Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
Témoignage et Réel
Partie III: Le prolongement du symptôme (*)
Geneviève Morel

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Le « prolongement » du symptôme est introduit par Lacan à propos de James Joyce et de sa fille Lucia, dans son séminaire Le Sinthome, à la date du 17 février 1976. Il m'a semblé que cette notion pourrait intéresser notre travail sur la transmission de l'expérience analytique. En effet, dans certains récits rapportés devant un cartel de la passe était repérable une immixtion du symptôme de l'analyste dans le déroulement de l'analyse. Ce n'était pas sans influence sur la pratique psychanalytique du passant, et une réflexion sur ce thème pourrait contribuer à éclairer le difficile concept du « désir de l'analyste ».

Rappelons d'abord brièvement les deux théories de la passe et de la fin de l'analyse que nous pouvons extraire de l'enseignement de Lacan.

La passe (1967)

La passe, inventée en 1967, implique la séparation de l'analysant et de l'objet a, qu'incarne l'analyste à la fin de la cure. Il n'y a pas de « liquidation du transfert » dans la mesure où une « réduction transférentielle » permet à l'analysant d'isoler l'objet a. Le désir de l'analyste implique ce que nous avons appelé une « relève de l'objet ». Au moment où l'analyste cesse d'incarner l'objet a auquel l'a réduit l'analysant, celui-ci accepte, en connaissance de cause, de faire fonction d'objet a pour d'autres : il sait que l'opération analytique l'éjectera à son tour de la place de cause du désir de l'analysant. Cette réduction transférentielle et cette séparation sont conçues sans reste. L'objet a, pivot de ces opérations, est déjà un reste réel de la symbolisation effectuée dans la cure. Il n'y a pas, dans cette conceptualisation, de reste du reste : d'où une difficulté à penser le transfert « post-analytique », c'est-à-dire le destin du transfert à la fin de la cure. On a tendance à concevoir la séparation à la fin de l'analyse selon le modèle « oral » qu'en donnait Lacan dans « L'angoisse » (séance du 15 mai 1963) : l'objet a est situé sur l'analyste par le transfert, puis il en est détaché. Enfin, le sujet lui-même s'en sépare. Tel le sein entre l'enfant et la mère, il « chute » entre les deux. Après, il devient une place vide abstraite, une fonction qui sert à opérer au nouvel analyste. Mais, lorsqu'il fonctionnera comme analyste, quelles traces gardera-t-il de son analyse ?

D'autre part, l'objet a a beau être une production de la cure, il est en général décrit comme « appartenant » au seul analysant. C'est la cause de son désir, et l'analyste sert à la révéler. Mais personne ne pense l'objet a du sujet comme marqué par l'analyste. Ce faisant, on continue à adhérer à la thèse freudienne du transfert comme répétition du passé.

En ce qui concerne le transfert post-analytique, impensé dans cette théorie, la difficulté à été résolue dans l'ECF en mettant en continuité le transfert dans la cure et le « transfert de travail ». Donc, l'objet a chute et le transfert, non liquidé mais dissocié de l'objet a du sujet (puisque le sujet s'en est séparé à la fin de la cure) continuerait sous la forme du « transfert de travail ». Nous avons interrogé cette thèse, qui ne figure pas dans Lacan, et a été prolongée récemment par J.A. Miller avec l'hypothèse qu'un « transfert de masse » sur un seul (lui-même) permettait de localiser au mieux tous ces transferts de travail dans une « École Une ».

L'identification au symptôme (1977)

La théorie de l'« identification au symptôme », esquissée rapidement en 1977 par Lacan, nous permet-elle d'avancer quant aux problèmes non résolus par la théorie de la passe de 1967 ?

Contrairement à cette première théorie de la passe, celle de l'identification au symptôme présuppose, à la fin de l'analyse, un reste de jouissance dont l'analysant ne se sépare pas. Lacan affirme dans Le sinthome qu'il n'y a aucune « réduction radicale » du symptôme à attendre d'une cure, à cause de l'Urverdrängung, refoulement originaire jamais annulable (Lacan 1, 9 décembre 75). Il s'agit ici du symptôme comme sinthome, permettant au réel, au symbolique et à l'imaginaire de tenir ensemble, dans la théorie lacanienne du nœud borroméen (Lacan, 2, 17 février 1976). L'identification au symptôme consiste à acquérir un « savoir-y-faire », un « savoir faire avec » ce reste de jouissance, le symptôme transformé par la cure. Lacan rapprochait, nous l'avons vu, ce « savoir-y-faire » avec la façon dont le sujet arrive à se débrouiller avec son partenaire sexuel, son enfant, comme il sait le faire avec son image. Le terme d'identification au symptôme évoque cette référence au narcissisme secondaire (Lacan, 3, 16 novembre 1976).

Cette théorie permet, plus que celle de 1967, d'envisager la fin de l'analyse avec un sujet psychotique. En effet, la séparation de l'objet, élaborée à partir de 1964, exige la métaphore paternelle, et donc le Nom-du-Père et son corollaire de signification phallique (Lacan, 4, 849). L'identification au symptôme est compatible avec la psychose, selon des modalités dont on peut regretter qu'elles n'aient pas été l'objet d'un débat argumenté dans l'École. Les discussions existaient cependant dans les cartels de la passe, car le problème se posait à propos de la nomination éventuelle de sujets psychotiques, d'une façon parfois conflictuelle et aigüe. Mais, elles n'ont pas « passé » à l'extérieur sous une forme transmissible.

Sur la question du transfert post-analytique, Lacan n'a rien dit d'explicite, nous l'avions commenté la dernière fois, sinon réaffirmer son refus d'envisager l'identification à l'analyste comme la fin de la cure. D'autre part, le symptôme dont il s'agit dans l'expression « l'identification au symptôme » est celui de l'analysant. Et si la cure le transforme, il n'est pas question des marques singulières laissées par l'analyste (son désir, son fantasme, ou son symptôme) lors de ces changements. Les lacaniens traitent comme un défaut de l'analyse ces éventuelles traces laissées par l'analyste sur l'analysant. Du coup, ils n'ont pas travaillé sérieusement cette question, bien que Lacan ait donné dans le Séminaire XI une indication précise : « La contribution que chacun apporte au ressort du transfert, n'est-ce pas […] quelque chose où son désir est parfaitement lisible ? » (Lacan, 5, 145). Lacan parlait des théories du transfert élaborées par les analystes, mais cela ne pourrait -il pas aussi s'appliquer à la direction de la cure telle qu'on l'entrevoit notamment à partir d'une passe ? La seule marque de l'analyste qui ait été « autorisée » à l'ECF, est l'identification de l'analysant au symptôme-École, considéré, dans l'idéologie de cette école, comme le sinthome nécessaire de chaque analyste. Nous avons, la dernière fois, à propos d'une AE et du signifiant « radical », montré que cela relevait - dans ce cas du moins - de l'identification à un trait unaire prélevé sur l'analyste. Nous avons aussi soutenu que la réduction formelle (nous désignons ainsi une certaine formalisation du symptôme) n'impliquait pas nécessairement la réduction transférentielle de la passe de 1967. Les difficultés à réaliser quelque chose qui ressemble à la séparation lacanienne étaient sensibles dans la plupart des cas de passe que j'ai entendus (cf. par exemple le cas de John). La crise de l'AMP et les phénomènes de masses qu'elle a entraînés ont ravivé pour nous les questions de l'influence exercée sur l'analysant par l'analyste même après la fin de la cure, et celle de l'impact de l'institution au-delà de l'analyse. Nous avons eu tendance à l'envisager comme un retour dans le réel de la Massenpsychologie freudienne, que les lacaniens pensent parfois, à tort, avoir dépassé grâce au concept d'École.1

Symptôme et transmission

Il est certain que nous n'avons pas dépassé la Massenpsychologie freudienne dans les Écoles réalisées jusqu'à ce jour (celles que j'ai connues du moins). On peut cependant se demander si les concepts d'identification à l'analyste et d'idéal suffisent à rendre compte des phénomènes de transfert post-analytique. Pourquoi ne pas faire le crédit à Lacan qu'il y ait dans sa théorie du sinthome - à partir de laquelle il articule de façon si évasive l' « identification au symptôme » - d'autres éléments qui puissent nous servir à penser la fin de l'analyse et les marques laissées sur le sujet analysé par tel ou tel analyste ?

En effet, l'identification à l'analyste reste un phénomène fondamentalement imaginaire, fût-il articulé au trait unaire et à l'idéal du moi. Balint l'a décrite et Lacan l'a longuement commentée. Elle est du ressort d'une transmission imaginaire de la psychanalyse, ou peut être d'une explication imaginaire d'un phénomène réel.

Nous pourrions en différencier un mode symbolique de la transmission de la psychanalyse, qui opérerait comme la succession du fils au père, par la transmission du phallus et l'acceptation de la castration : une transmission au Nom-du-Père, en prenant ce concept au sens que lui donne Lacan dans sa « Question Préliminaire ». Concrètement, une transmission par adoubement, par reconnaissance, qu'on a vue à l'œuvre dans la nomination des AME, par exemple, ou dans d'autres nominations à des titres ou fonctions institutionnels divers.

La transmission réelle de la psychanalyse a peut être à voir avec le symptôme ou le sinthome. Dans le séminaire du même nom, Lacan donne deux exemples de transmission qui peuvent nous intéresser.

1) John, James et Lucia : carence et prolongement du symptôme

À propos de la famille Joyce, Lacan formule de deux façons différentes une thèse sur la création du sinthome.

Le sinthome de James Joyce vient suppléer à la carence de son père. Celle-ci est articulée comme une démission, une Verwerfung de fait. John Joyce n'a rien appris à son fils, il a tout délégué aux Jésuites et à l'Église catholique (Lacan, 1, 10 février 1976). Le fils a dû soutenir son nom propre avec son oeuvre, car il ne pouvait se soutenir du nom de son père. On peut, comme l'a fait Jacques Aubert, articuler à cela l'importance de ses changements de pseudonymes et la chute de certaines identifications (Aubert, 61 sq.)

Le sinthome est d'autre part la façon singulière qu'a Joyce de traiter par l'écriture un symptôme de départ. Lacan affirme que l'œuvre de Joyce témoigne de ce que l'art (et pas seulement l'interprétation analytique, donc) peut viser ce qui se présente d'abord comme un symptôme, « déjouer » « ce qui s'impose du symptôme » (Lacan, 1, 18 novembre 1975). Il s'agirait, dans le cas de Joyce, du symptôme des paroles imposées que Lacan situe, d'une façon ambiguë, comme normal : nous dépendons tous de paroles qui nous ont été imposées, et il serait sensé de s'en apercevoir. Mais c'est aussi un symptôme pathologique, psychiatrique. Lacan évoque le symptôme « paroles imposées » d'un patient psychotique entendu à sa présentation de malades. James confie, dans Le Portrait de l'artiste en jeune homme que, tout petit, il apprenait par cœur les paroles échangées entre son père et son oncle en se les répétant sans les comprendre. Il espérait avoir ainsi accès au monde réel (Joyce, 1, 591). Au moment de la mort de son père, en 1931, il disait que la voix de celui-ci avait pénétré son corps et qu'il l'entendait lui parler. Il se demandait où était alors son père mort (Ellmann, II, 293). La thèse de Lacan est qu'à partir de ce noyau symptomatique initial des paroles imposées, il a, par l'intermédiaire de l'écriture, décomposé la langue anglaise en la laissant s'imposer à lui. On ne peut pas interpréter son art seulement comme une défense contre la parole imposée, puisqu'on a, au contraire, l'impression d'une parole qui s'impose de plus en plus, au point de dissoudre le langage, comme dans Finnegans Wake. Il s'agit plutôt d'un travail de réflexion, par l'écriture, de la parole imposée, qui accentue celle-ci et la redouble dans un effort qui s'accentue avec le temps. La parole imposée est transmutée en écriture. (Cf. Kaltenbeck). Le sinthome est conçu ici comme la « réparation » d'une faute primordiale due à la carence paternelle, dans le nœud qui représente le sujet selon la théorie borroméenne de Lacan.

En ce qui concerne la transmission entre James et Lucia, sa fille schizophrène, Lacan dit que le symptôme de la fille est dans le prolongement de celui du père, les paroles imposées. James démontre à son tour sa carence paternelle par sa croyance en la « télépathie » de sa fille. Plus exactement, il la croit douée de seconde vue. La croyance est pour Lacan l'indice d'un rapport au symptôme. La croyance de James en la télépathie de sa fille et en ce qu'elle affirme montre que cette télépathie est dans le prolongement de son symptôme : il y croit, il la croit (Lacan, 6, 21 janvier 1975). Joyce défendait ainsi Lucia contre les médecins. Il croyait aussi que « lorsqu'il sortirait de la longue nuit de Finnegans Wake, son Work in Progress, sa fille, elle aussi, sortirait des ténèbres » (Ellmann, II, 330-332). D'ailleurs, il se croyait lui aussi doué de double vue dans ses oeuvres. Il citait volontiers Oscar Wilde : « Mon art n'est pas un miroir offert à la nature. C'est la nature qui reflète mon art. » Il pensait avoir « prévu » dans ses ouvrages des événements de la réalité.

Lacan fait un curieux raisonnement. Pour lui, la télépathie est la suite logique des paroles imposées. Il le déduit de cette présentation de malades où le patient dit avoir d'abord souffert du premier symptôme, puis de l'autre, sous forme de télépathie émettrice. Il semble y voir une progression dans la pathologie du rapport du sujet au message de l'Autre. Cette aggravation a amené ce sujet au suicide. Le rapport du père à la fille, avec le symptôme de la seconde prolongeant celui du premier, ressemble à un jeu identificatoire. C'est ainsi que Jung l'interpréta : l'anima de Joyce « s'est si solidement identifiée à sa fille qu'admettre sa folie eût été admettre pour lui-même une psychose latente », écrit-il après avoir parlé avec le père et la fille (Ellmann, II, 334-5). Joyce croyait que sa fille était novatrice en littérature, à cause de ses néologismes .

De ce qui précède, nous pouvons tirer les idées suivantes :

2) De Freud à Lacan : le sinthome - réponse

Le deuxième exemple est celui d'un autre genre de filiation : celle de Lacan à Freud. Lacan affirme que « son » réel, le réel comme troisième rond dans le nœud borroméen, est une invention, qui d'ailleurs s'est imposée à lui (Lacan, 1, 13 avril 1976).

Le réel est son sinthome, sa réponse symptomatique à Freud. Freud a inventé l'inconscient, qui suppose un savoir parlé, donc interprétable. Mais, se référant à la science, il a tenté de faire de l'énergétique une métaphore qui supporterait l'inconscient, sans cependant pouvoir la fonder. En ce point, Lacan situe un défaut auquel il a dû répondre. Il a donc inventé une réponse à l'élucubration freudienne, en tant qu'elle « répugne à l'énergétique ». À ce défaut, il a voulu suppléer avec « son » réel. Mais il admet que l'inconscient freudien n'implique pas obligatoirement la supposition du réel dont il se sert2. Le réel est donc un sinthome qui répond, non au défaut de l'inconscient, mais à la « carence » freudienne dans sa référence à l'énergétique comme réalité de l'inconscient.

Ne pourrions-nous généraliser cette idée à la relation de l'analysant à l'analyste ou de l'analysant au leader d'un groupe analytique ?

Dans l'analyse, l'analysant crée un nouveau symptôme, un sinthome, à partir d'un noyau symptomatique initial, présent à l'entrée de la cure. Pourquoi ne pas penser que cette invention emprunte à son analyste, et même répond à la carence de celui-ci ? Cela supposerait de ne pas donner à « carence » le sens d'un défaut technique ou d'un contre-transfert mal maîtrisé. Mais plutôt de lier la « carence » de l'analyste à son propre sinthome, avec lequel il opère nécessairement.

Ce qui, du sinthome analytique (nous désignons ainsi le sinthome créé par l'analysant dans la cure), est emprunté à l'analyste n'est pas une identification à un trait unaire de celui-ci, mais ressortit à une autre opération : l'invention d'un sinthome à partir du symptôme du sujet, qui prolonge celui de l'analyste ou y répond par une invention sans être le même. Il y a d'ailleurs une gamme différentielle à envisager entre les prolongements et les inventions, comme nous l'indiquent déjà les deux exemples précédents. Cette hypothèse nous semble justifiée, d'abord par la clinique, mais aussi parce que - comme nous l'avons dit plus haut - le couple réduction transférentielle-séparation est cliniquement insuffisant ; quant à l'identification au symptôme, elle explique pragmatiquement la séparation par un « savoir-y-faire » avec le symptôme, mais elle ne nous dit rien ni de ce que le symptôme final doit à l'analyste ni du transfert post-analytique.

Ainsi, le travail de Marie-Christine Hamon sur Hélène Deutsch montre qu'on ne saurait réduire la transmission à la seule passe, soit au témoignage de l'analysant à la fin de sa cure. Hélène Deutsch témoigne, à travers toute sa production, de son analyse, tant de ce qu'elle y a traité que de ce qu'elle n'y a même pas abordé. Il existe un tissage complexe entre la théorie de Freud et ses propres inventions, entre sa cure et les cas qu'elle présente, entre son symptôme infantile (le mensonge pathologique) et son mode de rédaction des cas des autres. L'exposé de Claire Christien-Prouet à notre séminaire a lui aussi mis l'accent sur le rapport de la production théorique et de l'« analyse » de Sabina Spielerein avec Jung. Les prolongements de l'amour de transfert y étaient particulièrement saisissants. Quelque chose ne s'efface plus, emprunte aux théories jungiennes de l'archétype pour forger les propres concepts de l'auteur. Il ne s'agit pas seulement de traits d'identification, mais de réponses nouvelles analytiques, à un problème, le symptôme initial de l'analysant, lié à la carence paternelle. Ces réponses sont alors inventées à partir d'une « carence » de l'analyste et de son sinthome. Il en résulte la création d'un sinthome du nouvel analyste. On pourrait penser à ce processus pour la transmission entre Freud et sa fille Anna, d'une façon redoublée puisque ici le père et l'analyste ne font qu'un. On pourrait aussi le penser entre Lacan et Miller. Celui-ci signe comme co-auteur de Lacan, presque sous son nom. Cela n'a-t-il pas une influence sur le fait qu'il identifie « sa » lecture de certaines expressions de Lacan et « la vérité » sur le texte ? Finalement, Lacan n'aurait confié à personne sa « doctrine secrète de l'École », mais Miller la connaît et va la dire à tous (elle est d'ailleurs assez simpliste, on se demande pourquoi Lacan en aurait fait un tel mystère !) Le système millérien actuel repose sur des expressions de Lacan qui prennent pour lui et ceux qui le suivent une signification absolue. Ainsi, le « transfert de travail », « l'analyse de son expérience ». Parfois l'identification va jusqu'à l'incarnation littérale (c'est le cas de le dire) : « la livre de chair », c'est lui. Quand Miller veut lancer une doctrine, c'est « le discours de Turin », au lieu du « discours de Rome » Il y a là autre chose qu'une identification : presque une incorporation réelle de l'œuvre, un changement du nom propre - un sinthome.

Dans le cartel de la passe dont j'étais membre, j'ai entendu des passes d'analysants des mêmes analystes, car l'AMP fonctionnait, tout le monde le sait, avec un très petit nombre de didacticiens. À les entendre ainsi, en série, j'ai été frappée par une façon de faire de l'analyste qui n'avait pas tant à voir avec la spécificité du cas de l'analysant qu'à son symptôme, ou sinthome, avec lequel il répondait aux moments difficiles de la cure. Il ne s'agit pas pour moi, ici, de critiquer. Je me demande plutôt si le cartel de la passe ne m'a pas donné la chance d'apercevoir, dans ces séries, quelque chose d'ordinairement inabordé - ce qui justifierait déjà l'existence de la passe, d'un point de vue clinique et épistémologique. Ainsi, d'un analyste qui repère et monte en épingle le rapport de ses analysants hommes à leurs fils et les fixe à un idéal de leur propre paternité, comme à une mission bien pensante de mettre de l'ordre dans la famille, dans l'Univers, et dans l'Institution analytique... Il contribue à élaborer un analyste qui croit au père-modèle, là où Lacan a affirmé que le père n'a pas à être un modèle, mais doit plutôt contribuer à ce que ses enfants édifient un sinthome qui tienne(Lacan, 7, 21 janvier 1975). On entrevoit dans la répétition de l'acte analytique de cet analyste qu'il s'agit de son propre sinthome.

Mais, c'est à partir d'un autre exemple j'essaierai de mettre en évidence cet engendrement d'un nouveau sinthome dans la cure.

 

Jim, l'analyste sans inconscient

Il est rare d'entendre la passe d'un analyste praticien qui ne comporte aucun souvenir précis avant l'âge de 18 ans, et dont les formations de l'inconscient semblent se réduire à la présence sporadique d'une voix. Pourquoi Jim a-t-il voulu faire la passe ? Il n'y a pas été poussé par son analyste, mais a probablement été tenté par sa proximité institutionnelle avec la procédure. Il voulait transmettre quelque chose dont la clinique ne lui parût pas « forcée », comme celle d'autres AE ou passants qu'il avait écoutés. Aussi n'avait-il pas, contrairement à d'autres, préparé sa passe. Peut être souhaitait-il aussi vérifier ses propres théories ? Il affirmait ne pas avoir de fantasme fondamental et être arrivé à la conclusion de l'inconsistance de l'Autre. Dans la suite de ce travail, nous utiliserons les termes de consistance et d'inconsistance dans le sens particulier que leur donnait Jim dans son discours, et non pas comme des concepts référés à la théorie lacanienne.

Sa passe s'était décidée en deux temps. Deux ans avant celle-ci, Jim voulait arrêter l'analyse avec l'accord de son analyste, P. Mais il entendit alors une voix lui dire « pas encore ! ». Il décida de poursuivre la cure pour obéir à cette voix. Deux ans après, il arrêta l'analyse sans aucune nostalgie, mais avec un soulagement comparable à celui qu'il avait éprouvé à la mort de ses parents. Au cas où il ne serait pas nommé AE, il reprendrait la cure avec P. Au moment de s'adresser aux passeurs, il ressentit une sorte de vertige momentané : « et si rien ne venait ? » Ce vertige résonna à la fois avec le début de ses troubles à 18 ans, et avec son entrée dans cette dernière analyse chez P., qui dura 10 ans.

À 18 ans, Jim avait subi un trauma. Sur une scène de théâtre, au moment de prononcer dix vers sur les femmes, rien ne vint. Il mit cette « panne » en série avec un « symptôme » du début de sa dernière tranche : il ne pouvait répéter les relations sexuelles avec une femme une deuxième fois, en peu de temps. Il éprouvait aussi des vertiges et des peurs qui passèrent après sa première séance chez P., grâce à une interprétation. Avant celle-ci, il s'identifiait à sa mère toujours souffrante, réduite selon lui à « un corps de jouissance ». L'interprétation de P. fit passer Jim de l'«impuissance féminine » à une virilité exubérante. Maintenant, il pouvait répéter l'acte sexuel à satiété. Maintenant, il lui était possible de dire à chacun - y compris à son analyste, ses quatre vérités. P., qui voulait probablement le freiner et lui avait asséné un « tout ne peut pas se dire », lui apparut désormais sous un angle surmoïque. Jim se mit à pratiquer le tir en mouvement avec des armes à feu. Il lui semblait avoir ainsi trouvé une position face à l'Autre, à la violence de l'Autre qui auparavant le rendait, selon ses propres termes, lâche.

Les armes relevaient d'une tradition familiale. Le grand-père paternel possédait un revolver de jeu, et son père un calibre 22. Mais son père ne savait pas s'en servir, le sortant en vain pour se faire payer ses créances. Ruiné, il était selon Jim inconsistant et incapable, un faux homme du monde avec d'insoutenables prétentions. Mais le pire, aux yeux de Jim, était sa propre lâcheté. Armé, il tentait de faire face à sa propre peur. Cette virilisation, dans sa dernière analyse, ne fut pas le dernier mot, nous le verrons.

Mais revenons en arrière, lorsqu'à 18 ans il eut une « panne » d'énonciation sur une scène de théâtre. À la même période, la mort d'un oncle, le seul de sa famille qui ait eu quelque consistance à ses yeux, déclencha une série de symptômes hypocondriaques. Il pensait à sa mort, à celle de ses parents. Il maigrit, il souffrait de migraines et de vomissements comme sa mère. Il commença alors sa première analyse. Notons que ses analystes successifs furent à chaque fois des hommes connus, à une exception près. Son entrée en analyse (la première, donc) fut caractérisée par la sensation d'éprouver « le féminin dans [s]on corps », qu'il interpréta comme une identification maternelle. Pendant cette cure, il « s'autorisa » à recevoir ses patients, sans avoir fini ses études, et dans une certaine « illégalité ». Il prétendait d'ailleurs se soutenir de cette dernière position.

Passons sur les analyses qui suivirent celle-ci et précédèrent la dernière avec P. Il fut atteint de troubles hallucinatoires visuels dans un contexte transférentiel ; il constata sa difficulté à rester durablement avec une femme. L'analyse qui semble avoir aggravé sérieusement le tableau fut l'avant-dernière. Il avait choisi un homme très viril. Lors d'une réception, il s'était battu avec lui et l'autre avait jeté ses lunettes à terre. « Vous méritez de vous analyser avec un homme », aurait commenté cet analyste, qui mettait l'accent sur le paraître. Jim acquit là une grande consistance virile. Sa vie s'arrangea : travail, amour, tout lui souriait. Mais cette virilité identificatoire et imaginaire n'empêcha pas « le retour du féminin en lui ». Après une altercation en séance avec cet analyste qui lui avait rétorqué : « ce n'est pas vous qui allez m'apprendre à m'analyser », il sortit dans la rue. Une voiture de police était garée, le capot ouvert. Passant à côté, il regarda dans le coffre, et entendit une voix qui jeta : « curieuse ! » Il fut pétrifié par cette insulte féminisante et hallucinatoire.

Il changea alors d'analyste et vint chez P. J'ai décrit le début de la cure. Jim était de nouveau envahi par les « pannes » et l'« impuissance féminine » était revenue. Une interprétation de P. le soulagea et fit advenir cette virilité armée qui caractérisait sa position, probablement en continuité avec l'identification avec l'analyste viril qui avait précédé P.

Après quelques années se situe un virage décisif qui constitue le moment conclusif de la cure, même s'il n'en est pas la fin d'un point de vue temporel. Ce moment date d'un an avant qu'il entende la voix proférer « pas encore ! », suspendant ainsi sa sortie d'analyse. Lors d'une réunion mondaine, P. bouscula une amie de Jim. Luttant contre ce qu'il appelait sa propre « lâcheté », Jim se présenta chez P. pour arrêter l'analyse. Mais P. s'effondra alors devant lui, lui parlant pendant deux ou trois heures, « la tête basse ». Il lui raconta sa vie, l'échec de sa propre analyse, ses difficultés d'analyste liées à ses fréquents débordements passionnels.

Cette séance fut cruciale. P., cet analyste qui lui apparaissait auparavant surmoïque à cause de ses injonctions rectificatrices (ne pas trop en dire, ne pas trop en faire, etc.) devint soudainement pour lui un Autre divisé, contadictoire et inconsistant. Deux scènes de violence qui dataient de quand il était jeune homme, lui revinrent en mémoire. Dans l'une, il avait été violent avec sa mère, dans l'autre avec son père - à juste titre, disait-il. Du coup, son point de vue sur sa « lâcheté » changea. Il se croyait paralysé par la violence de l'Autre mais, par trois fois, il avait réussi à surmonter sa lâcheté et à répondre. La troisième était la séance avec P. qui changea tout. Les armes devinrent un simple sport de plaisir. Sa pratique analytique se modifia. Il n'avait plus besoin de rentrer dans « le choc phallique » avec les autres, notamment avec ses propres analysants.

Sa conclusion portait sur l'efficacité de sa dernière analyse. P., contrairement à l'analyste bellâtre d'avant, s'était laissé faire ; P. avait accepté de dévoiler son « inconsistance » devant Jim.

Résumons. Jim cherchait un soutien imaginaire à une position virile qui se dérobait. On a l'impression qu'il n'avait rien reçu sur ce plan de son père carent. Le fait que son avant-dernier analyste lui ait donné ce soutien dans la cure provoqua une réaction catastrophique, qui nous montre d'ailleurs les ravages de l'ego-psychology. La virilité de pacotille, cédée imaginairement par le moi fort de l'analyste, la « montre » virilisante, n'ont pas empêché que la féminisation - jusqu'alors confinée à l'hypocondrie - explose et envahisse Jim jusqu'à prendre la forme d'une hallucination verbale.

Que se passe-t-il dans sa dernière analyse? P. n'a pas fait semblant. Visiblement dépassé par ses propres symptômes, qui sont entrés en résonance avec ceux de Jim, il a été contraint de passer aux aveux. Lors de cette séance longue, sa carence et son sinthome ont pris le devant de la scène, ont été les agents de l'acte analytique. On ne peut qu'être réservé face à ce style musclé de « technique active » Mais son effet est intéressant à étudier. Un nouveau sinthome est créé chez l'analysant, qui influe sur sa pratique d'analyste. Peut être pourrions-nous définir ce sinthome comme la légitimité de sa propre inconsistance, qui lui faisait défaut. Son inconsistance de sujet, ce que Lacan appelait le manque-à-être du sujet, non symbolisée, lui apparaissait comme lâcheté ou l'incitait à une violence réactionnelle. En effet, la loi de l'inconsistance du sujet est donnée par son rapport à la castration symbolique. On pourrait dire que la preuve obtenue dans la réalité de l'inconsistance réelle de son analyste a « légalisé » sa propre inconsistance, a donné droit de cité à celle-ci dans sa vie comme dans sa pratique. N'oublions pas « l'illégitimité » initiale de sa pratique et la non-symbolisation de sa position d'homme, qui allaient de pair. Il s'agit d'un sujet dont le rapport à la castration symbolique est inexistant. Du coup, le père et les autres hommes sont ou « inconsistants », ou des « bellâtres », avec lesquels règne la violence et l'affrontement. À partir de la démonstration par P. de son inconsistance réelle, une loi s'inscrit paradoxalement dans le cadre d'un nouveau sinthome créé chez l'analysant. Le nouveau sinthome de Jim noue le symbolique avec l'imaginaire, prévalent jusqu'alors chez lui mais complètement disjoint du symbolique. Remplaçant la loi absente de la castration, il régule les relations avec les autres hommes et surtout avec les analysants.

On ne doit pas exclure cependant un reste inquiétant de l'opération : l'inconsistance, reconnue à partir de cette anecdote à l'analyste à la voix surmoïque (P.), ne fait-elle pas aussi le lit du retour dans le réel d'une voix autoritaire, celle qui profère « pas encore ! », et à laquelle croit P. ?

Cet exemple montre cependant, c'est le point que j'ai voulu aborder ici, que le sinthome produit par Jim à la fin de sa cure n'est pas une simple identification à un trait unaire prélevé sur son analyste, mais une résultante du sinthome de son analyste sur son symptôme initial. Or c'est avec ce nouveau sinthome qu'il opère à son tour comme analyste....

Notes

(*) Texte presenté le 29 juin 2000 au seminaire "Dits et contrefaits : la transmission de la psychanalyse"

1 On lira à ce sujet le compte-rendu de C. Bonningue, intitulé « La doctrine secrète de Lacan sur l'école », d'une intervention de J.A. Miller à l'ECF le 18 mars 2000, selon lequel il convient de différencier de la masse animée par la suggestion ou foule freudienne, la masse orientée par le transfert constituant l'École. Le problème est que les limites entre transfert et suggestion sont souvent floues et qu'un mauvais usage du transfert nous ramène à la suggestion la plus plate et la plus conforme au discours du maître. Les exemples n'en ont pas manqué dans l'AMP.

2 Ceci pourrait soutenir l'idée qu'il existe non pas une mais des psychanalyses (discussion avec Michael Turnheim)

Bibliographie

LACAN J.,

1, Le Séminaire XXIII, Le sinthome (1975-1976), non publié

2, Le Séminaire X, L'angoisse (1962-1963), non publié

3, Le Séminaire XXIV, « L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre » (1976-1977), non publié

4, Ecrits, « Position de l'inconscient » (1964), Seuil, Paris, 1966

5, Le Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, (1963-1964), Seuil, Paris, 1973

6, Le Séminaire XXII, RSI (1974-1975), non publié

AUBERT J., « D'un Joyce à l'autre » in Aubert J., Cheng F., Milner J.-C., Regnault F., Wajcman G., Lacan, l'écrit, l'image, Champs Flammarion, Paris, 2000

MOREL G.,

1, « Témoignage et réel (I )»

2, « Témoignage et réel( II) »

3, « Le transfert de masse : un nouveau concept pour la psychanalyse ? », idem

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1. Oeuvres I, édition établie par J. Aubert, La Pléiade, NRF, Gallimard, 1982

2. Oeuvres II, édition établie par J. Aubert, La Pléiade, NRF, Gallimard, 1995

KALTENBECK F., « Promenades avec Ulysse - huit leçons sur l'art de James Joyce », in L'atelier n°3, Hors-série des Carnets de Lille, mars 1999, Lille, p. 7-62

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1, Joyce, 1, Tel, Gallimard, Paris, 1987

2, Joyce, 2, Tel, Gallimard, Paris, 1987

HAMON M.-C., « Préface » in Hélène Deutsch, Les Introuvables - Cas cliniques et autoanalyse, 1918-1930, Paris, Seuil, 2000

CHRISTIEN-PROUET Claire, « Sabrina Spielrein », l'échec d'une transmission », publié sur la liste « dire » (http://www.egroups.com/group/dire)

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