(Jai passé plusieurs années à Madagascar, demeurant dès le premier jour dans une famille malgache, dont je mappliquais à partager les travaux et, plus que les travaux, les soucis et les pensées. Ce ne fut pas sans maladresses.
Si les difficultés, que me présentèrent en particulier les proverbes, sont propres à la langue malgache, ou communes à toutes les langues, je ne le chercherai pas ici. Je ne veux que décrire, avec le plus de soin quil me sera possible, mon expérience, et les découvertes ou bien les ruses qui me firent dépasser ces difficultés).
I
Avant de mappliquer à connaître le langage proverbial, jai éprouvé de façon particulièrement vive son existence par la gêne, et, si je puis dire, le tort quil mapportait.
Jai appris directement le malgache, à lusage, en minterdisant de recourir, pendant la première année, à la lecture et à lécriture. Alors que je savais déjà me servir de la plupart des phrases qui revenaient dans les conversations de chaque jour, je commençai seulement davoir le sentiment que mon langage différait de celui des Malgaches : la richesse de mon vocabulaire nétait pas ici en cause, ni la correction de ma syntaxe il est curieux au contraire que je ne parvins que bien plus tard à de tels soucis, et lorsque raisonnablement jaurais dû cesser de les éprouver mais il me semblait plutôt quil manquait à mes paroles un certain poids, une valeur, un ton de conviction. Elles me paraissaient privées de cette part delles-mêmes qui eût dû les faire accepter de qui mécoutait. Toute discussion, si je la voulais soutenir, mobligeait sévèrement à reconnaître que je savais exprimer mes pensées peut-être, mais non pas les imposer.
Dans toute assemblée, dont les membres ont un droit égal à parler, il arrive que des opinions fort sages, et sagement exposées, ne « prennent » pas, ne laissent pas trace de leur passage. Il est peu de dire quelles ne sont pas écoutées, il semble quelles ne soient même pas entendues. Léchec peut tenir à quelque défaut de celui qui les exprime, à sa timidité par exemple. Un adage malgache remarque ainsi que lorphelin, dirait-il les choses les plus justes, nest pas compris : cest quil était privé de lassurance que donne laffection des parents.
Tout en me reconnaissant un défaut semblable dans ses effets, je ne le rapportais pas à moi-même, et me refusais à y voir un trait de mon caractère. Javais au contraire toutes raisons de supposer que lautorité, dont je ressentais labsence, était de nature extérieure, matérielle, et que je ne lacquérais pas par simple ignorance : tout se passait comme sil y eût eu, à lintérieur de la langue commune, et perçant par instants cette langue, un second langage, ésotérique, à la pratique duquel une convention tacite attachât toute influence.
Il existe en toute langue des parlers secondaires, spéciaux, et tels que sont dans le français parlé largot dun corps de métier, ou la langue littéraire. Lirruption brusque de lun ou de lautre dans une conversation peut surprendre, toucher, déplaire. Je considérai dabord de la même façon, dans les cas où je pouvais la distinguer, cette seconde langue malgache : elle me prêtait souvent à rire, par une sorte de disproportion de ses mots, de sa construction, de son accent, avec ceux des phrases qui lavaient précédée. Mais lestime où je voyais quon la tenait venait assez vite arrêter un sentiment d ironie. Lon avait pour elle des égards que lon neût point eus pour dautres phrases. Je devais enfin admettre quelle correspondait à un degré, à un mode particulier de la pensée et de lexpression, ou bien quelle provoquait lapparition de ce mode nouveau par sa seule présence.
Je parvins assez vite à reconnaître à coup sûr, et à isoler cette langue. Elle venait tantôt bouleverser le ton dune discussion trop longue, la précipitait, laccouchait ; ou bien elle coupait court à une querelle naissante ; dans la famille hova chez qui je demeurais, telle était la fin de toute dispute : il fallait un proverbe, mais il suffisait dun proverbe pour la terminer. Javais fini par supposer que lon y discutait seulement en attendant ce proverbe : je pariais en moi-même, daprès la tournure que prenait la conversation, sur le temps quil mettrait à « sortir». Il marrivait de deviner son approche à lallure plus hâtive, plus serrée que prenait la discussion comme lon « sent venir » le refrain dune chanson.
Le proverbe aussi bien tenait encore du refrain de certains refrains tout au moins par son obscurité, son manque dà-propos. Il marrivait de le reconnaître à létrangeté des mots quil contenait, nouveaux dans la conversation, différents du sujet dont il était jusque-là question. Ja vais dautres indices de sa présence : il était dit assez rapidement, et plus esquissé que dit mais avec une dignité, et un sérieux singuliers. Rabe allait jusquà se lever chaque fois quil prononçait un proverbe ; Ralay écartait les bras et se penchait en avant. Lorsque Rasoa commençait à parler en proverbes, javais le sentiment quelle allait nous annoncer quelque grave nouvelle, étrangère à notre conversation : un accident, une mort. Je nai jamais vu personne interrompre les proverbes, mais il semblait au contraire que chacun portât son attention à les favoriser, à les faciliter comme lon est « de cur » avec un acrobate qui accomplit un tour dangereux ; ou bien encore comme, aux refrains dune opérette, les adversaires de tout à lheure se trouvent brusquement daccord.
De ces paroles obscures cependant je ne cherchais pas encore à saisir le sens, mais je ressentais dabord autour de moi lattention, et presque la coopération quelles exigeaient. Dès quelles avaient été prononcées, javais le sentiment que la conversation antérieure avait dû conduire en quelque sorte à elles, et comme monter jusquà leur niveau. Pour en être privé, mon langage me semblait tout entier marqué de monotonie.
Je ne fais que décrire une impression de la façon la plus soigneuse, dût-elle paraître naïve. Dans les conversations où nintervenaient pas la prière, lordre, linjure, non plus que les autres formes de langage qui trahissent ou entraînent une différence de dignité passagère ou durable entre les interlocuteurs, la langue proverbiale me paraissait tenir lieu, suivant le cas, de cet ordre, de cette injure, ou bien encore de linsistance que traduit la répétition dune même phrase. Elle en tenait lieu, si je peux dire, à moins de frais, et sans quil fût besoin de sortir du langage.
***
Je ne devais pas tarder à rencontrer des raisons détonnement plus précises. Jai dit que les raisons extérieures au langage, qui eussent pu me rendre compte de linfluence du proverbe, me faisaient défaut : jen étais réduit à me rabattre sur le sens de ce proverbe. Or mes premières tentatives pour pénétrer ce sens se heurtèrent à des difficultés inattendues.
RAJAONA Pour aller au marché, prenons donc un filanjana 38.
MOI Il ny a quune heure de route, allons plutôt à pied. Le filanjana est bon pour les vieillards.
RAJAONA Le respect sachète. Si tu vas à pied au marché, lon se moquera de toi.
Le respect sachète est un proverbe. Je ne men aperçois pas, nul mot dailleurs ne men prévenait.
Mais le tenant pour la simple suite de la phrase précédente, je réplique :
Jaime mieux nen faire quà mon aise, et que lon me respecte un peu moins. Dailleurs est-il sûr que
Pourtant je ne tarde pas à mapercevoir que je parle dans le vide, et pour moi seul. Je marrête ; la discussion ne repart pas. Rajaona, évidemment, ne se sent pas touché. Mais Rabe, qui écoutait, répond à ma place :
Et moi, voici ce que je dis : tu es atteint par le proverbe la voix de la cigale couvre les champs, mais son corps entier tient dans la main. Tu nes pas riche, tu nas pas à faire lorgueilleux».
Comme sil neût attendu que cela, Rajaona en répliquant use d un nouveau proverbe. Il na pas été plus tenu compte de mon objection que si elle avait été dite dans une langue inconnue.
Je dois mexpliquer un tel échec, et les échecs de même ordre que je rencontrai en supposant que le sens nétait pas exactement où je le plaçais. Ma réplique était à partir dune phrase telle à peu près que : le respect doit sacheter (et comment pourrait-on lobtenir, si ce nest par quelques sacrifices ; dailleurs nest-ce pas notre souci à tous que de lacquérir ? ). Or je me rends compte à présent quune réflexion aussi détaillée est étrangère à la phrase réelle qua prononcée Rajaona : le sens de chacun des mots doit être moins présent que je ne limaginais, puisque Rajaona ne les reconnaît pas dans ma réponse. De pareilles aventures maident à croire à lexistence d un langage spécial, tel quil ne supporte aucune intrusion du langage commun. Il me paraît en même temps qu une fois parvenue à sa hauteur, la discussion ne peut plus, par la suite, déchoir.
***
Rainipatsa dit à son fils Ralay :
«Il faut pourtant que tu te décides à prendre femme. Te voilà en âge d être marié.
A quoi Ralay :
Eh, père, je ne veux pas que lon dise : il se hâte de prendre femme et court aussitôt divorcer.
Je risque ici une observation, telle à peu près que : « Ce nest pas parce que tu te seras dépêché de te marier que tu voudras divorcer aussi vite ; lun peut aller sans lautre » L on ne mentend pas. Rainipatsa, battu sur un premier terrain, reporte ailleurs ses plaintes. Mais il y a plus. Je maperçois par la suite quil a paru à Rainipatsa que jétais de lavis de Ralay. Cest où, reportant ses plaintes sur un autre sujet, il répond :
Vous avez beau dire tous deux, il faut songer que Ralay est mon seul enfant ; je compte sur lui pour perpétuer les ancêtres
Plus tard, cependant, comme je répète à Rainipatsa ma remarque, il la comprend enfin, se borne à me citer le proverbe et pense ainsi me convaincre de mon erreur :
Mais puisque il-se-hâte-de-prendre-femme-et-court-aussitôt-divorcer !»
Il me faut ainsi imaginer que les liaisons mêmes qui se trouvent à lintérieur du proverbe ne demeurent pas ce quelles semblent être. Ralay na pas voulu dire quune première hâte risquait den entraîner une seconde : plutôt, il a cité un fait qui enferme à la fois lune et lautre hâte, sans quon les puisse distinguer. Comme sil avait dit : « Et la hâte-à-se-marier-et-à-divorcer-aussitôt, quen faites-vous, ny songez-vous pas ?». Une comparaison peut servir à préciser la chose :
CÉDÈS : « Cest bon pour une fois, mais je ne tengage pas à y revenir. À bon entendeur salut !
Que lon imagine ici la réplique :
MIRE. Ce nest pas toujours parce que lon a vu le danger que lon sait léviter »
ou toute autre réflexion de même ordre. Elle semblera du premier abord, pour sattacher trop fidèlement au nud apparent du proverbe, absurde, étrangère à la conversation. Ce proverbe ne sélevait aucunement contre lhypothèse que le bon entendeur pouvait nêtre pas sauvé. Il nétait même pas question de cela ; le seul équivalent acceptable, à la rigueur, de son sens serait : « Attention ! » ou « Tiens-le-toi pour dit », comme léquivalent du proverbe de la hâte serait : « Du calme. Ne nous dépêchons pas trop ! » Seulement, cest linfluence exercée par ce proverbe qui devient par là inattendue et mystérieuse.
***
Je nétais guère plus heureux où le proverbe dabord mavertissait, par lécart de son sujet davec celui des phrases voisines cétait le cas le plus commun quil nétait pas une phrase ordinaire, quil exigeait un effort particulier. La confusion dont jai parlé navait plus ici de raison dêtre ; les efforts que je faisais pour saisir le proverbe nen échouaient pas moins :
RAINIPATSA « Je compte sur toi pour perpétuer les ancêtres ; vois Rainibe qui a déjà donné deux petits-fils à ses parents.
RALAY Rainibe a une place et gagne sa vie. Moi, non. Ne sais-tu pas qu on se moque de qui danse sans tambour ?
Le proverbe donne à entendre que largent nest pas moins nécessaire aux époux que le son du tambour aux danseurs. Voilà du moins qui est clair ; il me suffirait bien de retenir, pour en user au besoin, cette langue proverbiale. Je crois bien faire en parlant, pendant quelques semaines, de tambour à propos dargent, de cigale à propos de vanité : sans aucun succès. Je recours aux métaphores les plus inattendues : elles semblent aux Malgaches comme, après tout, à moi-même dites par simple jeu ; lintérêt de ce jeu, dailleurs, leur échappe.
Mais il y a plus : le Malgache qui prononce un proverbe paraît souvent ignorer quil use dune image. Il suffit de lui retourner cette image pour le prendre au dépourvu.
RABE « Comment veux-tu que je me défende contre ces gens-là ? Le buf mort ne se protége pas des mouches.
Je réponds :
Mais vous êtes un buf encore bien vivant, et solide.
A quoi Rahaja, qui sadresse à moi avec bienveillance, comme relevant une faute de goût :
Comment peux-tu appeler Rabe : buf ?
Ces divers insuccès me retenaient de reconnaître au proverbe aucun trait autre quune autorité assez mystérieuse, jointe à labsence des sens divers et des possibilités de sens que ce proverbe, à première vue, semblait impliquer. Enfin, rattachant plus étroitement lun à lautre ces deux traits, je n étais pas loin de penser quil devait son pouvoir à sa seule obscurité.
II
Lon jugera peut-être, sur ce que je viens de rapporter, que jétais plus maladroit quil nest commun de lêtre. Et je ne doute pas quun paysan français se fût, à ma place, assez bien tiré daffaire. Mais jignorais, avant de venir à Madagascar, lexistence et jusquà la possibilité dun langage proverbial. Plus exactement, je possédais sur cette existence quelques notions abstraites, littéraires et plus faites pour me tromper que pour m engager dans la bonne voie. Sans doute aussi ai-je dû à la maladresse de prendre un goût plus surpris aux proverbes qui me furent opposés, et de les connaître par la suite dautre façon que neût fait le paysan.
Je me voyais particulièrement dérouté par la difficulté que je trouvais à exposer à mes camarades malgaches la cause de mon embarras. Leurs réponses, encore que pleines de bonne volonté, offraient une maladresse symétrique de la mienne. Dès que je voulais attirer leur attention sur le proverbe nu, isolé du reste de la phrase ou du discours qui le contenait, ils sembarrassaient, éludaient ma question, et semblaient éviter exprès de saisir, pour me le présenter, un objet dont je ne pouvais douter pourtant quils neussent une idée nette.
Si je demande, ainsi, quel est le sens du proverbe : uf dalouette au bord de la route ; ce nest pas moi le coupable, cest lalouette.
Ralay Mais où las-tu entendu ? De quoi sagissait-il ?
Je ne men souviens pas. Dis-moi seulement ce que le proverbe veut dire.
Ralay réfléchit, et me répond :
Voici, tu es marchand de rafia. Tu viens au marché ; ton premier client, cest un paysan qui ne connaît pas la valeur des choses. Le prix que tu lui demandes, quand ce serait dix piastres, il le donne. Et ton voisin te dit : » Ce nest pas bien, tu voles ce pauvre homme». Alors toi : « Tu plaisantes, cest sa bêtise qui la volé. uf dalouette au bord de la route ; ce n est pas moi le coupable, cest lalouette».
Je parviens ainsi à saisir le sens du proverbe : il sagit dun passant qui voit luf, lemporte et se dit : « Je nai rien à me reprocher, l alouette navait quà mieux le cacher». Pourquoi ne mavoir pas donné tout de suite une explication aussi simple ? Je la propose, elle nintéresse pas. Est-elle ou non exacte, lon me répond à peine. « Il ny a rien à dire là-contre, remarque Rajaona lorsque jinsiste, pourtant ce nest pas tout à fait ça». Il semble quelle soit à la fois incontestable et inutile.
***
IBOALA « Cette fois tu vas te corriger, je pense. Cinquante francs perdus dans une soirée !
BELALAO Ah ! cest maintenant quil me faut jouer pour les rattraper.
Prends garde au proverbe : lon nattrape pas ce que l on espère, lon perd ce que lon tient.
Il ne sagit pas de ça. Quand on a de la patience, il vient toujours un moment où cest naissance de veau en automne ; joie et richesse à la fois.
La discussion continue. Jinterroge un peu plus tard Iboala sur le sens du proverbe : lon nattrape pas « Mais quand lai-je dit ? » me demande-t-il aussitôt. Je le lui rappelle. « Ah ! cest quil arrive souvent, mexplique-t-il alors, que les joueurs, quoi quon leur dise, sobstinent ». Ainsi pour donner sens au proverbe, doit-il dabord le situer, lentourer des mêmes mots quagitait la discussion. Hors de ces rapports, il se refuse à limaginer. Si jinsiste, il semble voir dans mon insistance la marque dune certaine hostilité : ne vais-je pas imaginer quil se trompe, est-ce moi qui veux lui apprendre à bien parler ? Il semble enfin quil y ait à lintérieur du proverbe quelque difficulté, quelque nud qui exige, pour être saisi, que lon considère dabord ce proverbe dans son application et dans son jeu. Il ne se suffit pas à lui-même.
Je puis préciser à présent le trait général des réponses que l on me faisait. Ces réponses semblaient supposer que je connaissais déjà le proverbe ou plus exactement la chose dont il était question dans ce proverbe, et que mon incertitude portait sur la seule expression de cette chose. En me citant cette expression et dautant plus quelle métait plus familière lon pensait parfois me prendre en défaut, comme si ma mauvaise volonté seule meût conduit à demander des éclaircissements.
RAZAY « Tu as tort, Rasoa, de mettre ton lamaba neuf pour aller au marché. Sil y a une bousculade, tu reviendras toute déchirée.
RASOA Naie pas peur, je me mettrai à labri.
MOI On se figure toujours quon se sauvera, et puis, une fois pris dans la bagarre, il faudrait être bien malin pour séchapper.
RAZAY Rasoa croit peut-être quelle est le taureau de terre qui ne perdra pas ses cornes » 39.
Quand Rasoa sen est allée je demande à Razay le sens de taureau-de-terre Elle me répond :
«Eh bien, mais cest ceci : on se figure toujours qu on se sauvera », me répétant toute ma phrase, comme satisfaite, et vengée aussi, de mavoir pris en flagrant délit dignorance simulée.
Je dois dire ici de quel secours me furent les jeunes Malgaches élevés à leuropéenne, libérés ou qui se flattaient de 1être de toute adhésion aux proverbes et qui, ne les tenant que pour phrases (et phrases, ajoutaient-ils, stupides, à peu près privées de sens), maidèrent fort à les comprendre. Je me défiais par ailleurs de ces jeunes gens dont le langage contenait, à côté de purs mots malgaches, bien trop de mots anglais ou français, à peine transformés (et même il arrivait, à mon grand scandale, quils entourassent ces mots étrangers, peu sen fallait, du même respect que leurs parents faisaient les proverbes).
Sans doute ne saisissaient-ils pas spontanément le sens des proverbes : usant parfois de létymologie, citant ailleurs quelque prescription des ancêtres où figurait le proverbe, mais rappelant surtout les diverses liaisons et les images auxquelles javais dû renoncer, cétait de pièces et de morceaux quils composaient leur sens. Peu importe : cette attitude détachée offrait sans doute la part dinexactitude dont javais besoin. Une différence dopinion, de mode, plaçait à peu près ces jeunes Malgaches dans le même embarras où me mettait mon ignorance. En sorte que je ne pouvais trop en vouloir aux vieux-Malgaches à qui je métais dabord adressé, davoir traité mon ignorance comme si elle eût tenu à une différence d opinion.
***
Je ne devais pas tarder à mapercevoir que le problème qui se posait à moi était plus complexe encore, peut-être, que je ne limaginais. Exactement, ce nétait pas à moi seul quil semblait se poser (en sorte que je devais renoncer dès maintenant à lexpliquer tout à fait par ma seule ignorance de la langue), mais aux Malgaches aussi bien et à ceux mêmes dentre eux qui me semblaient par ailleurs le plus habiles à parler. Il arrivait ainsi parfaitement quun proverbe, loin de provoquer laccord, lapprobation de tous, tournait court et en quelque sorte tombait à plat. Lon ne jugeait même pas à propos de lui répondre autrement que par des : « Mais ce nest pas de ça quil sagit Quas-tu voulu dire ? » ou bien encore, ce qui me déroutait bien davantage : « Paroles que tout cela Quest-ce que tu nous racontes Laisse-nous tranquilles avec tes proverbes ! » (Tout ce que javais pu avoir envie de répliquer à tel proverbe dont on usait contre moi). Lon najoutait rien à cela. Tout enfin se passait comme si ce proverbe mal employé et contraint davouer sa nature de proverbe, venait en aide à lopinion qu il attaquait, plutôt quà celle quil devait soutenir. Son auteur devait sur-le-champ inventer quelque argument, quelque autre proverbe ; encore se débarrassait-il difficilement du ridicule, qui lui venait dune première maladresse.
Il me semblait ainsi que le proverbe ne pouvait aller en aucun cas sans quelque risque. Je le comparais à un exercice difficile, que jamais lon ne parvient à accomplir tout à fait machinalement. Mais je ne rapporte cette observation que pour être tout à fait complet, et pour ajouter à mes premières surprises une surprise nouvelle qui dabord me parut les contrarier. Elle mapprenait peu de chose, elle ne menrichissait pas. Lorsque je voulais me rappeler dans les premiers temps des exemples déchecs du proverbe, je ny parvenais quavec difficulté (au lieu que les réussites se fixaient assez bien dans mon esprit). Cétait comme si rien ne se fût passé : aucun mot, aucune tournure ne faisait précisément partie de léchec, plutôt que toute autre. Caractérisés par la seule absence dune réussite, la mémoire ni la réflexion navaient de prise sur de tels exemples. Il est possible aussi que je naie pas fait de grands efforts pour les rappeler ; sans doute, tout occupé que jétais de mes progrès, me défendais-je en quelque façon de retenir ce qui mapparaissait comme un exemple à ne pas suivre. Jaurais pu tirer de lexpérience cette conclusion que je navais pas lieu de me décourager dune maladresse qui métait commune avec les Malgaches. Mais je choisissais plutôt de penser que les difficultés à surmonter devaient être ici extrêmement grandes.
III
Je passe quelques mois. Mon langage à son tour commence à contenir des proverbes. Certes, il arrive le plus souvent que je les cite innocemment dans quelque récit, « pour le plaisir », pourtant je parviens aussi parfois à les faire intervenir dans une discussion où ils viennent appuyer ma cause.
Comment suis-je parvenu à posséder ce commencement de science ? Ce nest pas quil me soit arrivé un jour de découvrir, par quelque éclair de sens, la raison des difficultés et des contradictions que jai rapportées. Non, le progrès sest fait en moi insensiblement, obscurément. Il nest pas douteux, tout d abord, que les illusions et les erreurs que lon a vues maient servi. La découverte d une image, lanalyse du sens, si elles pouvaient mempêcher de mabandonner au jeu réel des proverbes, du moins me donnaient un cadre, des cases où les classer et les retrouver ensuite parmi mes souvenirs. Aide insuffisante, je le veux bien ; aide dangereuse, car le proverbe est à la fois moins et plus quun raisonnement ou une métaphore : il est lun et lautre à létat figé ; il exige pour demeurer proverbe que les mêmes mots, qui le composent, soient rappelés dans un ordre identique.
Jexagère à dessein : en fait, nombre de proverbes se laissent légèrement modifier, sabrègent ou se développent sans y perdre leur vertu de proverbe. Seulement de telles altérations exigent un tact et une souplesse que jétais loin de posséder : la plus légère modification me semblait suffire à les rejeter à la langue commune et tel était bien, de vrai, leffet des altérations que jimaginais. Ainsi « lon se moque de ceux qui dansent sans tambour » était proverbe ; mais ne leût plus été une phrase telle par exemple que : « A-t-on jamais vu danser sans tambour ? », ou : « Il y a de quoi rire : il danse sans tambour». Le seul souvenir de limage devait minduire en erreur. Cest la phrase proverbiale entière que je devais me rappeler, comme si elle neût été quun seul mot.
Je ne rencontrai pas ici les difficultés que lon eût pu attendre. Léchec de mes premiers essais dinterprétation, en me faisant trouver les proverbes absurdes et privés, peu sen faut, de sens, me préparait à considérer chacun deux comme un tout, un bloc quil me fallait saisir tout entier dun coup. Dautre part javais appris, jusque-là, la langue malgache par phrases bien plus que par mots : nulle application nouvelle nétait exigée de moi. Il se trouva enfin que les groupes arbitraires de mots que je voulais retenir, possédaient certaines règles propres de composition, certaines lois de sens. Tout proverbe ainsi pouvait devenir un moule, un poncif susceptible de me donner, à quelques retouches près, des centaines de reproductions. Je passai aisément de :
Ame desclave : détruire
à :
Ame dIketaka 40 : faire la coquette.
Ame denfant : ne penser à rien.
De la même façon :
Si les dents sont cassées, cest la tête quon blâme.
devenait :
Si les cheveux sont blancs, cest la tête quon blâme.
Ou bien encore :
Comme se gare laveugle : cest quand il a été touché qu il se penche de côté.
appelait
Comme la souris esquive les coups : cest quand ella a été touchée qu elle saute de côté.
Il arrivait par la suite que le cadre abstrait, larmature commu ne à toute une famille de proverbes se présentât dabord à mon esprit : ce cadre ensuite se garnissait de mots.
Mais cest trop parler dun artifice décolier. Aussi bien ne se suffisait-il pas à lui-même : il marriva fréquemment de me rappeler quelque phrase dont je savais quelle était proverbe, sans pour cela mieux en connaître le sens. Jimaginai de retenir pour chaque phrase de cette sorte un mot abstrait qui men donnât léquivalent. Ainsi : « Si lil est crevé, cest la tête quon blâme » sassociait à lidée de solidarité ; et « Comme se gare laveugle » à : manque dà propos.. Pour « Sa voix couvre les champs, mais son corps entier tient dans la main » je songeai à vanité.
Ce nétait point là un procédé très sûr : il ne valait que pour un petit nombre de proverbes, et pour aucun deux il ne valait parfaitement. Il suffit bien que ces associations maient servi : elles séliminaient delles-mêmes lorsque jétais parvenu à posséder suffisamment le proverbe, quitte à réapparaître si quelque trait du sens de ce proverbe se trouvait par la suite me faire encore défaut.
***
Le principal secours que je trouvai dans cette étude me vint dailleurs, et par une voie inattendue.
Jai laissé entendre que tout ce qui était malgache, soit murs, soit traits de caractère ou desprit, me jetait dans un enthousiasme assez léger. Je cherchais à faire partager cet enthousiasme à mes amis : écrivant à lun deux, je lui fis tenir, pour preuve de lingéniosité et de lesprit dobservation de mes sauvages, toute une liste de proverbes. Je faisais après tout ce que font la plupart des voyageurs mais la chose était peut-être plus surprenante, venant de moi à qui ces proverbes devaient représenter tout autre chose quune observation subtile. Tant la sympathie est ingénieuse.
Je me trouve de toute façon la dupe de cette sympathie peut-être composais-je des proverbes en moi-même une image toute différente de celle quavaient fini par mimposer mes expériences. Lorsque jai cité quelque cinquante proverbes tels que :
Petite fille qui regarde les jeux : cest quand elle s en va quon la remarque 41.
ou :
Cest quand la mauvaise langue est partie que lon balaie la maison 42.
Jadmire combien de telles remarques sont fines, révélatrices. Elles me semblent éclairer chacune un ordre de faits qui métait jusque-là demeuré obscur. Jen viens à lire les recueils de proverbes malgaches que je peux me procurer, non pas comme je lirais un dictionnaire, mais comme une suite de petits drames, de fables dont chacune porte en elle son sens complet :
Quand cest un aveugle qui vous mène, lon finit dans le fossé.
ou bien encore comme un recueil de maximes :
Les hommes sont des richesses.
Non que tous les proverbes se trouvent prêter à pareille interprétation. Je mattache surtout à ceux qui offrent quelque pointe de paradoxe ou de malice ; les proverbes de simple évidence me paraissent par contre assez inutiles : je les passe. Il me suffit bien de rencontrer trente proverbes sur cent capables de mintriguer et de minstruire pour supposer que ces trente là sont les « véritables » proverbes : quant aux autres, je dois ne pas les comprendre tout à fait, ou bien encore ils ne sont que des proverbes de peu dimportance, de seconde zone. Enfin je parviens à composer ainsi limage dune « âme malgache », moraliste, subtile et critique.
Il est remarquable que les progrès de cette image allaient de pair avec les progrès effectifs que je faisais dans lusage des proverbes. Jajoutais chaque jour une nuance nouvelle à lâme malgache que je me représentais, et chaque jour aussi quelques proverbes nouveaux prenaient place dans mes phrases. À la longue cependant un fait me frappa : ce nétaient pas les mêmes proverbes qui figuraient ici et là. Comme si ma réflexion et mon langage avaient joué sur deux plans différents, il arrivait que la considération dun proverbe pour son ingéniosité ou son pittoresque me privât de la faculté de men servir dans une discussion. À linverse, cest des proverbes en apparence le plus dénués dintérêt, tels que :
Un morceau de pierre est pierre
Quand les larmes tombent, cest que le cur est gros
que jusais le plus aisément. Tout se passait enfin pour moi comme s il y avait eu antinomie entre le sens du proverbe et lusage qui en est fait.
Antinomie, sous cette forme, tout accidentelle, je le veux bien. Il est vraisemblable que si je métais appliqué, tout au contraire, à faire ressortir la sagesse, lesprit dordre des Malgaches, ou leur fidélité à lévidence, ce sont les proverbes paradoxaux qui auraient le plus aisément pénétré dans mon langage, sans que jeusse, pour ainsi dire, le temps de les remarquer. Aussi bien je parvins à me servir, aussi aisément que des autres, de ces proverbes paradoxaux dès que je cessai de les tenir pour dadmirables découvertes. Du jour où je mavisai, par exemple, que ce proverbe :cest quand la mauvaise langue est partie que lon balaie la maison ne mapprenait rien que n eût pu mapprendre le proverbe français : cest quand le cheval est parti que lon ferme la porte de lécurie ; et que cet autre : quand cest un aveugle qui vous mène, on finit dans le fossé avait fort bien pu être importé par un missionnaire, je traitai ces deux proverbes bien plus familièrement, et commençai à en user comme de « phrases toutes faites». Je métais trouvé subitement libre de réflexion à leur égard.
Il peut sembler, dailleurs, que les premiers procédés, que lon a vus plus haut, grâce auxquels je pus commencer à saisir les proverbes, avaient pour effet de provoquer précisément la même familiarité, de permettre la même absence de réflexion. Ils scindaient le proverbe en deux parts, dont lune était constituée par la partie matérielle, les mots et la phrase de ce proverbe, lautre par une idée abstraite attachée, comme une étiquette, à cette phrase inerte, et sans rapport intérieur avec elle : en sorte quil ne me fût jamais nécessaire, pour user de ce proverbe, de reformer son sens détaillé. À cette seule condition, semblait-il, je pouvais en faire usage.
Cest aussi bien dune telle antinomie sans doute que javais commencé par remarquer leffet et le retentissement extérieur soit alors quéchouaient mes tentatives pour saisir le proverbe à partir de son sens apparent, soit alors quéchouaient les efforts des Malgaches que jinterrogeais pour retrouver à partir de son usage, et me présenter ce sens apparent. Ainsi tout mon progrès dans le langage proverbial semblait consister moins à résoudre quà prolonger en moi, et me rendre intérieures les différences et les oppositions qui dabord me déconcertaient.
IV
Je passe un peu plus dune année. Mon langage est à présent, je le crois, aussi riche en proverbes que celui dun Malgache. Pourtant je nai guère avancé vers la solution de la difficulté qui ma occupé jusqu ici. Il me semblerait plutôt que jai perdu le premier intérêt et la curiosité qui mattachaient à elle. Les réflexions où commençaient par me contraindre les proverbes, si je les rappelle à présent et les veux tirer au clair, me paraissent importunes. Sans doute, si je ne métais efforcé de les maintenir, se seraient-elles à ce moment défaites et perdues. Mais il y a plus. Les nouvelles réflexions quil mest donné à présent de faire à propos des proverbes, ne me semblent guère plus satisfaisantes, ne prêtent guère plus au souvenir.
Certes, jai cessé déprouver le sentiment que mon langage est monotone, sans poids ni conviction. Et je ne vais plus imaginer quelque entente secrète entre Malgaches, qui me dépasse. Ce ne sont là, sans doute, que des traits négatifs, mais il marrive aussi bien de « couper » par un proverbe une discussion qui traîne, et de surprendre même une certaine disproportion de ton et daccent entre mon proverbe et les phrases qui le précédent, ou le suivent : mes paroles semblent sêtre faites avec lui plus hâtives, plus pressées. Je puis avoir encore le sentiment quun accord plus intime et ferme sétablit, à la faveur du proverbe, entre mon interlocuteur et moi, que cet interlocuteur me devient en quelque manière plus familier. Veut-on appeler cette familiarité, cet accord « influence », il me semblera aisément que jai dû au proverbe ma nouvelle assurance, et de mêtre pu montrer plus franchement, plus ouvertement convaincu. Enfin, il nest aucune de mes premières observations quil ne me soit possible, à la rigueur, de refaire, de lintérieur cette fois.
A la rigueur. Il est, de fait, un trait de ces observations qui du premier abord marrête : il nen est pas une qui ne me semble par un côté, dès que je la veux exprimer, inexacte, et portant à faux. Sagit-il par exemple de lassurance, jai peine à imaginer quelle puisse être due et mon succès tout aussi bien à lemploi que jai fait du proverbe : il me semblerait bien plutôt quelle tient, justement, à la vérité de mes paroles. Ainsi je mefface volontiers devant le succès de ces paroles, je me retire, je demande presque que lon mexcuse si je suis à tel point dans le vrai, je laisserais volontiers entendre que ce nest pas ma faute, que ce sont les choses qui sont comme ça. Enfin il faut absolument prendre de ce biais la question, il pourra me sembler que jai dû à mon assurance de dire le proverbe, non au proverbe de gagner mon assurance, et que le proverbe ma influencé, loin que jaie voulu par lui influencer mon interlocuteur. Encore est-ce là, peut-être, demander trop de précision à des sentiments qui sévanouissent à peine formés.
Sagit-il, dautre part, de la différence de ton entre le proverbe et les phrases communes, il arrive sans doute que jobserve cette différence : cest dans un seul cas, bien déterminé, et non pas où mon proverbe réussit, mais où il échoue : je me le rappelle alors, je me demande par quelle erreur je lai mal placé, jéprouve enfin combien la solennité avec laquelle je maperçois tout à coup que je lai prononcé a pu être ridicule. En tout autre cas, il est peu de dire que la disproportion ne mest pas sensible : je ne parviens seulement pas à limaginer. Il me déplairait davoir dû quelque succès à lemploi habile dune phrase. Lorsquil marrive de remarquer que jai déjà entendu « en proverbe » les paroles que je viens de prononcer, ce nest pas sans éprouver de la gêne, comme si ces paroles par là m étaient retirées, comme si elles me devenaient extérieures. Ainsi ne suffit-il pas de dire que les observations, que tout à l heure lon esquissait, sont pour une part inexactes, il semble encore quelles puissent être dangereuses, et que le proverbe ne joue bien quà la condition de nêtre pas tenu pour proverbe. Lon pourrait dire encore, pour rendre un événement aussi paradoxal, que le proverbe est en tout cas doué dune importance singulière, mais que la dernière façon dont on puisse rendre cette importance est de dire quelles est due au proverbe. À lattaquer ainsi de front, la difficulté peut paraître insurmontable. Plus je me presse et moblige ici à la sincérité, et plus il me semble que lorsque je prononce un proverbe, rien ne se passe : jentends rien qui soit de lordre du langage, rien que lon puisse exprimer en le rapportant à cette sorte singulière de phrase, que lon nomme proverbe. Il ne faut plus sétonner que jaie perdu, à lendroit de ce proverbe, ma première curiosité : dans le moment où je pensais toucher à lexplication de mon inquiétude, ce sont les termes mêmes, suivant lesquels je formais et me présentais cette inquiétude, qui me sont retirés.
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Puisque toute observation directe du proverbe dans le moment de son jeu semble ici impossible, il reste à rechercher sil nexiste pas un moyen de laborder de biais et par ruse, en profitant de quelque accident de ce jeu. Je devais aussi bien remarquer, à mesure que lusage du proverbe me devenait plus familier, que cétait simplifier à lexcès les choses que de dépeindre comme je lai fait jusquici un proverbe réussissant tantôt sans réserve, tantôt échouant sans recours. Cétaient, tout au contraire, les cas intermédiaires qui maintenant moccupaient, qui me paraissaient le plus « intéressants » : soit ceux où le proverbe, déjà prononcé mais mal prononcé, placé sans grande rigueur, pouvait encore être « rattrapé », affermi par une explication ingénieuse ; soit encore ceux où, prévoyant quelque obstacle au jeu du proverbe que je me proposais de prononcer, je me préoccupais à lavance de lever ou tourner cet obstacle. Il sagissait, dans lun et lautre cas, dassurer, de rectifier mon action sur le proverbe : seulement ce proverbe était tantôt à dire, tantôt déjà dit. Le jeu singulier, qui nous échappait si bien tout à lheure, sétait dans un cas produit, il ne sagissait que de le maintenir. Il fallait dans lautre cas le prévoir, et le composer par avance. Or je pouvais surprendre à la faveur de lune et lautre difficultés, des figures du proverbe singulièrement différentes.
Il arrive que je décide duser de proverbes dans la discussion à laquelle je me prépare. Je cherche alors à fixer davance, dans la mesure du possible, ces proverbes. Lon parlait dassurance tout à lheure. Je n en suis encore quau risque. Il me semble quen disant le proverbe je vais courir quelque danger, et que ce sera « très fort » si cela réussit, mais quenfin le succès est douteux. Aussi bien, je mefforce de mettre toutes les chances de mon côté. Je choisis soigneusement mes proverbes, je les pèse, je les apprécie. Que si Rasendra, à qui je vais reprocher tout à lheure son goût pour les cabarets, mobjecte le devoir de suivre ses amis, je lui répliquerai par : Quand cest un aveugle qui vous mène, lon finit dans le fossé. Sil moppose les convenances : être « à la hauteur », tenir son rang, « rendre les tournées », je répondrai : La voix de la cigale couvre les champs, mais son corps entier tient dans la main ; et, sil fait valoir quil ne veut pas avoir lair dun pauvre : Qui bavarde avec les riches, brûle en rentrant la barre de sa porte 43. Je mapplique enfin à ce que le proverbe, que je dirai, ne puisse en aucun cas présenter une difficulté de sens insurmontable. Je veux que limage, assez inattendue pour frapper Rasendra, nen soit cependant pas forcée, ni outrée ; que la suite des idées y puisse être découverte, au prix dun effort léger. Enfin, ne cessant point dimaginer un échec possible, je cherche et rappelle les proverbes que je connais jusquà ce que jen possède un nombre suffisant pour répondre aux divers cas qui se peuvent présenter, pour exprimer à mon gré ces cas, et transformer utilement les objections mêmes que me fera Rasendra.
Voici donc, sur le proverbe, une première vue peu faite, après tout, pour nous surprendre. Lon y tient ce proverbe, avant quil ait joué, pour une phrase par ailleurs douée dautorité propre à exprimer tel ou tel fait choisi, à la condition toutefois que rien, dans le détail de son sens, ne diffère absolument de ce fait. (Ainsi dun mot que rend facile à la fois et difficile à placer son étymologie trop apparente). « Cest le cas de dire : qui bavarde avec les riches » pourrai-je penser, ou bien : « Cest justement ce quon appelle : la voix de la cigale ». Entendons : voici les mots qui conviennent à cette situation, la phrase quelle exige. Mais il nest guère utile dinsister ici, ni de citer de nouveaux exemples : il nest pas de façon de considérer le proverbe qui soit plus commune, plus couramment admise. Cest elle qui faisait le fond de mes premières observations, et je ne lavais point tant abandonnée par la suite, on le voit à présent, quune maladresse, voisine de celle où je me trouvais dabord jeté par mon ignorance, mais, elle, voulue, appelée et tenant au souci de nêtre pris au dépourvu par aucune réplique, de nêtre « ignorant » devant aucune objection, ne my dût faire revenir.
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Il est cependant un second point de vue doù je puis à présent considérer le proverbe. Lon a dit que ce proverbe pouvait paraître insaisissable, dans le moment même de son jeu ; seulement, il arrive que ce jeu se prolonge. Bien plus, il arrive que je me trouve forcé, par quelque accident, de le maintenir et par là, ne fût-ce quun instant, de l éclairer, de le développer. Cest où, disant le proverbe sans rencontrer du premier coup la vive adhésion que plus ou moins confusément jattendais, je reviens sur mes paroles, je les recommence, je tâche de montrer que « cétait bien ça ». Je me justifie, après coup, ou plutôt je me continue non pas peut-être sans artifice, ni conscience. Un léger échec, non plus prévu et que lon cherche par avance à réduire, mais se produisant après coup et dans le moment qui suit lusage naïf du proverbe, sans que lon ait eu le temps daltérer cet usage, alors que le proverbe, une fois lancé, se doit bien imposer tel quil est, un tel échec est sans doute propre à nous révéler les traits de létat énigmatique, qui nous occupe. On l y pourrait bien prendre sur le fait.
Suivons la discussion, qui sengage :
RASENDRA « Comment sarrêter brusquement daller au café ? Je ne puis pas abandonner sans raison tous mes amis.
MOI Tu peux commencer par boire un peu moins, ne rester avec eux qu une ou deux heures. Bien sûr, tu nen es pas réduit encore à emprunter, mais quand tu vas te promener il te faut aller à pied. Qui bavarde avec les riches brûle en rentrant la barre de sa porte.
Rasendra na pas lair touché, ne comprend pas. Jinsiste :
Cest ce que je disais : parce que tu perds ton temps à boire avec des amis plus riches que toi, tu te trouves en rentrant sans un sou.
Ou :
Après tout, aller à pied ne serait rien, mais tu sais bien que ta famille ne mange pas autant quelle voudrait.
Ou bien encore :
Même si lon ne vend tout ce quon a, cest une vraie ruine, de laisser les siens dans le besoin.
Ainsi de suite.
Que sest-il passé ? De même que, me préparant à la discussion, je choisissais entre plusieurs proverbes celui qui me semblait le mieux exprimer les faits dont jétais préoccupé, jappelle ici les faits, je forme les phrases qui me semblent le plus aptes à expliquer le proverbe à le faire comprendre, et dun mot, à lexprimer. Je les modifie à cet effet, je les complète, je les tranforme, je mapplique à ce que Rasendra ne puisse par elles être désorienté. Je serre du plus près ce proverbe : ainsi, voulant rendre le « brûler la barre » quil me propose, je passe d«aller à pied » dont le sens est fort lointain, à la « famille privée de manger », puis à la « ruine».
Plus loin :
RASENDRA Il ne faut pas te faire des idées parce que tu mas vu ivre deux ou trois jours de suite. Dabord un rien me monte à la tête, et puis cétait la fête dAmbohibiby cette semaine ; il me fallait bien suivre mes amis.
MOI Tu as bien tort de te laisser entraîner. Quand cest un aveugle qui vous mène on finit dans le fossé.
Et, comme Rasendra hésite :
Ne dis-tu pas toi-même que ce sont tes amis qui tentraînent, et quil te suffit dun peu de vin pour être ivre ?
Justifiant, exprimant ainsi « laveugle qui mène » par « tes amis tentraînent », et le « fossé » par cette ivresse rapide : bien plus, les justifiant par les paroles mêmes de Rasendra, quil ne peut nier, ni retirer. Ainsi je découvre ici dans ces paroles, comme tout à lheure dans les miennes, la même suite didées quoffrait le proverbe, je montre quelles conviennent parfaitement à ce proverbe, quelles ne présentent par rapport à lui aucune image, aucune différence quil serait impossible de réduire ; le proverbe fait leur unité : elles paraissent à présent navoir dautre raison dêtre que de lexprimer.
Cette nouvelle façon de considérer les proverbes nest, pas plus que la première, faite pour nous surprendre. Ce nest point ordinairement la phrase en eux qui nous retient mais bien, tout au contraire, le sujet : fable, moralité, loi de la nature. Lon a souvent voulu voir, dans les proverbes dun peuple, la somme de ses connaissances et comme son système du monde : Quant à exprimer, par le détail, ce système et ses applications, cest affaire au reste du langage. Cest dans le même sens que je notais dabord et citais, dans mes lettres, ceux des proverbes malgaches qui me semblaient particulièrement touchants. Ainsi encore classe-t-on volontiers les proverbes, non point daprès leur phrase, mais daprès leur sens : proverbes touchant à la famille, à la société, au roi
Il semble ainsi que la situation de tout à lheure sest trouvée entièrement retournée. Lorsque je me préparais à la dispute, tenant pour donné ce fait que Rasendra a tort de boire, je recherchais quel proverbe pourrait exprimer au mieux un tel fait. La question était : « Comment le proverbe voudra-t-il dire ceci ?». À linverse, dès que le proverbe a été prononcé, il sagit étant donné le fait que ce proverbe représente et, exactement, que ce proverbe est de trouver les phrases qui sont propres à lexprimer de façon exacte, à le rendre fidèlement. La question est devenue :
«Comment ceci voudra-t-il dire le proverbe ? » Ou bien encore, lon dirait quil sagit dans lun et lautre cas de parvenir à exprimer, par des phrases, un fait. Seulement le proverbe est dabord phrase, ensuite fait. À linverse, les phrases qui lentourent sont dabord fait, ensuite servent de phrases.
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Il nest pas fort aisé dimaginer par le détail comment se peut produire le retournement, dont on vient de voir lorigine, puis les effets. Lironie, lhumour peuvent en donner une idée approchée. Swift écrit :
«Négligeant bientôt son véritable sujet, qui était de nous faire voir toute labomination du vol, notre prédicateur sattacha à bien établir par son sermon que les petits ruisseaux font les grandes rivières et quun sou est un sou».
Et Claude Tillier :
« Il nous parut par la suite que lorateur ne se souciait plus que de prouver une chose : cest à savoir que la cruche se casse à force daller à leau. Tout lui était bon pour cela».
Ainsi pourrait-on dire encore quau lieu de rendre mon opinion par le proverbe, jai dû choisir brusquement de rendre le proverbe par mon opinion. Je cesse dadmettre que Rasendra a tort de boire pour me consacrer à cette nouvelle et urgente vérité dont Rasendra nest quun cas particulier à savoir que celui qui bavarde avec les riches brûlera sa barre en rentrant chez lui. Je ne peux dire le proverbe, en quelque manière, quà la condition de croire aussitôt que « cest arrivé». Il semble que le sens ne soit pas ici un fait stable, simple, donné avec le proverbe, mais à propos de ce proverbe une invention et comme un exercice.
Si obscurs que demeurent encore en eux-mêmes la distraction, le déplacement de ladhésion que suppose un tel exercice, ils éclairent singulièrement, dès quon les veut admettre, les difficultés que nous proposait tout à lheure le jeu du proverbe. Les singularités mêmes quils présentent se trouvent exactement répondre aux singularités qui nous arrêtaient. Ainsi devais-je remarquer que mon assurance me paraissait due, non pas à mon proverbe, mais à la vérité des événements que je citais. La raison en est simple : cest que je ne voulais plus tenir ce proverbe que pour un événement vrai. Pour la disproportion de ton entre le proverbe et les phrases communes, elle ne métait sensible que si mon proverbe échouait : cest aussi quen cas de succès je neusse pas songé à tenir ce proverbe pour phrase, et à le comparer aux phrases voisines. Enfin lon a vu combien je répugnais à tenir les proverbes pour ce quils sont au point que, traitant de leur influence, il me déplaisait de rapporter cette influence au « proverbe». Le langage aussi bien nous fait ici défaut, il est difficile dadmettre que parlant en général dun proverbe lon ait en vue toute autre chose quune phrase donnée, formée de certains mots, propre à rendre certains faits ; et exactement le contraire dune phrase : un événement indépendant de tous mots, un fait quil sagit dexprimer. Dès linstant que lon parvient à isoler ce fait, toute difficulté est levée : lorsque je prononce le proverbe, ce nest point une phrase que je place habilement, cest une vérité dont jaffirme lexistence.
Mais il faut à présent remonter jusquà mes premières surprises : le proverbe mapparaissait tout dabord, on la vu, comme une phrase, en soi claire ou obscure, mais en tout cas détachée du cours général de la conversation phrase offrant diverses liaisons, prêtant à certaines images et telle enfin que je ne pusse sans quelque effort la rattacher au sujet dont il était traité. Or il me fallait reconnaître dans le même temps que ces liaisons ni ces images nétaient sensibles aux Malgaches qui avaient usé du proverbe. Bien plus, évitant de saisir ces proverbes alors que je tâchais de les leur présenter, ils ne semblaient les pouvoir atteindre quen les développant, et en les rendant par des phrases communes. Je devais ainsi supposer quil y avait dans le proverbe quelque nud qui exigeait, pour être saisi, que lon considérât ce proverbe dans son application, et comme dans sa projection. Mais lon peut dire à présent, plus simplement : dans son expression comme une chose, que lon ne peut saisir que si lon a commencé par lexprimer. Or, javais pris pour des mots ce que les Malgaches entendaient en choses. À quoi tenait notre malentendu.
Aussi bien est-ce un malentendu analogue, mais tout entier transporté en moi, que jappelais plus loin antinomie : distinguant ainsi entre les proverbes complexes, riches de trop de sens inattendus et par là même condamnés à demeurer pour moi phrases, exigeant dêtre considérés à part, et, dun autre côté, les proverbes plus simples, « allant de soi », évidents, que je plaçais fort bien dans les conversations, je formais une opposition voisine de celle qui devait plus tard mapparaître entre le proverbe avant et après lusage : lun complexe, varié, difficile à réduire, lautre au contraire naturel, allant de soi, exigeant seulement dêtre au plus tôt exprimé, et appliqué ; une preuve en était que le proverbe le plus complexe, sil me devenait par rencontre familier et naturel, passait aisément dans la seconde classe. Il nest enfin aucune de mes remarques, si contradictoires quelles aient pu paraître, qui ne puisse trouver ici sa raison et sa place : cest dans le passage dun état à létat opposé et, si lon veut, dune observation à lobservation contraire, que tient tout le jeu du proverbe. À la réussite de ce mouvement est attaché son succès.
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Si le dessein et la figure générale dun tel exercice nous sont à présent familiers, il est un de ses traits cependant qui demeure mystérieux : cest linfluence quil exerce. Tout se passe comme si le retournement ou plutôt la transformation, que lon a vue, donnait à son auteur quelque mérite. Elle est difficile, sans doute, et ne réussit pas toujours. Mais il y a plus : elle semble encore grave, pressante au point que chacun des interlocuteurs, délaissant un instant son opinion propre, sy trouve intéressé. Tout se passe comme sil y avait des événements les proverbes tels quil fût louable, méritoire de parvenir à les exprimer. Ainsi pourrait-on imaginer que la réussite dune expression difficile sans laquelle le sens même et le langage se verraient mis en danger oblige en quelque sorte mon adversaire, aussi intéressé que moi à ce que ce sens et ce langage continuent, à reconnaître lassurance et le succès, que me vaut une difficulté vaincue. Il faudrait dire en ce cas que ma première maladresse ma mis sur la voie dune maladresse plus générale, et inhérente peut-être à tout langage. Si lon voulait nommer cette maladresse, il viendrait à peu près ceci : certains mots doivent être tenus pour choses. Ce serait peu : ils sont encore des choses singulières, quil est urgent de dire, et de dire le plus exactement possible en sorte quà propos de ces choses, ou de ces mots, toute une part du langage se trouve employée à établir que lon peut parler.
Il est possible aussi que mes efforts mêmes pour pénétrer le proverbe maient trompé, en me montrant le proverbe sous la forme dun effort et quenfin, pressé de réussir, jaie tourné la difficulté plutôt que de la résoudre. Je ne voulais que décrire cette difficulté, et ces efforts.
Notes
38 Le filanjana est une sorte de chaise à porteurs.
39 Leurs longues cornes sont la partie la plus fragile des petits taureaux de terre glaise que font les enfants malgaches. Le sens du proverbe est, à peu près : il ny a pas de taureau de terre qui ne doive bientôt perdre ses cornes.
40 Nom de petite fille
41 Il est trop tard pour lui parler.
42 La « mauvaise langue » répète déjà à droite et à gauche . « Quelle poussière chez Ranona ! Quelle saleté ».
43 Le pauvre, tout occupé à bavarder avec le riche, na pas eu le temps de faire ses fagots. Il lui faut brûler en rentrant, pour allumer son feu, la barre de bois qui lui sert à fermer sa porte.