ne sait rien, sinon a quoi dans son experience elle a reduit l’occupant. » (Lacan, 6, 25). Une reduction transferentielle est ici en jeu : l’analyste aete reduit, dans la cure, par l’analysant, a quelque chose, et le passant sait ce qu’est cette chose. C’est meme, insiste Lacan, tout ce que l’analysant sait de l’operation analytique. La reduction transferentielle peut etre opposee a la « liquidation » du transfert que Lacan recuse des le Seminaire XI (7, 240) et dans la « Proposition de 1967 » (5, 26). Ce qui s’oppose a l’idee d’une liquidation transferentielle est la presence d’un objet singulier et ineliminable, l’objet a. Dans « Position de l’inconscient » (8, 842) et dans le Seminaire XI, Lacan introduit l’operation de separation qui pivote autour de l’objet a. Cette operation fait obstacle a l’identification a l’analyste a la fin de la cure, d’ou son importance : « (Le desir de l’analyste) isole le a, il le met a la plus grande distance possible du I que lui, l’analyste, est appele par le sujet a incarner. C’est de cette idealisation que l’analyste a a dechoir pour etre le support de l’a separateur (...) ». (Lacan, 7, 245).

Ce tournant de l’analyse consiste donc en une espece de « releve de l’objet », pour reprendre dans un contexte different une expression que Lacan utilisait pour « la Jeune homosexuelle ». L’analysant sait a quel objet aete reduit l’analyste et, se separant de cet objet, il veut tout de meme prendre cette place pour d’autres. Cette operation est differente de celle qui consiste a prelever sur l’analyste un trait qui permettrait a l’analysant de fonctionner a son tour comme analyste (identification a l’analyste). La reduction transferentielle et la separation de l’objet sont correlatives de ce tournant ou se « resout » une psychanalyse. (Lacan, 9, 50).

 

La reduction formelle

Nous pouvons alors distinguer deux sortes de reductions : la reduction formelle, et la reduction transferentielle que nous venons de decrire.

La reduction formelle se produit dans l’analyse lorsque ce qui ne cesse pas de s’ecrire, le symptôme, apparait au sujet comme formulable autrement que par une plainte. Ceci advient a force de repetitions, et aussi grace au transfert dont l’analyste devient le pôle comme objet. D’une part, l’analysant a acces a diverses « enveloppes formelles » de son symptôme, tout au long de la cure ; d’autre part, il fait un effort d’enonciation pour les formuler. Dans le transfert, l’analyste prend la place de l’objet a ( le « referent latent » du sujet-suppose-savoir dans la « Proposition » (Lacan, 5, 20), ou, parfois, apparait comme celui qui recele l’objet a.

Mais cette reduction formelle peut apparaitre a l’analyste sans que le sujet n’en ait rien aperçu. Ainsi d’une jeune femme, Lucia, qui me contait, lors du premier entretien, qu’elle s’effondrait, atteinte de panique mortelle, tous les jours, en fin d’apres-midi. Ceci l’obligeait a faire une pause dans une journee de travail qu’elle evaluait a quatorze heures par jour. L’un de ses symptômes etait de ne pas supporter d’etre inactive ; un autre, se plaignait-elle,etait sa trop grande bonte. Elle voulait tout donner, travaillait gratuitement pour ses proches et ses amis. A 14 ans, elle avait ete atteinte d’une tumeur cancereuse qui s’etait resorbee moyennant un traitement severe, alors qu’elle etait donnee comme perdue. A la suite de sa convalescence, ses parents avaient fait faillite, puis divorce. Son pere, devenu alcoolique,etait mort. Lors de la seconde seance, comme elle me decrivait a nouveau son impression quotidienne d’une mort imminente et sa compulsion a tout donner, je lui demandai si elle avait le sentiment d’etre chargee d’une mission. Elle repondit que non. Je lui demandai encore si elle s’etait sentie « miraculee » a 14 ans. Le terme la fit sourire et elle me confia que sa mere, lors de la maladie de sa fille,etait allee a Lourdes et avait fait l’offrande suivante a Dieu : « Prenez-moi tout, mais laissez-moi ma fille unique. » « Et, effectivement, commenta Lucia, on lui a tout pris apres ma guerison, meme ses meubles. » Elle se rappelait de la visite des huissiers enlevant leurs affaires personnelles. Elle avait interprete la faillite de ses parents comme l‘accomplissement divin de la priere maternelle. On pouvait en inferer que son symptôme prolongeait le voeu maternel. Elle restait prisonniere d’une alienation : soit elle vivait et devait tout donner, soit elle cessait de travailler, et se sentait en danger de mort. Dans ce cas, le sujet montre a l’analyste que l’« enveloppe formelle » de son symptôme est une phrase maternelle, dont l’enjeu est ce qu’il fut comme objet a dans le desir de sa mere. Mais, s’il fait « passer » cette reduction formelle a l’analyste, c’est a son insu, et il n’en aura le retour que moyennant l’interpretation de l’analyste et sa Durcharbeitung dans la cure. Un sujet peut donc faire passer a un autre une reduction formelle qui luiechappe.

Or, la reduction formelle est favorisee par le procede de la passe, avec ses filtres discursifs et temporels successifs. (Le passant reduit son recit pour les passeurs, qui a leur tour condensent le temoignage pour le transmettre au cartel-jury.) La presentation de malade est un autre procede discursif qui produit cette reduction, pour l’analyste qui interroge et le public quiecoute. Le contrôle en est encore un autre. Dans ces divers cas, certes tres differents, la reduction formelle obtenue, telle un precipite discursif, n’est pas toujours saisie par le sujet qui l’enonce et la fait passer a un autre.

Concernant la passe, ce probleme a dejaete aborde dans l’ECF. Une certaine formalisation peut etre deduite par le cartel a partir du procede de la passe, sans que le passant lui-meme en soit conscient. Peut-on alors parle de passe ? C’est discutable. D’un côte, on pourrait repondre « oui », car il y a eu un effet de transmission et le cartel aete enseigne par le passant. (Le critere avaitete avance par J.-A. Miller au debut des annees 90.) Mais a cela, on pourrait objecter que, dans une presentation de malades aussi, cet effet de transmission a lieu. J’avais expose un tel exemple aux journees de l’ECF d’octobre 97 (Morel, 132). La presentation de malades m’avait permis de condenser en une « phrase a trous » (une fonction propositionnelle fregeenne) le symptôme du sujet tel qu’il paraissait, dans son recit, avoir structure sa vie depuis l’enfance. Dans un tel cas, ou l’alienation du sujet est manifeste, qui songerait a parler de passe ? Et pourtant, il y a bien transmission par le sujet, et reduction formelle par celui quiecoute. Mais cela ne suffit visiblement pas a faire une passe. Dans la procedure, nous ne pourrons donc pas nous contenter d’une reduction formelle faite par le cartel a partir des temoignages du passant transmis par les passeurs.

Mais, si cette reduction formelle est effectuee par le passant lui-meme, en connaissance de cause, s’il sait ce qu’il dit, conclurons-nous a la passe ? Laissons ce point en suspens pour l’instant. Retenons seulement que la reduction formelle porte sur le symptôme et qu’elle peut etre sue ou insue du sujet. Cette distinction entre su et insu est elle-meme trop schematique. Considerons le temoignage de Primo Levi. L’ecriture de son temoignage m’a permis d’y mettre enevidence une reduction formelle, avec une triple approche du reel comme impossible. Dans un tel cas, j’aurais tendance a dire que cette reduction formelle est sue par le sujet, car il formule lui-meme ces impossibilites qui ne sont pas necessitees par le devoir de memoire. Rien, en effet, ne l’obligeait a raconter des reves, qu’il dit pires que la realite du camp, pour temoigner de celle-ci. Rien si ce n’est son inconscient, commente par lui-meme. La difference entre le su et l’insu est donc difficile a delimiter.

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 13 - Julio 2001
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