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Ce texte a été
présenté lors du colloque "The future of the Book",
organisé le 23 juillet 1994 par lInternational Center for
Semiotic and Cognitive Studies,
Università degli Studi, Repubblica di San Marin
et fut publié originalment au numéro 1, tome 41, du Bulletin
des Bibliothécaires de France
Dans un entretien accordé au journal Le Monde1,le directeur de la Bibliothèque du Congrès, James Billington, déclarait que les nouvelles technologies de lère du multimédia devaient être utilisées de manière à «renforcer la culture du livre ».
Bien que mon expérience personnelle en matière de documentation multimédia soit beaucoup plus modeste que celle de mon éminent collègue, je ne partage pas tout à fait cette position presque défensive. Elle ne me semble pas rendre compte de la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons.
La lecture émancipée du livre
Dun côté, la « culture du livre », cest-à-dire une certaine manière de produire du savoir, du sens et de la sociabilité, disparaît chaque jour un peu plus sous nos yeux. Dun autre côté, le syndrome de la textualité et de son corollaire, la lecture, devient omniprésent, et le mythe de la bibliothèque universelle apparaît plus que jamais comme un paradigme du savoir.
Un tel paradoxe ressemble étrangement à ce que Douglas Hofstadter appelle une « hiérarchie enchevêtrée »2
Le livre, fondement multiséculaire de la textualité, se retrouve comme surplombé par une métatextualité qui sétend progressivement à lensemble des modes de représentation du monde, à lensemble des médias, tout en continuant, tout de même, à fonctionner comme référent. Cest ainsi que la difficile mise au point de dispositifs de feuilletage sur écran témoigne de cet effort de retournement du livre en non-livre et en même temps de permanence du livre.
Entendons-nous. Je ne prétends pas que les livres concrets soient en train de disparaître corps et biens. Ils vont au contraire continuer à proliférer longtemps et lun des grands problèmes à résoudre pour le bibliothécaire sera, dailleurs, de pouvoir naviguer dans un espace documentaire hybride, à la fois imprimé et digital.
Mais lobjet livre a perdu la position centrale quil occupait naguère dans le champ, à la fois cognitif, culturel et politique qui sest constitué autour de lui et que nous pouvons qualifier, avec Roger Chartier, d«ordre du livre »3
.Ce champ est aujourdhui en pleine reconfiguration autour non plus dun objet fondateur, mais du processus même de lecture.
Ce processus de lecture, en s'émancipant de la camisole du livre et en sexerçant à une véritable polytextualité où sinterfèrent divers types de textes et dimages, des sons, des films, des banques de données, des messageries, des réseaux interactifs génère progressivement une nouvelle dimension, polymorphe, transversale et dynamique, que lon peut appeler métalecture. Et la question qui mimporte le plus aujourdhui, en tant que bibliothécaire, est de savoir si un nouvel ordre du savoir doit émerger et comment peuvent sy inscrire les bibliothèques.
Bien sûr, les enjeux fondamentaux que sont la transmission des connaissances, la circulation des symboles et la constitution dune communauté ne changent pas. On peut même dire que la capacité du processus de métalecture à se prendre lui-même en compte exacerbe les enjeux de savoir et de pouvoir. Cest ainsi quaprès la maîtrise des matières premières, puis de lénergie, puis des flux financiers, celle des « flux de connaissance » devient clairement le défi majeur des prochaines décennies 4.
Il nen demeure pas moins quune vision purement linéaire et cumulative partant de lhypothèse dun renforcement continu de la civilisation du livre et envisageant le multimédia comme un simple perfectionnement ne permet pas, me semble-t-il, dentrevoir lavenir du livre.
En résumé, ma thèse est la suivante : le livre a sans doute encore un bel avenir devant lui car il a suffisamment démontré jusquà présent son efficacité cognitive et sa robustesse ; mais il se trouve débordé par un processus de métalecture qui devient une nouvelle locomotive culturelle.
Trois éclairages obliques, dérivant de mon expérience personnelle, peuvent contribuer à étayer mon propos.
De lincunable au multimédia
Le premier éclairage met en scène Lyon, lune de ces villes où sest anticipé lavenir du livre, dans un va-et-vient incessant entre innovation technologique, industrie, circulation de la monnaie et convulsions sociales.
Cest à Lyon que le premier livre en langue française est imprimé (1476), ainsi que le premier ouvrage illustré en France (1478). Au début du XVI e siècle, Lyon est avec Venise et Paris lun des principaux foyers européens de diffusion du livre : limprimerie se perfectionne, la librairie prospère, les humanistes, comme Rabelais, viennent sy faire éditer, la littérature sépanouit.
Deux siècles plus tard, Jacquard y préfigure linformatique en utilisant des cartes perforées pour automatiser les métiers à tisser des canuts. En 1895, après avoir trouvé le premier procédé de photographie en couleurs, les frères Lumière y inventent le cinématographe.
En 1944, enfin, Higonnet et Moiroud y déposent le brevet de la photocomposition qui marque la rupture définitive avec le plomb et lavènement de la lumière.
Il nest pas jusquà la soie elle-même cette trame quasi immatérielle et programmée, support dimpression et métaphore possible du continuum numérique qui ne symbolise la passion de Lyon pour la recherche dune inscription toujours plus agile des signes.
Autrement dit, à travers limprimerie, la programmation, la photographie, le cinéma, la photocomposition et même lindustrie textile, une bonne partie des ingrédients qui vont converger vers le multimédia inscrivent leur polyphonie dans lhistoire dune ville. Cest pourquoi, en tant que bibliothécaire lyonnais, je trouve si pertinente la façon dont le grand bibliographe McKenzie défend une conception délibérément extensive de la textualité :
« L étymologie même du mot « texte » confirme quil est nécessaire détendre son acception usuelle à dautres formes que le manuscrit ou limprimé. Le mot dérive, bien entendu, du latin « texere », qui signifie « tisser » et fait donc référence , non pas à un matériau particulier , mais à un processus de fabrication et à la qualité propre ou à la texture qui résulte de cette technique ( ) sous le terme « texte », jentends inclure toutes les informations ver -bales , visuelles , orales et numériques , ( ) tout ce qui va de lépigraphie aux techniques les plus avancées de disco -graphie»5.
Une bibliothèque en mutation
Mon deuxième éclairage met en scène la bibliothèque de Lyon, dont jai la charge, et son effort dadaptation aux mutations du paysage documentaire. Lexemple de cette bibliothèque publique, la plus importante de France après la Bibliothèque nationale de France, est particulièrement intéressant car il intègre de nombreux paramètres dont la combinaison traduit assez bien la complexité du fait culturel contemporain. Il rend presque palpable la nécessité de nouvelles stratégies de lecture.
On y trouve, par exemple, un fonds ancien extrêmement riche qui pose dépineux problèmes de conservation et de communication, mais aussi une forte activité de prêt fondée sur une logistique des flux quasi industrielle ; des manuscrits et des livres mais aussi des estampes, des photographies, des films et des disques par dizaines de milliers ; un public de chercheurs et desthètes, mais aussi des chômeurs en recherche de réinsertion ou des adolescents des banlieues ; une fonction encyclopédique mais aussi des secteurs dinformations pratiques ou spécialisées. Bref, un foisonnement qui na plus grand chose à voir avec le modèle dAlexandrie
La situation peut se résumer en une explosion documentaire couplée à un brouillage des frontières entre les publics et entre les usages. La mutation est socioculturelle au moins autant que technologique.
Pourtant lorganisation et même larchitecture de la bibliothèque de Lyon incarne encore lordre classique du livre. Par exemple, la hiérarchisation des ouvrages et des usages sinscrit dans une stratification verticale des publics et des fonctions : au rez-de-chaussée, les éditions courantes, le prêt, le grand public et la fonction loisirs ; au dernier étage, les fonds précieux, les chercheurs et une communication réduite ; entre les deux, un subtil étagement de secteurs plus ou moins spécialisés, chaque strate possédant sa logique, son public, ses fonctions. Cette logique de séparation, indépendante des contenus de connaissance, sapplique aussi aux différents supports et rejette les non-livres à la périphérie.
Cest pourquoi, partant de lidée que les outils du savoir, les catégories sociologiques et les clivages académiques changent et se diversifient sans cesse, nous engageons une restructuration de la bibliothèque en la redéployant autour des contenus.
Le recentrement sur les contenus devient le maître mot de toute révolution bibliothéconomique.
Cest ainsi quune thématique donnée devra pouvoir mobiliser autour delle tous les documents et tous les outils pertinents. Elle devra pouvoir être absorbée du point de vue de tous les usages possibles, quel que soit le niveau de chaque usager. Les bibliothécaires eux-mêmes devront faire leur propre révolution copernicienne, plutôt que de rester crispés sur une technicité que lindustrie du multimédia est dailleurs en train de leur ravir. Ils devront devenir, ou plutôt redevenir, de véritables médiateurs de la connaissance.
Bien sûr, les contenus eux-mêmes changent et interfèrent. Lencyclopédisme se fait interdisciplinarité. A limage du projet de San Francisco 6, notre bibliothèque doit acquérir suffisamment de flexibilité. Elle doit sorganiser autour des disciplines comme autour dautant de bassins dattraction dont les contours fluctuent en fonction des points de vue et des usages. En somme, la bibliothéconomie qui était traditionnellement un art du classement doit devenir un art du passage.
De nouvelles machines à lire
Mon troisième éclairage concerne la Bibliothèque nationale de France et son projet de poste de lecture assistée par ordinateur (PLAO), auquel jai eu la chance de participer. Il me permettra dillustrer les difficultés quil y a à penser le nouvel ordre du savoir.
Ce poste de travail, qui fonctionne déjà sous forme de prototype, doit permettre au lecteur de travailler sur un corpus de documents numérisés puisé dans limmense réservoir de la bibliothèque. Parmi les diverses possibilités offertes par cet outil, les fonctions de comparaison, dannotation et dindexation sont sans doute les plus attractives. Elles rendent possibles, par exemple, la comparaison sur un même écran de plusieurs versions dun texte ou la constitution dun dossier personnalisé. Lintérêt majeur du PLAO est dintroduire un couplage dynamique entre lecture et écriture. Il fonctionne comme une interface active où le processus de lecture se transforme immédiatement en processus décriture. Il est, en quelque sorte, un outil de traduction dun corpus donné en une oeuvre nouvelle, via la créativité de lusager.
Je reviendrai sur les perspectives offertes par ce nouveau concept, très puissant, de lecture-écriture. Mais, pour le moment, je souhaite marquer les limites dun projet que lon présente souvent comme le fleuron de la Bibliothèque nationale de France, alors quil reste encore dépendant dune conception relativement classique du livre et marqué par un usage académique.
En effet, le modèle auquel se réfère encore le PLAO pourrait être qualifié de « lecture infinie dun texte fondateur ». Il sagit de prendre une oeuvre, ou un ensemble doeuvres bien circonscrites, dy appliquer diverses grilles de lecture, plus ou moins sophistiquées, détablir des comparaisons avec les variantes, de mobiliser une documentation contextuelle et, finalement, de produire une nouvelle lecture du texte originel. Le modèle PLAO se préoccupe assez peu de la recherche du matériau documentaire et suppose connu le point dancrage 7.
Or, la question la plus importante posée aux bibliothèques par les nouveaux usages se situe justement en amont du processus de lecture intensive, dans le balayage dimmenses masses de données hétérogènes et délocalisées. La vraie difficulté, technique et heuristique, réside dans le va-et-vient entre la station de travail et son environnement qui peut être, à la limite, lensemble des réservoirs documentaires du monde et qui, en plus, naura pas, pendant longtemps encore, lhomogénéité parfaite dun continuum numérique.
Encore une fois, ce qui comptera de plus en plus sera moins lappropriation dun texte ou même dune oeuvre que la poursuite dune thématique à travers un espace de connaissances composite. La bibliothèque future devra fournir les outils de cette navigation.
Les trois éclairages précédents font sentir quun nouvel ordre du savoir émerge à travers la recherche dune extensivité accrue du texte et de ses modes de lecture. Mais avant de lappréhender il est bon de revenir à ce qui la précédé et préparé.
Lordre du livre
Lordre du livre met en scène une trilogie lauteur, le livre, et le lecteur fondée sur la séparation des rôles et la stabilité : dun côté lauteur, de lautre le lecteur, tous deux échangeant leurs singularités à travers linterface stable, fiable et publique du livre. George Landow et Paul Delany ont raison dinsister sur les « trois attributs cruciaux du texte livresque linéaire, délimité et fixé que des générations de chercheurs et dauteurs ont intériorisés comme des règles de la pensée et dont les conséquences sociales ont été considérables »8.
Le livre tire donc son efficacité spécifique non pas tant dêtre un texte que dêtre un noeud de contraintes physiques, économiques et juridiques, qui diffèrent et médiatisent leffet du texte.
Il sagit, dabord, des contraintes physiques de lobjet livre qui bornent et scandent le texte en un nombre limité de pages, balisées typographiquement. Elles font du livre un lieu de mémoire, « une camisole mnémo-nique », selon lexpression de Dierk Hoffmann 9 , parfaitement adaptée à une saisie globale et individuelle de la signification, dans le for intérieur du lecteur. En même temps, comme le remarque très justement Geoffrey Nunberg 10, elles fixent le désir indéfini de sens en désir et en plaisir dobjet. Ces deux propriétés, cognitive et affective, contribuent directement à la constitution de lindividualité moderne.
Une autre contrainte, plus fondamentale encore, structure lespace mental de la modernité, celle qua le texte, dans le livre, dêtre linéaire et, surtout, davoir un début et une fin. Par ce simple dispositif, cest toute une logique et pourrait-on dire toute une épistémologie de lexposition et de la démonstration qui est mise en oeuvre. La signification y est procédurale, elle sy développe selon un ordre des raisons qui vise à aboutir, en fin de compte, à une représentation adéquate et relativement stable dune séquence de réalité. A la différence, par exemple, de lhypertexte numérique, qui stimule la complexité des choses et se comporte comme un jeu du monde, le livre évacue toute confusion entre langage et monde, entre réalité et représentation ; il vise intrinsèquement des effets de vérité (dont la fiction littéraire nest, au fond, que le double inversé). En somme, le livre alimente la conversation sociale en produisant des arguments.
Autres contraintes encore, celles de la chaîne éditoriale. On ne dira jamais assez, par exemple, limportance du « bon à tirer » qui sépare nettement lacte décrire, révisable et interminable, de loeuvre elle-même cette capsule du temps suspendu, enfermée dans sa boîte et livrée aux interprétations plurielles de ses lecteurs.
La répétition à lidentique, par limprimerie, limite le jeu de linterprétation et, en même temps, le relance sans cesse, dun exemplaire à lautre, dune lecture à lautre, à travers lespace public. Cet engrenage de boucles interprétatives contribuent fortement à structurer lespace mental et culturel. Il lui évite le confinement solipsiste autour dun texte unique, dun grand récit, toujours repris ou, au contraire, la divergence sans fin vers un sens à venir.
On peut dire, sans exagérer, que le circuit du livre, dans sa forme aboutie, cest-à-dire à partir de la fin du XVIII e siècle, régule la subtile dialectique entre particulier et universel, entre consensus et pluralisme, entre lecteur privé et citoyen, qui aura fondé lesprit de la modernité. Dun côté, il excite au développement de singularités individuelles ou collectives, de lautre il ménage un espace public de circulation.
Comme lécrivent Roger Chartier et Pierre Bourdieu, « un livre change parce quil ne change pas alors que le monde change » et que son mode de lecture change. Ou encore : «Le partage dun même objet par toute une société suscite la recherche des différences neuves aptes à marquer les écarts»11.
La bibliothèque en est une bonne illustration. Contrairement aux poncifs, elle nest pas quun lieu de méditation, de fixation morne de la mémoire ou de quadrillage réactionnaire du savoir. Comme le prouvent lincessante réorganisation des espaces et des fichiers ou la constante redistribution des publics et des usages, la bibliothèque na jamais cessé dêtre une interface dynamique.
Résumons-nous. Lordre du livre a brillamment contribué à résoudre le problème de la circulation des connaissances et de la sociabilité démocratique en instaurant tout un dispositif de limitations et de médiations.
La lecture quant à elle, sest propagée, paradoxalement, à travers un modèle intensif, en prenant appui sur des textes bien délimités et stables. Le grand défi du nouvel ordre numérique va consister, au contraire, à dépasser cette fructueuse contradiction entre rétention et diffusion, sans pour autant, cependant, en disqualifier les enjeux cognitifs, culturels et politiques.
Le numérique transgresse au moins trois limites essentielles : celle du texte lui-même, dans son extension spatio-temporelle ; celle qui sépare le lecteur de lauteur ; celle enfin qui distingue le texte de limage, ce non-texte par excellence.
Lexplosion du texte
Quelques-uns des ingrédients qui concourent à lexplosion des limites textuelles sont désormais bien connus. Il sagit, entre autres : de la digitalisation du texte intégral et plus seulement des références bibliographiques ; des immenses possibilités darchivage, de balayage et de mise à jour en temps réel ; de la faculté de relier, potentiellement, nimporte quelle chaîne de caractère à nimporte quelle autre ; de laccès ultrarapide, par des interfaces conviviales et des réseaux de type Internet, aux meilleures sources, quelles que soient leur localisation de par le monde ; de léchange rapide des commentaires dans les forums électroniques.
Ces nouvelles possibilités favorisent la lecture extensive, la comparaison de textes et de points de vue très divers, la transversalité pluridisciplinaire, « la conversation » entre lecteurs. Elles commencent à avoir un impact considérable aussi bien sur les mécanismes dappropriation individuelle des textes que sur la sociologie de la lecture.
Elles font émerger un nouveau paysage mental qui donne limpression à ceux qui lhabitent dêtre davantage immergés, collectivement, dans lespace dun livre sans fin plutôt que confrontés, solitairement, à la bidimensionnalité de la page.
Cette véritable hypertextualité a pour effet de subvertir ce que lon pourrait appeler, pour reprendre une métaphore cognitiviste empruntée à Jerry Fodor 12, la « modularité » de lespace documentaire au profit dun modèle connexionniste.
A lemboîtement hiérarchisé de capsules textuelles qui caractérise lordre du livre du chapitre jusquà larchitecture rationnelle de la bibliothèque , elle substitue un réseau dynamique, où létat (la pertinence) de chaque noeud dépend des autres noeuds et du point de vue adopté par le chercheur, où peut sexercer ce que Michel Authier et Pierre Lévy appelle une cosmopédie : « Le fait de consulter une figure, une carte, un lien, un texte modifie les indices de centralité et de stabilité associés à lénoncé et transforme du même coup la topologie du réseau hypertextuel ( ) la cosmopédie est comme un espace relativiste courbé par la consultation et linscription » 13.
Aux interfaces rigides qui régissent le passage dun niveau hiérarchique à lautre fichier, index, table des matières, thésaurus , elle substitue progressivement des procédures dauto-indexation du texte par lui-même, des textes par les textes.
Aux stratégies a priori qui visent, par exemple, à faire entrer tout document dans une classification universelle, lhypertextualité préfère une tactique des petits pas, susceptible de relier après coup des corpus nés de recherches et de points de vue particuliers. Elle parie, en somme, sur la pluralité des mondes documentaires. Autrement dit, à lidéal dun savoir cohérent et convergent, dont la bibliothèque serait le microcosme, elle oppose le champ hétérogène dune connaissance en mouvement.
Il est évident quun tel renversement copernicien porte encore plus haut les performances des outils de connaissance. Mais il comporte aussi des risques redoutables, dordre culturel, étroitement liés à lextinction des médiations traditionnelles et découlant dune certaine difficulté à maîtriser les repères de lespace-temps et à contrôler la fiabilité des énoncés.
Par exemple, le balayage de grands corpus numérisés, combiné au jeu enivrant des similitudes, peut conduire à un véritable aplatissement des stratifications constitutives dune discipline ou dune tradition. Comme lécrit Roger Chartier, « le possible transfert du patrimoine écrit du codex à lécran ouvre des possibilités immenses, mais il est aussi une violence faite aux textes, séparés des formes qui ont contribué à construire leurs significations historiques »14.
Autre risque, dont tout utilisateur dInternet est conscient : le nomadisme déboussolé ou son corollaire, le confinement autour de problématiques singulières, auto-entretenues. Ce double dérapage par rapport au modèle foncièrement universaliste du livre trouve un écho dans le relativisme postmoderne et peut mener à une sorte de tribalisme culturel.
Une troisième difficulté concerne la possible disqualification du témoignage et du rapport au réel à distinguer de la preuve 15 que le livre savait garantir en engageant, par le bon à tirer, la responsabilité et, pour ainsi dire, la réalité de lauteur même si celui-ci avait menti ou sillusionnait. A contrario, la mise à jour en temps réel dun magazine électronique illustre bien lun des paradoxes de lhypertextualité : dun côté la réalité la plus immédiate fait irruption dans le texte, de lautre elle y perd toute force, faute de sy être véritablement inscrite.
En même temps quelle fait exploser les limites du texte, lhypertextualité réactive lune des questions fonda-trices de la culture : par quelles médiations expérience particulière et pratique collective peuvent-elles séchanger ?
Une textualité dynamique
Il est un terrain sur lequel cette interrogation se fait aujourdhui de plus en plus concrète : le rapport entre auteur et lecteur. Celui-ci était dominé, jusquà présent, par une distinction nette et une relation « spéculaire » entre les deux protagonistes. En effet, bien que, selon Proust, toute lecture fût, en même temps, auto-lecture puisquelle permettait à la conscience de faire retour sur soi elle navait cependant rien de circulaire dans son rapport au livre ; elle y fonctionnait suivant un enchaînement univoque de représentations : celle de la conscience écrivante au miroir de la page, puis celle de la page au miroir de la conscience lisante. Les nouvelles pratiques de la textualité auraient plutôt tendance à traverser le miroir.
Ainsi, comme nous lavons déjà suggéré, lapparition de postes de lecture assistée par ordinateur (PLAO) permet denvisager quune interaction forte sétablisse entre lecture, traduction, annotation, citation, réécriture et écriture proprement dite. Les conditions de réalisation dun CD-Rom multimédia, où interviennent simultanément des chercheurs, des enseignants, des bibliothécaires, des auteurs, des graphistes, etc., illustrent, elles aussi, cette tendance générale à linterpénétration des rôles. De même que la possibilité, offerte désormais par lédition électronique à distance, de personnaliser le contenu dun livre avant de limprimer pour soi. Ou encore la production darticles dans des forums électroniques où la frontière entre auteurs et lecteurs na déjà plus grand sens.
Nous assistons, selon lheureuse expression de Bernard Stiegler, à lapparition dune « textualité dynamique»16 qui, en sémancipant de la camisole du livre, ne transforme pas seulement le rapport individuel au texte mais aussi le modèle traditionnel de production et de transmission des connaissances. A une transmission linéaire, descendante et relativement individualisée tend à se substituer progressivement un dispositif de co-émergence des savoirs où lenseignement, lauto-apprentissage, la création intellectuelle et la diffusion coopèrent étroitement.
Contrairement au préjugé selon lequel la littérature à la différence de la documentation scientifique et technique échapperait, par essence, à la mutation numérique, sous prétexte quelle dépendrait exclusivement de la temporalité et de la sensualité de lobjet livre, la création littéraire elle-même commence déjà à trouver dans lhypertextualité les moyens de dépasser la narration linéaire ou les pauvres formalismes oulipiens. Lécrivain peut, par exemple, simuler plusieurs versions dun univers et les faire interagir entre elles ; il peut aussi introduire le lecteur comme acteur dans le jeu de la fiction. Plus prosaïquement, la diffusion électronique permet denvisager que des auteurs court-circuitent la chaîne éditoriale pour atteindre directement un grand nombre de lecteurs et dialoguent avec ceux-ci.
Nous constatons, une fois de plus, que lempire du digital survalorise la mise en relation et la circulation en tant que telles, plutôt que lacquisition dun contenu. A la métaphysique substantialiste du sens caché, quune lecture verticale tenterait de dévoiler, il préfère la rhétorique de léchange et de la conservation 17. A lesthétique de la profondeur, il oppose une pragmatique de linterface.
Ce changement de priorité a pour effet de déstabiliser les médiations traditionnelles celles qui sont chargées de légitimer les textes, comme les maisons dédition ou les comités de lecture, et celles qui régulent léconomie des échanges, comme le droit dauteur et le copyright. Dun côté, les instances de légitimation ont tendance à perdre une partie de la légitimité quelles détenaient de leur position dans une hiérarchie relativement stable. Dun autre côté, la distinction que lordre du livre établissait nettement entre valeur dusage ce potentiel infini de lecture gratuite que renferme chaque ouvrage et valeur déchange le prix du produit livre est appelée à se résoudre dans lacte même de lire, sur un écran, et dans sa facturation
Léconomie des textes rejoint celle du cinéma et de la télévision.
Limage, cette néo-écriture
Lalliance du texte et de limage nest pourtant pas une nouveauté. Dès le XV e siècle, textes et images imprimés entretiennent un dialogue serré et se perfectionnent mutuellement, à tel point que lhistoire du livre est difficilement séparable de celle de la gravure, puis de la photographie. Cette collaboration dépasse la simple fonction illustrative. Frances Yates 18 montre bien que, dans les « arts de mémoire », la figuration despaces architecturaux relaie et condense ce quun long discours a du mal à fixer. Elizabeth L. Eisenstein 19 insiste, quant à elle, sur ce rôle de limprimé, à laube des temps modernes, dans la diffusion des images scientifiques : celles-ci vont pouvoir opposer leur langage clair et distinct aux circonvolutions des textes religieux, tout juste libérés du scriptorium et encore alourdis doralité.
Mais nul mieux que François Dagognet na montré, à lencontre dun préjugé tenace qui prétend confiner limage dans laffect et lindiciel, à quel point écriture et iconographie ont concouru au développement dune textualité toujours plus opératoire :
« Il nest aucune discipline qui ne bénéficie de liconicité : ( ) partout simposent des dessins, des trajectoires, des courbes de niveau, des cartes, bref, des figures structurales et géométriques. Lerreur serait de les tenir pour des auxiliaires didactiques, de commodes illustrations, alors quelles constituent un instrument heuristique privilégié : ( ) une véritable néo-écriture, capable, à elle seule, de transformer lunivers et de linventer » 20.
A preuve, par exemple, limagerie médicale (radiographie, scintigraphie, tomographie, résonance magnétique ), dont les grilles de lecture révèlent derrière le corps opaque, pourtant propice à une esthétique de lindicible, une multitude de plans, un vocabulaire et une syntaxe. Le multimédia, cependant, va encore plus loin. En taillant textes et images dans la même étoffe numérique, il réalise un saut qualitatif et transforme ce qui nétait jusquà présent quune complémentarité texte-image en une véritable hybridation. En effet, pendant que le texte perd de sa linéarité et sexplore comme une carte, limage virtuelle gagne en temporalité, expose des processus et devient discours. En se faisant simulation, limage rejoint, renforce et diversifie la dynamique textuelle.
Pour une politique du texte
Par les trois approches qui précèdent, jespère avoir éclairé ma proposition liminaire selon laquelle le processus de lecture et non plus lobjet livre devient central, tout en se complexifiant et en combinant plusieurs formes ou niveaux de lecture. Jai qualifié celui-ci de métalecture, dabord parce quil englobe, comme cas particulier, la lecture linéaire dun texte fini, ensuite, et surtout, parce quil est largement autoréférent ; il tire, en effet, une bonne partie de son efficience du jeu quil opère sur ses variables et de sa capacité à expérimenter ses propres limites.
Le contenu dun livre donne lillusion dêtre relativement indépendant du mode de lecture, car celui-ci demeure assez stable et stéréotypé, à limage de la structure du texte ; cette illusion renforce lidéologie spéculaire de la connaissance, dont lune des métaphores préférées est justement celle du grand livre de la nature que lon déchiffre. A linverse, les technologies numériques permettent de multiplier, autour dun même contenu, les angles dapproche différents, de faire varier les paramètres, de traiter le matériau textuel et, finalement, de le reconstruire. Le contenu supposé en vient à moins compter que les opérations susceptibles den révéler les potentialités et den prolonger les effets.
On pourra rétorquer que tout lecteur de livre, dans son for intérieur, traite de linformation, établit des relations et réécrit son livre (auto-lecture). Ce serait minimiser limpact des prothèses cognitives qui, en extériorisant, en instrumentalisant et en socialisant certains mécanismes mentaux, en modifient la portée et la nature. Ce serait, surtout, ignorer que tout mode de lecture véhicule et légitime un modèle culturel et que, par conséquent, les dispositifs de métalecture ne peuvent que remettre en question la culture du livre ou, pour le moins, la traumatiser. En tant que bibliothécaire, au service dune collectivité, jai tendance à envisager la crise du livre dabord en temps politico-culturels. Plusieurs questions se sont posées en ces termes au fil de notre parcours. Elles concernent la constitution et lappropriation dune mémoire collective, le rôle du témoignage, la fiabilité de linformation, la délocalisation du savoir.
Toutes convergent, finalement, vers la question du « sens », cest-à-dire ce qui donne consistance au fait de vivre en communauté. En effet, la sophistication croissante des dispositifs de traitement de linformation semble saccompagner dune évaporation des référents stables, clairement repérables et transmissibles, que produisait lordre du livre.
Bien sûr, de nouvelles dispositions, en particulier en matière de droit dauteur et de copyright, vont tenter dordonner le nouveau paysage documentaire et dy ménager des points dancrage. Mais il ne faut pas perdre de vue que les enjeux se situeront, désormais, beaucoup plus du côté des processus de lecture que de la fixation des contenus.
Autrement dit, il faudra veiller à ce que tous les citoyens disposent des outils adéquats et maîtrisent les nouvelles techniques de lecture. Plus profondément, il faudra favoriser le partage des mêmes pratiques.
Les bibliothèques continueront, par conséquent, à jouer un rôle très important, qui dépassera largement la simple détention dun patrimoine. Elles devront devenir des lieux de formation, de manière à éviter quun fossé ne se creuse entre ceux qui maîtrisent les raffinements de la métalecture et les autres. Elles devront surtout offrir aux citoyens loccasion de réinventer ensemble, dans le contexte du relativisme et de la virtualité, lespace public du savoir, sans lequel la connaissance nest pas culture.
Notes
1. James BILLINGTON, « Un chartiste de lhypertexte », Le Monde, 1erjanvier 1994.
2. Douglas HOFSTADTER, Gödel, Escher, Bach : an Eternal Golden Braid,New York, Basic books, Inc., 1979. Trad. française : Gödel, Escher, Bach : Les Brins dune Guirelande Eternelle, Paris, Interéditions, 1985, p. 12 de la traduction : « Le phénomène de la Boucle Etrange se produit chaque fois que, à la suite dune élévation (ou dune descente) le long de léchelle dun système hiérarchique quelconque, nous nous retrouvons, à notre grande surprise, au point de départ. Jutilise parfois lexpression Hiérarchie Enchevêtrée pour parler dun système dans lequel se produit une Boucle Etrange ».
3. Roger CHARTIER, Lordre des livres, Aix-en-Provence, Alinéa, 1992.
4. Albert BRESSAND, Catherine DISTLER, Sous le signe dHermès : la vie quotidienne à lère des machines relationnelles, Paris, Flammarion, 1995.
5. D. F. MCKENZIE , Bibliography and the s ociology of texts. The Panizzi Lectures, 1985, Londres, The British Library, 1986. Trad. française : La Bibliographie et la sociologie des textes,Paris, Ed. du Cercle de la Librairie, 1991, p. 31.
6. La nouvelle bibliothèque publique de San Francisco ouvrira en 1996.
7. Cette préoccupation est désormais présente dans le projet MEMORIA, que la Bibliothèque nationale de France mène actuellement avec plusieurs partenaires européens.
8. George P. LANDOW, Paul DELANY, « Hypertext, hypermedia, and literary studies : The state of art », Hypermedia and Literary Studies, Cambridge, 1991, p. 3.
9. Dierk HOFFMANN, « Edition-rhizome », Genesis, n° 5, Paris, J.-M. Place, 1994.
10. Geoffrey NUNBERG, « The places of books in the age of electronic reproduction », Representations,n° 42, Spring 1993. Fludd, Robert « Tractatus secundus de Naturae Simia », Oppenheim : J. Th. de Bry, 1618. Bibliothèque municipale de Lyon - Res 107 538
11. Roger CHARTIER, Pierre BOURDIEU, « Comprendre les pratiques culturelles », Pratiques de la lecture,sous la dir. de Roger Chartier, Paris, Ed. Rivages, 1985.
12. Jerry A. FODOR, The Modularity of Mind,MIT, 1993. Trad. française : La modularité de lesprit, Paris, Ed. de Minuit, 1986.
13. Michel AUTHIER, Pierre LEVY, « La Cosmopédie : une utopie hypervisuelle », Culture technique, n° 24, Neuilly-sur-Seine, Centre de recherche sur la culture technique, 1992.
14. Roger CHARTIER, « Le message écrit et ses réceptions. Du codex à lécran », Revue des sciences morales et politiques,1993, n° 2.
15. Cf. lentretien accepté par Jacques DERRIDA, à la revue Dossiers de lAudiovisuel,n° 54, Paris, Institut national de laudiovisuel, 1994.
16. Bernard STIEGLER, « Machines à écrire et machines à penser », Genesis, n° 5, 1994, Paris, J.-M. Place.
17. Je minspire, ici, de louvrage de Richard RORTY, Philosophy and Mirror of Nature, Princeton, Princeton University Press, 1979. Trad. française : LHomme spéculaire, Paris, Ed. du Seuil, 1990.
18. Frances YATES, The Art of Memory,1966. Trad. française : LArt de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975.
19. Elizabeth L. EISENSTEIN, The printing press as an agent of change. communications and cultural transformations in early-modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1979. Traduction française La Révolution de limprimé à laube de lEurope moderne, Paris, la Découverte, 1991.
20. François DAGOGNET, Écriture et iconographie, Paris, Vrin, 1973, p. 11 et 86.