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Primo Levi a passé un an dans le camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz, où il avait été incarcéré en février 1944 en tant que juif italien. 40 ans après Auschwitz, il écrivit qu'après être passés par des expériences éprouvantes, les individus se partageaient en deux catégories : ceux qui se taisent et ceux qui parlent (Levi, 3, 146). Il appartenait sans nul doute à la deuxième. Une dépression intense le conduisit à mettre fin à ses jours à Turin, en 1987. Il considérait alors que ce dont il avait fait depuis Auschwitz le but de sa vie avait abouti à un échec. Il s'agissait de " porter témoignage, de faire entendre (s)a voix au peuple allemand, de "répondre" au Kapo qui s'(était) essuyé la main sur (s)on épaule, au docteur Pannwitz, à ceux qui pendirent "le Dernier" (ce sont des personnages de Si c'est un homme, son premier ouvrage, de 1946 ), et à leurs héritiers. " (Levi, 3, 171). Si nous voulons saisir les causes de son suicide, nous devons considérer avec la plus grande attention les raisons dont Primo Levi étaye son constat d'échec. Nous ne pouvons cependant être d'accord avec lui sur ce dernier point. Celui que le philosophe italien Giorgio Agamben a qualifié de " témoin par excellence " est l'auteur d'une oeuvre internationalement connue, orientée par son expérience du Lager. Primo Levi commença à écrire son premier témoignage, le futur Si c'est un homme, au péril de sa vie, à Auschwitz même, dans le laboratoire d'IG-Farben où il avait été affecté comme chimiste : " ... j'écris ce que je ne pourrais dire à personne. " (Levi, 1, 151). Un témoignage réussi doit, selon nous, transmettre le rapport au réel de celui qui l'énonce. Même s'il les prend en compte, le réel ne se confond ni avec les faits, ni avec la réalité. Pour une approche sérieuse des faits, nous nous référons à des travaux fondateurs et incontournables comme La destruction des juifs d'Europe de Raul Hilberg. Quant à la réalité, la psychanalyse nous a appris que le réel y est tissé avec les fantasmes du sujet, et habillé d'imaginaire. Pour transmettre des bribes du réel, l'auteur d'un témoignage réussi doit non seulement se déprendre d'une pseudo-objectivité confinant à une fausse neutralité1 , mais aussi vaincre l'obstacle du fantasme.
De la contingence à l'impossible
De la contingence à l'impossible Les psychanalystes ont approché le réel avec les notions de trauma et de réalité psychique. Lacan a accompli un pas décisif à la suite de Freud en associant au concept du réel une catégorie de la logique modale, l'impossible. (Lacan, 1, 68). Celui-ci ne s'atteint que par une démonstration qui suit pas à pas l'énonciation du sujet et déchiffre ses énoncés, conformément à la méthode psychanalytique de l'association libre basée sur les dires de l'analysant. Contrairement à la démonstration scientifique qui vise à établir une loi universelle à partir d'expériences immuablement répétables et vérifiables, la démonstration psychanalytique du réel s'enracine dans la contingence2 des événements qui font la trame de la vie du sujet. Des effets sur eux de cette contingence, certains arrivent, par un effort rigoureux et un travail acharné sur la langue, à extraire ce qui fut pour eux un impossible à supporter. Ils le mettent en forme de discours pour le transmettre à d'autres. Ils attestent ainsi d'un réel marqué de leur singularité ; ils sont devenus des témoins pour leurs contemporains. Notre lecture de Primo Levi nous a amené à distinguer dans son témoignage trois modes d'approche du réel comme impossible : premièrement, l'impossibilité de se faire entendre ; deuxièmement, l'impossibilité d'effacer la voix du Lager ; troisièmement, l'impossibilité de se séparer de l'objet perdu.
L'impossibilité de se faire entendre
Dans une des premières scènes de Si c'est un homme, les Häftlinge (détenus), auxquels on vient de donner l'ordre de se déshabiller, se tournent vers " l'Allemand ". Leur " interprète " - un des leurs - l'interroge. Et, " l'Allemand, qui fumait toujours, le traversa du regard comme s'il était transparent, comme si personne n'avait parlé. " (Levi, 1, 22). Pour caractériser " la démolition d'un homme ", Primo Levi met en série le fait d'avoir été privé de vêtements, de chaussures, de cheveux et de nom, avec le fait de n'être ni écouté, ni compris : " si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. " (Levi, 1, 26). Ceci vaut aussi pour les détenus entre eux : " Ici, il n'y a pas de pourquoi ", explique un ancien à un nouveau (Anissimov, 214) ; les nouveaux doivent apprendre " qu'au Lager on ne pose pas de questions ". (Levi, 1, 164). Est-ce cette expérience de la non-réponse de l'Autre, dès l'arrivée au Lager, qui passe dans les rêves des Häftlinge ? Parmi les rêves récurrents de Primo Levi au Lager, revient " la scène toujours répétée du récit fait et jamais écouté " (Levi, 1, 64-5, 74). Dans la version de Si c'est un homme, le rêveur éprouve la dureté de sa couche qui lui évoque une voie de chemin de fer. La locomotive du train qu'il a déchargé le jour même à la Buna (l'usine de caoutchouc d' IG-Farben) menace de l'écraser et il tente de se réveiller. Il entend alors, à travers son sommeil, le coup de sifflet sur trois notes du chantier de nuit. Mais en fait, son rêve continue. Il est rentré chez lui et il se met à parler à ses proches de ce sifflet caractéristique, symbole du travail du camp :
" Voici ma soeur, quelques amis que je ne distingue pas très bien et beaucoup d'autres personnes. Ils sont tous là à écouter le récit que je leur fais : le sifflement sur trois notes, le lit dur, mon voisin que j'aimerais bien pousser mais que j'ai peur de réveiller parce qu'il est plus fort que moi, ( ... ). C'est une jouissance intense, physique, inexprimable que d'être chez moi, entouré de personnes amies, et d'avoir tant de choses à raconter : mais c'est peine perdue, je m'aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement indifférents : ils parlent confusément d'autre chose entre eux, comme si je n'étais pas là. Ma soeur me regarde, se lève et s'en va sans un mot. Alors une désolation totale m'envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance... ". (Levi, 1, 64). Et le rêveur se réveille, empli d'une angoisse qui subsiste après l'éveil.
Nous ne nous en tiendrons pas à l'interprétation freudienne du rêve comme accomplissement d'un Wunsch : quelle que soit la " douleur à l'état pur " qu'il comporte, le rêve réalise en effet le désir d'être rentré chez soi et de parler, de témoigner. Nous noterons aussi la mise en continuité du camp et de la maison natale par l'évocation du camp dans le récit fait à la maison, alors que le rêveur vit réellement ce qui fait l'objet du récit (le coup de sifflet). Nous retrouverons dans d'autres passages de l'oeuvre de Primo Levi cet entrecroisement des deux scènes du camp et de la maison, toujours bien distinguées mais souvent tragiquement contiguës. Cette fois, l'occasion déclenchante du rêve pourrait bien avoir été le coup de sifflet, qui est perçu par le rêveur, mais n'arrive pas à le réveiller. Le coup de sifflet est anticipé dans la première partie du rêve : il s'incarne dans l'approche menaçante d'un train. Puis il est identifié, et finalement intégré au récit rêvé dans la deuxième partie. Il y a peu de déplacements dans ce rêve : la dure réalité du camp est énoncée sans déformation dans le récit aux proches, comme si l'inconscient, impuissant à métaphoriser le réel, ne pouvait qu'interposer le filtre d'un rêve - un cauchemar - entre la perception insupportable et le réveil angoissé, prolongeant ainsi de quelques instants le sommeil troublé du rêveur.
Mais ce qui fait de ce rêve un cauchemar n'est pas l'insupportable du camp - et c'est là la surprise du rêve. Le pire est, pour le personnage du rêve, puis pour le rêveur, de n'être ni écouté ni cru par ses proches. Il peut paraître disproportionné, vu le contexte du rêve, de situer le réel comme impossible à cette place, où réside ce qui réveille le sujet. Mais c'est ce que fait Primo Levi en comparant l'effet produit par l'indifférence des autres à la désolation du petit enfant laissé en plan par son entourage. Et il précise bien que cette " douleur à l'état pur " n'est tempérée par rien, et qu'il préfère avoir alors en face " la garantie qu' \il] \est] bien réveillé " - donc en fait l'horreur du camp.
On ne serait pas quitte avec cet impossible en l'imputant à une quelconque " incommunicabilité ", terme que Primo Levi rejette comme impropre (Levi, 3, 87). Il y avait certes de multiples difficultés linguistiques au Lager3. Mais il ne s'agit pas, dans le rêve du récit fait et jamais écouté, d'une difficulté linguistique : le rêveur y parle sa langue maternelle à ses proches. Il ne s'agit pas non plus d'une " incommunicabilité " liée à un supposé " indicible " de l'horreur du camp que l'oeuvre de Primo Levi réfuterait assez en elle-même. Primo Levi transmet dans le rêve un récit clair, détaillé et audible. Le point qui cause l'angoisse est ailleurs : " Dans sa forme la plus typique (et la plus cruelle), l'interlocuteur se détournait et partait sans dire un mot. " (Levi, 3, 12). Appelons cet interlocuteur l'Autre de l'adresse. Il est à la fois l'autre le plus proche (la soeur, une femme italienne bienveillante dans une autre version (Levi, 1, 46), et le plus étranger par son refus d'entendre et son indifférence. L'Autre de l'adresse est affecté d'un défaut interne4 : tantôt il n'arrive pas à croire à ce qu'il entend, tantôt il n'écoute même pas. Il ne s'agit pas de l'opposition entre bonne et mauvaise foi de l'Autre, que Levi juge relever d'un optimisme trop confiant (Levi, 3, 26), mais de la rencontre par le sujet d'un impossible radical. Le destinataire du discours est inconsistant. Rien ne garantit qu'il ne rejettera pas ce qui lui est dit, cela fût-il prouvé par une inscription dans la chair, comme le numéro tatoué du Häftling. (Levi, 1, 46).
Primo Levi a rencontré à de multiples reprises ce manque de l'Autre. D'abord, les nazis avaient averti cyniquement les prisonniers qu'on ne les croirait pas, tellement ce que les survivants auraient à dire paraîtrait invraisemblable. (Levi, 3, 11). Ensuite, dans le camp lui-même, on évitait les sujets liés aux sélections et à la chambre à gaz, ou on en parlait par euphémisme : la plupart tentait ainsi de se protéger de l'inévitable par une certaine incroyance. (Levi, 1, 55). Puis, lors d'un épisode de son voyage en Pologne à la libération, il rapporte comment un avocat, le premier représentant du monde civilisé qu'il rencontre, traduit ce qui fut son premier témoignage public en censurant le fait qu'il soit juif. Il voit le public s'éclaircir peu à peu, les gens partir et il se rappelle alors de son rêve cruel d'Auschwitz. (Levi, 2, 61). Enfin, dans les années d'après guerre et surtout dans les années 80, il a rencontré le négationnisme et le révisionnisme.
Primo Levi a répondu à ce défaut de l'Autre par son insistance à témoigner. On peut penser qu'il a pris ce défaut au sérieux au point de viser l'Autre de l'adresse en ce point précis. Ainsi, Si c'est un homme fut d'abord adressé aux Italiens, " à ceux qui ne savaient pas ", " à ceux qui ne voulaient pas savoir ". Mais le livre trouva son véritable destinataire en 1959 : les Allemands, les " spectateurs indifférents ", " ceux qui avaient cru, qui, ne croyant pas, s'étaient tus ", ceux dont la véritable faute avait été de ne pas avoir le courage de parler de ce qu'ils savaient. (Levi, 3, 165, 178). À ce moment-là, on voit que Primo Levi a donné à ce défaut de l'Autre de l'adresse la signification d'une faute de l'Autre. Mais, vers la fin de sa vie - c'est sensible lors d'une interview de 1983 (Levi, 4, 36-7, 42) - il a cédé au découragement : il était las qu'on lui pose toujours les mêmes questions, il s'est heurté au refus d'entendre de la génération d'après, de ses propres enfants. L'impression que " (son) langage (était) devenu insuffisant, qu' (il) parlait une langue différente ", a contribué à son désespoir des dernières années : il lui a été néfaste de transformer en sentiment de culpabilité ce défaut de l'Autre. A partir de son expérience du Lager, Primo Levi a su discerner et présenter un point caractéristique, d'habitude plus voilé, de l'Autre de l'adresse. Le fait que ce type de rêve, du récit fait et jamais écouté, ait été répandu parmi les Häftlinge, voire universel, nous confirme la validité de sa démonstration. (Levi, 1, 65).
La voix du Lager, impossible à effacer
"Arbeit machet frei. "5 " Aujourd'hui encore, son souvenir me poursuit en rêve. " (Levi, 1, 21). En 1920, Freud a introduit la pulsion de mort. (Freud, 1, 51-7). Il cherchait ainsi à rendre compte de certains phénomènes cliniques qui n'obéissaient pas au principe de plaisir, qui est un principe d'homéostase. Telle la névrose traumatique de l'accidenté ou du soldat, dans laquelle le trauma se répète dans les rêves, objectant à la théorie du rêve comme accomplissement de désir. Dans ses souvenirs et dans ses rêves, Primo Levi est hanté par " la voix du Lager ". (Levi, 1, 53). Ainsi des marches et chansons populaires allemandes jouées en fanfare au moment où les Häftlinge partent au travail, au pas cadencé - sinistre cérémonial6. A cette " voix du Lager ", Primo Levi le laïque opposait prohylactiquement " la voix de Dieu ", soit les paroles de la Divine Comédie, de l'Enfer, grâce auxquelles il tentait d'enseigner à la hâte (" demain lui ou moi nous pouvons être morts ") l'italien au " Pikolo ", un co-détenu. Dante prenait alors une nouvelle signification : "... De la terre des pleurs un grand vent s'éleva... " Levi, 1, 121-3).
La Trêve, paru en 1963, relate les tribulations en Europe centrale et en Russie des survivants d'Auschwitz, avant leur rapatriement. Le livre est parcouru d'un souffle libératoire et reflète l'émerveillement de qui redécouvre la vie. Mais il s'ouvre par un poème, " La Trêve " écrit début 1946, qui reprend le récit d'un rêve d'épouvante répétitif, qui clôt le livre. Il s'agit d'un rêve à l'intérieur d'un autre rêve. Le rêve - cadre se déroule dans la maison de Turin, dans une ambiance paisible, mais le rêveur, angoissé, sent une menace obscure. Puis, ce cadre se défait, tout s'écroule, c'est le chaos :
" Je suis au centre d'un néant grisâtre et trouble. " L'angoisse s'accompagne d'une terrible certitude : " Je suis à nouveau dans le Camp, rien n'était vrai que le Camp. Le reste, la famille, la nature en fleur, le foyer n'était qu'une brève vacance, une illusion des sens, un rêve. Le rêve intérieur, rêve de paix est fini, et dans le rêve extérieur qui se poursuit et me glace, j'entends résonner une voix que je connais bien. Elle ne prononce qu'un mot, un seul, sans rien d'autoritaire, un mot bref et bas ; l'ordre qui accompagnait l'aube à Auschwitz, un mot étranger, attendu et redouté : debout, "Wstawac". " (Levi, 2, 245-6).
Ces deux rêves emboîtés constituent une nouvelle mise en continuité de la scène du camp et de celle de la maison natale. Mais les deux scènes sont inversées par rapport au rêve du " récit fait et jamais écouté " : le rêveur est maintenant à la maison. Mais, dans ce rêve cadre, fait irruption un second rêve face auquel le rêveur éprouve la certitude du réel. Il est toujours au camp et à nouveau entend la voix qui les réveillait en polonais. Ce réveil était " la pire des souffrances " : dans le langage du camp, " jamais " se dit " demain matin ". (Levi, 1, 46, 643). Le réveil, c'est la mort.
Freud a souligné la proximité au réel du rêve dans le rêve. (Freud, 2, 291) et Lacan a insisté sur le cadrage de l'angoisse par le fantasme (Lacan, 3, 19-XII-63). Dans ce cauchemar, nous voyons se défaire le cadre - fantasme de la réalité tempérée de la maison. L'objet de l'angoisse - la voix du Lager - apparaît là où on ne l'attendait pas et s'avère le réel auquel le sujet se trouve confronté sans médiation. C'est - à prendre littéralement - le retour du camp. Le sujet s'est défendu contre le réel par le témoignage. Primo Levi a insisté sur la nécessité de témoigner pour éviter que l'horreur des camps n'advienne de nouveau. Le " devoir de témoigner " était pour lui un " devoir moral ", un " devoir de mémoire ". (Anissimov, 707-8). Mais le témoignage n'avait pas pour lui seulement cette dimension éthique et politique. Il avait aussi celle d'un symptôme, si nous définissons celui-ci à la fois comme " le signe de ce qui ne va pas dans le réel " (Lacan, 4, 96), et comme l'armature qui permet à un sujet de vivre et dont il ne se débarrasse pas sans dommage. Le témoignage borde le réel, il recrée le cadre qui s'effrite. Ainsi, écrire Si c'est un homme au présent montre qu'Auschwitz est toujours là pour l'auteur, mais contenu par l'écriture. (Anissimov, 507). Ou bien cette interview, peu avant sa mort où il dit qu' " il a écrit parce qu'il éprouvait le besoin impérieux de raconter, de mettre de l'ordre dans un "monde chaotique" ". (Anissimov, 732). Or le " chaos " était ce qui apparaissait dans le rêve du " Wstawac " avant le retour du camp comme réel.
Le poème, " La Trêve " a été écrit en janvier 46. (Levi, 2, 11) :
" Nous rêvions dans les nuits sauvages
des rêves denses et violents
que nous rêvions corps et âme :
rentrer, manger, raconter
jusqu'à ce que résonnât, bref et bas,
l'ordre qui accompagnait l'aube :
"Wstawac" ;
et notre coeur en nous se brisait.Maintenant nous avons retrouvé notre foyer,
notre ventre est rassasié,
nous avons fini notre récit.C'est l'heure. Bientôt nous entendrons de nouveau, l'ordre étranger :
"Wstawac". "
Le poème condense le rêve du récit que nous avons commenté précédemment, et la réalisation du récit dans la deuxième partie. Le " wstawac " revient inexorablement : présent au camp, il est toujours là malgré le retour au foyer. La première strophe montre la naissance du symptôme au Lager : pour échapper au " wstawac ", survivre, raconter, témoigner. " Le besoin de raconter aux autres avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d'une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires. C'est pour répondre à un tel besoin que j'ai écrit mon livre ; c'est avant tout en vue d'une libération intérieure. " (Levi, 1, 8). Après, ce " besoin de raconter " s'est formalisé en " intention de "laisser un témoignage" " (Camon, 50-51), et en définition d'un style : " le langage sobre et posé du témoin plutôt que ( le) pathétique de la victime ou (...) la véhémence du vengeur. " (Levi, 1, 191). Nous l'avons vu, Primo Levi commença à écrire dès le Lager, au laboratoire de la Buna, et son premier témoignage public fut sa harangue, en Pologne, face à un avocat. Faisant allusion à la disparition de son ami Alberto, il dit en guise d'épitaphe : " Quelqu'un écrira peut-être un jour leur histoire. " (Levi, 1, 167). Lacan a défini le symptôme par la modalité du nécessaire, " ce qui ne cesse pas de s'écrire ". " Il faut donc absolument parler, parler toujours ", disait Primo Levi (Anissimov, 527), pour qui l'écriture était comme " l'équivalent du récit qu'on fait oralement ". (Camon, 50). Primo Levi s'est confronté aux exigences qui font du symptôme pas seulement un soutien, mais aussi une source de difficultés et de souffrance. Ainsi se soumettait-il à une stricte discipline : " le devoir d'être clair " (Anissimov, 587). Il réfléchissait ainsi aux difficultés inhérentes au témoignage : la falsification de la mémoire à cause du traumatisme, du refoulement et de l'oubli (Levi, 3, 23 sq) ; la stéréotypie due à la répétition du même récit ; la construction d'une vérité qui arrange - surtout, il est vrai de la part des exécuteurs , mais aussi la " dérive de la mémoire " du côté des survivants ; l'altération du souvenir par la réflexion (Anissimov, 698). " ... le témoignage , écrit Agamben, apparaît seulement où est apparue une impossibilité de dire... " (Agamben, 202). Primo Levi éprouvait le manque de mots pour dire le réel, l'absence d' " un langage d'une âpreté nouvelle ; celui qui nous manque pour expliquer ce que c'est que peiner tout le jour dans le vent... " (Levi, 1, 26, 132). Tout ceci, condensé dans la première strophe du poème, constitue le travail du sujet dans le symptôme pour faire obstacle au retour dans le réel du " wstawac ".
La seconde strophe montre l'accomplissement du rêve figurant dans la première partie du poème. Le sujet est rentré chez lui, il est rassasié de nourriture. Le vers important nous semble : " nous avons fini notre récit. " Il marque la fin de la tâche symptomatique. Pour se défendre du réel, le sujet ne devait pas cesser de témoigner. La fin du récit précède le retour du " wstawac ", le réveil mortel. Ce poème,écrit peu après le retour du camp, annonce la catastrophe subjective de celui que ne soutient plus le symptôme inventé pour cadrer la voix traumatique du Lager. Entre ses livres, Primo Levi traversait des moments dépressifs : " La vérité est que je vis une vie névrotique, avec des vides accablants entre les livres, comme aujourd'hui après les Naufragés et les rescapés ", disait-il en 1987, peu avant sa mort. (Anissimov, 580, 723). Il éprouvait alors le sentiment " d'avoir épuisé (sa ) réserve de choses à dire, d'histoires à raconter ", l' " impression de perdre la mémoire " et de devoir " relire ses propres lignes pour se remémorer ce qu'il (avait ) écrit. " (Anissimov, 709, 723, 725). A ce moment-là, le témoignage comme symptôme ne fonctionnait plus ; et, arrivé à ce point de fragilité, nous verrons que le rapport du sujet à l'objet perdu a été décisif pour son suicide.
L'impossible séparation d'avec l'objet perdu
Qu'il faille se séparer d'un objet perdu n'est paradoxal qu'en apparence. Si l'objet vous était cher, mais aussi si vous lui étiez cher, vous devez faire un douloureux travail de deuil. Le sujet doit parcourir en pensée tous les détails des liens au disparu, défaire fil à fil le tissu des relations passées. Le deuil se conclut par l'identification à certains traits du disparu ; le sujet peut alors réinvestir d'autres objets substitutifs. Il arrive cependant que le deuil s'infinitise, et on parle de mélancolie. La séparation s'avère impossible parce que le sujet s'est incorporé l'objet perdu, puis s'est identifié narcissiquement avec lui. S'en séparer équivaudrait à se tuer soi-même, et le danger suicidaire est particulièrement élevé. Freud a montré en 1915 que les auto-reproches du sujet mélancolique sont en fait adressés à l'objet perdu, auquel l'attachait une relation ambivalente. (Freud, 3, 154).
Notre hypothèse est que Primo Levi, malgré le soutien du travail de témoignage auquel il s'est adonné pendant 40 ans, et dont nous avons montré la valeur symptomatique a subi une évolution mélancolique. L'objet perdu en cause est le " musulman " (nom donné au Lager à celui qui est sur le point de mourir d'épuisement).
La façon de témoigner de Primo Levi, notamment dans Si c'est un homme ou dans La Trêve, peut être interprétée comme un travail de deuil. Les personnages décrits sont en général des morts. (Il n'aimait pas parler des vivants, car il craignait de les blesser (Levi, 4, 24). Souvent, exception faite d'Alberto et de Lorenzo, ce ne sont pas des personnes dont il était particulièrement proche. Kraus, " 018 ", " le dernier ", Steinlauf, Hubinek, Pikolo, Ziegler, René, Sattler, etc. sont des passants, des absents qu'il sauve d'un oubli définitif en faisant leur portrait. C'est le " devoir de mémoire " (Levi, 1, 93). " Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte... " (Levi, 1, 130). Ce sont les " non-hommes ", dont " 018 " est l'exemple générique. " Non-homme " désigne le " musulman ", mot du Lagerjargon, forgé par les Häftlinge eux-même. Les " non-hommes " sont décrits d'abord par des attributs négatifs : Ils n'ont pas de nom, mais un numéro ; ils sont indistinguables, sans cesse renouvelés dans une masse anonyme ; ils sont seuls, sans parole, sans visage, avec des " yeux qui ne reflètent nulle trace de pensée ". " Ils ne valent même pas la peine qu'on leur adresse la parole ", en eux, " l'étincelle divine s'est éteinte " (Levi, 1, 94-7).
Primo Levi souligne deux choses importantes. Il donne une définition du " non-homme " : " Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l'expérience de qui a vécu des jours où l'homme a été un objet aux yeux de l'homme " (Levi, 1, 185). Le non-homme est donc celui qui a été réduit à n'être qu'un objet non particularisé pour l'autre. On comprend alors le mensonge de Primo Levi à un co-détenu Kraus, dont il sait qu'il va mourir au Lager. Il lui raconte - ce qui est faux - qu'il a rêvé qu'il le recevait chez lui à Turin, en homme libre. Il précise en même temps que Kraus n'a jamais été rien pour lui sinon un court moment. En fait, il lui applique la thérapeutique convenable, vu sa définition du non-homme : lui signifier qu'il a pour lui une place particularisée par un désir (Levi, 1, 143-4).
La deuxième caractéristique du non-homme est d'être destiné à disparaître " sans laisser de traces dans la mémoire de personne. " (Levi, 1, 95). Et pourtant, souligne Primo Levi, " ils peuplent ma mémoire de leur présence sans visage. " (Levi, 1, 97). À prendre à la lettre. " Innombrables ", " confondus en une même substance " (Levi, 1, 67), ils peuplent la mémoire du témoin sans pourtant y laisser de traces. Il est dévolu à celui qui a " l'intime conviction " qu'il faut conserver leur souvenir de construire ces traces, en particularisant un à un ces hommes, en les arrachant à l'anonymat, comme le faux-rêve de Primo Levi le réalisait au camp pour Kraus. Mais cette tâche est infinie, car il est impossible de faire pour ces innombrables " non-hommes ", ce que fait un sujet lorsqu'il est en deuil d'une personne proche, pour laquelle il dispose déjà de traces précises. Ici, il s'agit d'arracher des " fragments indistincts " au " néant grisâtre " du camp.
L'évolution mélancolique conduit alors le sujet, non à la séparation d'un objet préalablement délimité, mais au contraire à une identification à l'objet perdu, ici infinitisé, et à une culpabilité croissante devant l'impossibilité de la tâche. Cette évolution est sensible entre Si c'est un homme et, 40 ans après, les Naufragés et les rescapés, dont la thématique reprend le chapitre " les élus et les damnés " du premier Livre. Dans Si c'est un homme (p. 26), les " musulmans " sont en miroir avec le sujet, mais il ne se confond pas avec eux. Ils lui " donnent l'impression d'un grand vide intérieur " (p. 44-5), mais après, c'est lui-même qui ressent " un vide douloureux " de ne pas comprendre les Allemands (Levi, 3, 171) ou qui éprouve " des vides accablants entre les livres ". Dans Si c'est un homme (p. 96), il fait - certes implicitement - des reproches à ces " musulmans " qui " ont suivi la pente jusqu'au bout " et considéré que " Le plus simple é\tait] de succomber ". Ainsi, " 018 ", parce qu'il est trop fatigué pour même le prévenir qu'il va tout lâcher, lui fait tomber une poutre sur le pied, qui pourrait l'envoyer, blessé, à la chambre à gaz (Levi, 1, 47). En plusieurs passages, il tente de se distinguer du musulman et de maintenir son " humanité " dans ses relations avec d'autres comme Alberto ou Lorenzo. Il essaie de rester " malheureux à la manière des hommes libres ", en parlant, en enseignant Dante, en se confrontant " à la douleur de se souvenir ", à " la souffrance déchirante de se sentir homme " (Levi, 1,151). Alors que Si c'est un homme était animé par le désir de témoigner, on voit apparaître dans Les naufragés et les rescapés, le thème de la faute et l'auto-accusation. Les survivants - donc lui - ne sont pas " les vrais témoins ", ce sont les musulmans, les engloutis qui sont ou auraient été " les témoins intégraux " (Levi, 3, 82). Comme le dit Freud (3, 156) " l'ombre de l'objet tomb \e] sur le moi " : l'objet du témoignage est devenu le " vrai " témoin, il a pris la place du sujet. Celui-ci, de plus, s'inquiète de ce que son témoignage ait pu lui valoir de survivre sans soucis. La valeur de vérité du témoignage est alors atteinte. Enfin Primo Levi est assailli par l'idée que d'avoir survécu serait dû à une faute morale : " d'avoir failli à son devoir vu sous l'angle de la solidarité humaine ". (Levi, 3, 77). Ainsi de ne pas avoir partagé avec tous quelques gouttes d'eau dérobées dans une cave, " faute " à laquelle aucune allusion ne figure dans Si c'est un homme : n'est-ce pas significatif d'une montée excessive de la culpabilité ? Un passage le montre particulièrement tourmenté, se faisant un examen de conscience implacable où l'on reconnaît la férocité du Surmoi (Levi, 3, 80) : " Tu as honte parce que tu es vivant à la place d'un autre ? \...] tu t'examines, passes tes souvenirs en revue, espérant les retrouver tous, et qu'aucun d'eux ne soit masqué ou déguisé ; \...], tu n'as pris la place de personne, tu n'as pas frappé (mais en aurais-tu eu la force ?) \...] Ce n'est qu'une supposition, moins : l'ombre d'un soupçon : que chacun est le Caïn de son frère, \...] ; elle s'est nichée profondément en toi, comme un ver, on ne la voit pas de l'extérieur, mais elle ronge et crie. " Un poème de 1984, " Le survivant ", montre la lutte du sujet contre l'objet envahissant et le retour du camp (Levi, 5, 88) :
" Arrière, hors d'ici, peuple de l'ombre,
Allez-vous-en. Je n'ai supplanté personne,
Je n'ai usurpé le pain de personne,
Nul n'est mort à ma place. Personne.Retournez à votre brouillard. \...] "
Mais cette lutte a échoué. Dans la première partie du poème, Primo Levi évoquait le camp :
" Il revoit le visage de ses compagnons,
Livide au point du jour, \ ... ]
Couleur de mort dans les sommeils inquiets ; (...) "La veille de sa mort, Primo Levi a téléphoné au grand Rabbin de Rome. Chaque fois qu'il regardait le visage de sa mère âgée et malade, il se souvenait de celui des hommes gisants seuls sur les châlits d'Auschwitz, lui a-t-il confié. (Annissimov, 735). Le lendemain, il se jeta du haut de l'escalier de sa maison natale, où il vivait avec sa femme et sa mère.
Témoignage et réel
Dans son étude sur le témoignage, Ce qui reste d'Auschwitz, Giorgio Agamben évoque les termes latins qui signifient le témoin (Agamben, 197-9). Testis est le témoin comme tiers dans un litige entre deux parties ; Superestes est celui qui a vécu une expérience jusqu'au bout et peut la rapporter à d'autres ; Auctor est le témoin en tant que son témoignage se réfère à une chose (res : fait, être ou parole) préalable dont la réalité doit être confirmée ou garantie. Dans cette troisième acception (auctor), le témoignage implique donc une dualité qui fait valoir son insuffisance structurale, soit l'existence d'une lacune interne (Agamben, 40). Dans le cas de Primo Levi, à la place de cette lacune, il y a celui qui ne peut témoigner : celui qui sait et ne peut dire, le " musulman ". Ce qu'Agamben appelle le " paradoxe de Levi ", " le musulman est le témoin intégral ", s'éclaire alors comme désignant la structure " constitutivement scindé \e] " du sujet du témoignage, entre impossibilité et possibilité de dire, non-homme et homme, vivant et parlant. Et l'héritage d'Auschwitz est une nouvelle éthique du témoignage qui ne s'atteint qu'au prix de la " désubjectivation " du témoin, qu'exemplifie Primo Levi. Cette thèse est corrélative d'un déplacement de l'analyse philosophique. L'accent n'est pas mis uniquement sur le camp d'extermination comme " fabrication de cadavres " (Arendt et Heidegger), mais sur le camp de concentration qui lui est connexe comme lieu de production du " musulman ". Celui-ci, en tant que limite entre homme et non-homme, vie et mort, serait " l'ultime substance biopolitique isolable dans le continuum biologique. "(Agamben, 94, 104, 110). Cette éthique du témoignage interroge d'une façon nouvelle, à propos des camps, la structure de l'agent du témoignage elle étudie aussi la destitution subjective du témoin-auteur. Nous émettrons cependant certaines réserves concernant la conceptualisation du terme métaphorique du " non-homme " créé par Primo Levi pour le " musulman ". Bien évidemment, le " musulman " est un homme et reste pour nous un sujet, un " parlêtre " selon une expression de Lacan, quels que soient les effets annihilant de l'expérience atroce subie par lui. Une preuve en est que, selon Primo Levi, on identifiait les " musulmans " à ce qu'ils parlaient sans cesse de nourriture. Hurbinek, " l'enfant de la mort ", l'enfant de 3 ans né à Auschwitz, essayait, au cours même de son agonie, d'apprendre à parler. (Levi, 2, 25). La distinction homme/non-homme nous semble donc problématique si elle tente de spécifier une essence de l'homme. Nous préférons aborder la structure de l'être parlant avec certains concepts de la psychanalyse. Celui de l'objet a, inventé par Lacan, convient à la place qu'occupe le " musulman " pour Primo Levi - et pour d'autres peut-être aussi. Mais Primo Levi l'articule clairement. Objet perdu, nous l'avons vu, dont il n'arrive pas à se séparer malgré son effort discursif de 40 années de témoignage, à cause de l'infinitisation de cet objet ; objet précieux, car il recèle aux yeux des survivants la vérité du camp, qu'ils veulent arracher au silence et à l'oubli ; objet d'horreur, car il reflète " l'homme en voie de désintégration " que le Häftling se voit devenir, et ce que la barbarie nazie a voulu faire des juifs. Est-ce un hasard si Primo Levi nous rappelle que dans le Lagerjargon de Ravensbrück, un camp de femmes, l'état de " musulman " était désigné, " cyniquement ", par deux termes quasiment homophoniques au sens opposé : Schmutzstück (ordure) et Schmuckstück (joyau) ? (Levi, 3, 97). Deux termes que recouvre l'objet a de Lacan. Cet objet est à la fois le plus précieux pour le sujet, ce qui cause son désir inconscient et qu'il cherche à faire surgir dans l'autre, son partenaire sexuel ou son psychanalyste. Mais il est aussi un déchet de toute symbolisation, l'objet où le sujet a à reconnaître ce qu'il a été dans le désir de ses parents, voulu ou rejeté dès le départ.
La question du témoignage importe aux psychanalystes parce qu'elle est liée à la conception qu'ils se font du réel. Si on l'envisage, comme Freud à la naissance de la psychanalyse, sur le mode de l'oublié, du refoulé, la cure conduit à se ressouvenir et à restituer l'intégralité du texte oublié, sans reste. Mais, Freud s'en est aperçu dès 1914 et davantage en 1920, une part essentielle du matériel traumatique est définitivement perdue, dont l'inconscient ne garde que quelques traces. Ce qui est ainsi en blanc dans l'inconscient (Morel, ch.1) produit cependant des effets sur la conduite du sujet dans et hors de l'analyse : la répétition est mise au jour dans le transfert. Si on incite sans précaution le sujet à se ressouvenir, on peut voir apparaître des faux-souvenirs, voire des hallucinations qui emportent la conviction du sujet et risquent de le fixer à quelque chose d'aliénant. Il faut alors viser, non la remémoration complète, mais la " construction dans l'analyse " qui tente de cerner le réel en cause en acceptant les lacunes du souvenir. (Freud, 4). Le réel est alors l'impossible à dire, en reste dans toute symbolisation discursive (comme l'objet a), mais démontrable par ses effets de division sur le sujet. Lacan a inventé en 1967 une procédure de transmission de la psychanalyse, la passe. Le candidat doit y témoigner de sa propre analyse, et notamment de son rapport à l'objet a, dont l'analyste a occupé la place dans le transfert.
Le candidat (dit le passant) témoigne devant d'autres analysants (Lacan, 5). Lacan pensait que le réel en jeu dans la formation de l'analyste n'était transmissible que par la voie du témoignage. Que la transmission de ces témoignages puisse dépasser le cercle des analysants était l'une de ses ambitions, difficile à réaliser. Les psychanalystes sont donc intéressés aux modes de témoignage et aux élaborations sur cette question.
Le candidat (dit le passant) témoigne devant d'autres analysants (Lacan, 5). Lacan pensait que le réel en jeu dans la formation de l'analyste n'était transmissible que par la voie du témoignage. Que la transmission de ces témoignages puisse dépasser le cercle des analystes était l'une de ses ambitions, difficile à réaliser. Les psychanalystes sont donc intéressés aux modes de témoignage et aux élaborations sur cette question.
L'existence des camps a confronté les survivants et les générations d'après-guerre à la nécessité d'inventer de nouveaux modes de témoignage, comme le film Shoah de Claude Lauzmann, dont Gérard Wajcman a écrit : " Shoah n'est pas un film "sur", c'est une oeuvre qui fait de la Shoah un événement visible dans notre présent. " (Wajcman, 22). A nous d'en tirer les conséquences.
Notes
1. Cf (Lanzman, 157). Dans son interview, les paroles de Maurice Rossel, le délégué à Berlin de la Croix-Rouge pendant la guerre produisent un effet ravageant sur le lecteur. M. Rossel fit un rapport " fidèle " sur la mise en scène que les nazis avaient faite à son intention à Theresienstadt, en 1944, pour présenter un camp modèle, en masquant l'extermination. M. Rossel dit à C. Lanzmann qu'il signerait ce rapport encore maintenant, même en sachant qu'il a été trompé. Car il a décrit ce qu'il voyait, sans regarder au-delà. Où l'on voit qu'un témoin n'est ni observateur, ni un enregistreur, comme l'a d'ailleurs noté R. Hilberg. (Hilberg, 2, 238-250).
2. Classiquement, ce qui pourrait ne pas être. Lacan la définit comme " ce qui cesse de ne pas s'écrire ". (Lacan, 2, 86)
3. D'abord, si on ne comprenait pas l'allemand, on était condamné à une mort imminente, car on n'obéissait pas assez vite aux ordres des nazis. Il fallait donc apprendre l'allemand, mais l'allemand du Lager, le " Lagerjargon ", était une langue spéciale, fourrée d'autres langues parlées au camp (polonais, hongrois, yiddish, silesien), et comportant des euphémismes, créés par les nazis pour ne pas nommer l'extermination, puis repris par les prisonniers. Ceux-ci en créèrent aussi de nouveaux, comme " Muselmann " pour celui qui était sur le point de mourir d'épuisement, ou " Canada " pour les baraques contenant les objets amenés par les déportés. (Hilberg, 1, 898-9), (Levi, 1, 55), (Levi, 3, 98). Primo Levi connaissait une difficulté supplémentaire, car il ignorait le yiddish, ce qui suscitait l'incompréhension de la part d'autres juifs, de l'Est, pour lesquels un juif ne parlant par yiddish n'était pas un juif. (Levi, 4, 34). Il fut sauvé par ses restes d'allemand d'étudiant en chimie et par des leçons échangées contre du pain avec un détenu alsacien.
4. J. Lacan a nommé ce défaut : signifiant du manque dans l'Autre, qu'il écrivait S(A barré). Il lui a donné notamment la signification du défaut de réponse de l'Autre, du manque de garantie et de consistance de l'Autre.
5. Il s'agit de l'inscription apposée par IG-Farben industrie sur la porte du camp d'Auschwitz.
6. " ... Aujourd'hui encore, quand une de ces innocentes chansonnettes nous revient en mémoire, nous sentons notre sang se glacer dans nos veines et nous prenons conscience qu'être revenus d'Auschwitz tient du miracle. " (Levi, 1, 54).
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