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Ce texte est
l'introduction du livre
"Le Sexe
du maître
(L'érotisme d'après Lacan)"
Même absent,
Dieu est de trop.J. Morrow1
Autant commencer par Dieu
Selon D. Dhombres, « est désormais absolu2 » le succès du moine Denis le Petit qui, le premier, en lan de grâce 525, compta les années à partir de la naissance du Christ. Mais de quoi sagit-il, au moins en Occident, avec cette référence opaque quoique patente à la naissance de Jésus, festoyée il y a peu et maintenue contre une séparation, prétendue accomplie, de lÉglise et de lÉtat ?
Cette question touche à la psychanalyse ; il suffisait, pour sen assurer, de lire un article du Monde, signé M. Tort3, paru peu avant la bascule dans le nouveau millénaire. Tort y indiquait que, faute davoir bien su régler son rapport au christianisme, la psychanalyse (requinquée par un « ordre symbolique » dit lacanien) sest mise largement au service du christianisme, ou plus encore, s est elle-même insidieusement, ainsibondieusement, christianisée.
Consultons donc qui de droit, en loccurrence le cardinal J. Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, autrement dit lune des plus hautes autorités théologiques de lÉglise catholique. Que répond-il à la question quon lui posait : « 2000 ans après quoi ?4 » ? En théologien, pas seulement en pasteur, il convoque le seul départ possible pour sa réponse, à savoir la victoire du christianisme sur le paganisme romain. Nietzsche sélevait contre cette victoire de la façon la plus précise, puisquil faisait valoir que ce Dieu monothéiste qui lavait emporté était une figure imaginaire5. À quoi donc a tenu cette victoire ? Réponse du cardinal : au fait que le christianisme était une connaissance rationnelle. Cest ce que voulait dire lexpression religio vera (quon a pris pour une opinion de Lacan alors quil sagissait dune citation tout ce quil y a dusuel). Plus explicitement :
La force qui transforma le christianisme en une religion mondiale consista dans la synthèse entre raison, foi et vie.
Or, constate honnêtement le cardinal théologien, désormais, cette synthèse ne tient plus, la raison nest plus reconnue présente dans la doctrine de la foi puisquau contraire, selon la parabole bouddhique du roi indien, des aveugles et de léléphant, cette raison dans sa version moderne indique quil ne peut y avoir, sur Dieu, que des opinions.
Un roi, dans le nord de lInde, aurait un jour réuni en un lieu tous les habitants aveugles de la ville. Puis il fit passer devant les assistants un éléphant. Il laissa les uns toucher la tête en disant « Cest ça un éléphant ». Dautres purent toucher loreille ou la défense, la trompe, la patte, le derrière, les poils de la queue. Le roi demanda à chacun : « Comment cest, un éléphant ? ». Et, selon la partie quils avaient touchée, ils répondaient : « Cest comme une corbeille tresséecest comme un potcest comme la barre dune charruecest comme un entrepôtcest comme un pilastre ». Là-dessus, ils se mirent à se disputer et, criant « Léléphant, cest comme ci, cest comme ça », ils se jetèrent les uns sur les autres et se frappèrent avec les poings, au divertissement du roi.
Dont acte : il ny a plus désormais, en Occident, de « religion vraie ».
Cependant, poursuit le cardinal, le christianisme ne peut renoncer à la raison, cest-à-dire à lidentité entre primat du logos et primat dér os en tant que cette identité est celle dun réel :
[ ] lamour et la raison coïncident en tant que piliers fondamentaux proprement dits du réel : la raison véritable est lamour et lamour est la raison véritable.
Sur le registre ainsi défini et maintenant forclos, une éthique était évidemment possible, et ce sera un des arguments du christianisme contre ce qui est, selon lui, sa rivale actuelle, à savoir la théorie de la sélection naturelle, que daffirmer que celle-ci ne peut proposer que ce que notre cardinal appelle une « éthique cruelle » (la sienne ne le serait en rien ?). Le désarroi qui lhabite aujourdhui, son incapacité avouée à fournir une réponse à la disjonction actuelle de la raison, de lamour et de la foi, ne le conduisent pourtant pas au renoncement :
De fait, une explication du réel qui ne peut fonder également de façon sensée et compréhensive un ethos, doit rester nécessairement insuffisante.
Nous lui donnons ici raison. Pourquoi ? Parce que la psychanalyse nexiste que dans la mesure exacte où elle ne cède pas un millimètre de terrain au besoin, par ailleurs possiblement légitime, de combler cette insuffisance, dy remédier. Pour lavoir seulement rappelé6 (car telle était la position de Freud) je dus subir les foudres dune meute de bien-pensants.
Car lon assiste aujourdhui à la tentative de mise en place dune psychanalyse qui agite sous le nez de chacun la carotte perdue du cardinal Ratzinger. Muée en conseiller du Prince et du législateur, la psychanalyse aurait, suggère-t-on, la solution au « malaise dans la civilisation » (cet usage vague et sans guillemets dun titre de Freud, quel que soit lobjet en discussion, ne court guère le risque de tomber à côté) ; elle offrirait à cette civilisation à la fois un rapport rationnel au réel, lamour (qui ici, lon peut sen douter, prime sur le sexe) et une éthique. La question nest pas que ça soit grotesque venant de la psychanalyse (du champ freudien, qui nest quun champ et en aucune façon, si ça existe, le champ, celui, mondain, de « tout ce qui est le cas »), la question est que daucuns, qui pratiquent lanalyse, certains en référence à Lacan, se précipitent dans, ou font semblant dadhérer à cette illusion. Au moins le cardinal, lui, déclarait-il publiquement ne plus avoir la solution.
Célébrer le deux-millénaire de la naissance du Christ était donc rendre gloire, quelques heures durant, au mariage heureux (quoique à trois) de lamour, de la raison et du réel, à ce mariage dont le divorce, consommé, enlève son soubassement à la fois rationnel et érotique à léthique. La fête faisait, un instant, comme si nous nétions pas les enfants de cette rupture dun lien dont nous gardons, entre autres choses, au titre de fétiche de deuil, le calendrier.
Fracture dans lérotique moderne
Or, ces noces, dans le réel, déros et du logos (mais peut-être, dun certain éros et dun certain logos), ne cessent de se refuser à leur propre rupture, nous venons den cueillir un témoignage. Mais surtout, ce refus se laisse repérer dans ce qui importe au premier chef dans lanalyse, cest-à-dire dans lanalyse du « transfert sexuel7 » (Sexualübertragung), à savoir dans lérotisme.
On a dit Lacan catholique. Cest bien plutôt que Lacan ne négligeait pas ce que lérotique occidentale comporte de catholicisme8. Rompre ce lien mal rompu, subvertir lérotique catholique, subvertir en général, dailleurs, nest pas aller complètement ailleurs mais se tenir dans une proximité telle que les nuds qui caractérisent ce que lon subvertit puissent être repris autrement. La subversion (la « résistance » disait plus justement Foucault), hormis le cas révolutionnaire qui reste lexception, est une proximité critique, un marquage au sens footballistique de ce terme ; elle ne sera effective quautant que le sera cette proximité.
Mais plutôt quà Lacan directement, référons-nous, sagissant des modifications récentes dans lérotique, à un événement récent et remarquable : la mise en cause contemporaine du concept dhomosexualité. Cette récusation de lhomosexualité eut lieu en deux temps, dune manière redoublée (on songe à un célèbre suicide). Elle fut rejetée tout dabord en tant quentité de la clinique psychiatrique, ce qui devait, à terme, faire vaciller lappareil nosographique qui allait avec, à savoir le paradigme névrose, psychose, perversion dont la présentation récente par Georges Lanteri-Laura constitue en quelque sorte la pierre tombale9. Elle fut ensuite contestée en tant que trait unaire susceptible de rassembler un certain nombre dindividus, la queer theory refusant toute définition de groupe par quelque biais identitaire que ce soit. Or cette double récusation apparaît, tout au moins voudrais-je tenter de le montrer, un des signes, une des incidences de lexistence dune ligne de fracture dans lérotique contemporaine . On peut lenvisager à la fois comme lindex et comme un résultat tangible dune différenciation en cours entre deux modalités de lérotisme. Elles se différencient, dis-je au présent, autrement dit : à la fois elles ne cessent de se différencier (mais aussi, du coup, de ne pas se différencier) et elles lont déjà fait. Quelles sont ces deux modalités ?
Il y a, dune part, la survivance de lancienne modalité érotique focalisée sur Dieu le Père tout puissant, ce qui veut dire, selon linterprétation de Lacan, « tout en puissance », un Dieu à qui, donc, lon épargne lacte, avec ce que lacte comporte de nécessaire déchéance. « Survivance », car son essence est de lier lérotisme à la reproduction et à le localiser dans la famille, son idéal étant, comme on le sait, la sexualité de léléphant (le même que celui évoqué par Monseigneur Ratzinger ?). Maintenant que le clonage humain est devenu possible10, que la reproduction na plus besoin de lacte sexuel, il est encore plus clair que nest plus tenable, rationnellement, la réduction de la sexualité à la reproduction.
Lérotique catholique ne fit plus que se survivre à elle-même dès la fin du XIXe siècle, dès ce moment où se constituait une sexologie, où Freud inventait la psychanalyse et les psychiatres la perversion. Eve Kosofsky Sedgwick considère elle aussi, avec beaucoup dautres, ce moment-là, comme un tournant :
Ce qui était neuf, au tournant du siècle, c'était la répartition systématique selon laquelle toute personne devait être non seulement classée dans un genre masculin ou féminin, mais devait également être nécessairement reconnue comme homo- ou hétéro-sexuelle, une identité binarisée porteuse de multiples implications, et qui prêtait néanmoins à confusion, même au regard d'aspects les moins ostensiblement sexuels de la vie personnelle11.
Linvention freudienne va donc subir les effets de certains de ces biais qui furent alors mis en place pour calmer la débandade, à commencer par linvention pour les besoins de la cause divine ? de lopposition homo/hétéro-sexuel. Prise dans cette situation dune érotique en voie de disparition et qui résiste comme un beau diable, la position de Freud restera ambiguë, équivoque, balancée. Eu égard à cette donne, lon peut donner raison à Lacan davoir identifié la psychanalyse comme un « symptôme social ». Freud accueille certes la disjonction de la sexualité davec la reproduction et même lentérine. Il en repère les effets dans les symptômes, et construit, à partir de là, une sexualité débordant la génitalité de ladulte. Même si ce frayage fut moins original quon a pu le croire chez les psychanalystes, il a fait hurler et rendu injurieux plus dun traditionaliste (cf. la psychanalyse comme « pan-cochonisme12. ») Pourtant, très tôt aussi, Freud devait tenter de verser ces symptômes au compte de ce Dieu qui saccrochait à ses prérogatives. Il les classe en névrotiques (voici le père dipien) et psychotiques (voici le Dieu de Schreber, père, par Schreber dune humanité nouvelle).
Le décalage de Freud au regard de lérotique en voie dextinction, et le pas de côté quil fit par rapport à la nouvelle demande sociale, aujourdhui explicitement formulée, dune norme pour le sexe, le conduisirent à inventer la notion de libido mais aussi quelque chose qui nest pas moins essentiel : le Trieb, la pulsion. Il la conceptualise dune manière certes difficultueuse (Jean Laplanche en témoigne, cet auteur se heurtant, chez Freud, à un hermétisme insoupçonné) et même à loccasion intempestive (par exemple lindépendance de la pulsion au regard de lobjet) ; il nempêche, ce Trieb offre limmense avantage de dissocier le sexuel de linstinctuel, trait dont le repérage clair et distinct est dû à Lacan. En prenant la place dInstinct, le mot Trieb indique que la sexualité de lêtre parlant nest pas la mise en uvre automatique dun savoir déjà là, quelle ne saurait être réduite à la réalisation dun programme ; il comporte déjà lidée, chère à Foucault, dune sexualité comme jeu : la pulsion selon Freud, avec son objet, son but, sa source et sa poussée est un montage.
Restait une autre catégorie nosographique, le dit « pervers », qui nest justement pas tourné vers le père. Cet amalgame de choses disparates quon a appelé « perversion » (sadisme, masochisme, voyeurisme, exhibitionnisme, homosexualité, pédophilie, travestisme, fétichisme, ce dernier étant pris, non moins intempestivement que la constitution elle-même de cet amalgame, comme cas exemplaire) fut en effet une version de pères, ceux que mentionne Vernon Rosario13 lorsquil met à nu la façon dont on a fabriqué, entre littérature et psychiatrie, la catégorie du « pervers » et fait croire quà cette fiction répondait une réalité. Freud est ici déplorablement exemplaire, dans sa façon de se prendre pour un père à partir dun certain moment et jusquà ce terme de son parcours où il confie son « mouvement » à une de ses filles, lesbienne pour le (pour vous) servir. Mais demandons-nous : une version de père, mais une version de quoi ? Dun érotisme qui commençait notoirement déchapper à la sexualité sous égide paternelle, dont la référence était autre. Ainsi Freud ne sut-il trop qu en faire, sinon situer cet érotisme « pervers » par rapport à ce qui était censé nêtre pas entre les jambes de la mère (ce que Lacan corrigera : « il ne manque rien au vase féminin »).
Ce grain de sable de la « perversion » dans les rouages dune sexualité et dune clinique empaternisées nous dirige vers lautre pan de lérotisme moderne. Quest-ce donc qui couvait sous cette dénomination d« homosexuel » ? Une question qui, par certains de ses aspects, peut apparaître ancienne, voire antique, mais aussi une question nouvelle, ne serait-ce que pour la raison quelle se posait à nouveau, et dans un contexte fort différent de celui où elle avait émergé. Ce contexte inédit était donc celui du démantèlement de lérotique reproductrice et de la mise en place dune société non plus de maîtres mais, comme devait le noter plusieurs fois Lacan, d« employés14 ». Et sans doute grâce à cette double faillite commençante du père et du maître, la question pouvait-elle être revisitée à nouveaux frais du rapport de la maîtrise à la sexualité. Pourquoi a-t-il fallu qualifier de « pervers » ceux qui, le plus manifestement, étaient porteurs de cette question ? Pourquoi fallait-il ainsi en faire des exclus, y compris des exclus des bénéfices dans lordre de la jouissance que peut apporter à quelquun une psychanalyse (cf. : « Les pervers sont inanalysables ») ?
La raison dun tel ostracisme est, évidemment, à trouver dabord chez ceux qui lexercent. Il ne fallait à aucun prix que soit dévoilé un fait simple à formuler, à savoir que, dans le modèle reproductif de la sexualité, Dieu restait le maître, un maître non mis en cause, un maître dont la maîtrise nétait pas ébranlée, mais surtout un maître affublé du masque du père. Le dieu des chrétiens, derrière ses burlesques gesticulations damour paternel, avec son sadomasochisme familial dans lequel il prétend intéresser lhumanité entière, passée, présente et à venir, restait un dieu qui commande (Michel Foucault nous a donné des pages inoubliables sur le lieu du pouvoir en tant quoccupé par un bouffon). Ce maître devait demeurer caché, à larrière-plan, masqué par la figure du père faute de quoi, cétait lensemble de la légende du fils rédempteur qui naurait plus pu tenir. Quant aux juifs, quils aient inventé cette pratique érotique que les chrétiens devaient appeler amplexus reservatus donne un bon aperçu sur le conflit engendré chez eux par le commandement divin de localiser leur sexualité à la seule reproduction. Au point quaujourdhui, américaines, leurs filles, dit-on, sont des JAP, des Jewish American Princess, asexuées comme il se doit pour toute princesse qui se respecte.
Faut-il le rappeler ?, la critique nietzschéenne du christianisme (tiens !, cétait à lorée de lépoque pivot que nous avons évoquée) était essentiellement consacrée à faire valoir le maître derrière Dieu le père, à lier le christianisme à son origine véritable en le situant comme une religion desclaves.
La doctrine freudienne ne sut pas précisément ni donc véritablement prendre acte de cette mise en cause du maître. Dès quelle lentrevoyait, elle refermait aussitôt la porte en rabattant la question du maître sur celle du père. Exemple de ce glissement : Schreber offre à Dieu sa transformation en femme, cest, du moins ce quil nous dit. Et on le croit sur parole ; inexplicablement, les spécialistes de linterprétation sabstiennent ici dinterpréter, moyennant quoi ils ne voient pas que le problème de Schreber nest quau premier plan celui de sa « féminisation », que, derrière ce topos, il y a la question du bardache (tandis que la femme ne cache plus le bardache, dans le cas de linstituteur Wagner15 où le bardache est lanimal). Ignorait-on, autour de Freud, que la voie pédérastique avait, dès Platon, été reconnue, susceptible dengendrer une humanité nouvelle ? Que cette voie était, en Occident, parfaitement balisée ? Lignorait-on au point de ne pouvoir concevoir, pour un tel engendrement, que le biais hétérosexuel ? On le savait, en tout cas, à Venise, en 1651, comme en témoigne ce bijou de littérature érotique quest lAlcibiade enfant à lécole16, publié pour la première fois cette année-là, puis encore en 1861 par un certain (ça ne sinvente pas !) Jules Gay. Une telle méconnaissance pourrait bien avoir le statut dune forclusion du symbolique, ce quindique sa réapparition dans le réel des transferts à Freud et, par extension, au psychanalyste pris comme un maître. Ainsi aurait-on écarté le concept dun transfert psychotique pour la raison que, dès lors quil est pris dans les filets du discours du maître, le transfert est une psychose.
Autre exemple : lhystérique, ironiquement, se moque du maître, en fait « un con » (Lacan), ce que Charcot (celui de lhystérie) avait dailleurs parfaitement incarné ; et la psychanalyse, mise en présence de cela, ne trouve rien de mieux que de « découvrir » quelle est séduite par le père ou quelle a un fantasme de séduction par le père (ce père quon épargne donc, après lavoir introduit intempestivement). Lon devrait pouvoir parler dun détournement de question comme on parle dun détournement de mineur.
Avec quel enjeu ? Le masquage du maître par le père offre ce grand avantage de maintenir non questionnée la prétendue maîtrise de Dieu sur le sexe, de laisser Dieu à labri du sexe. Lon peut alors faire semblant que rien du sexe néchappe à Sa maîtrise (ce qui lui échappe relevant de Satan, donc dun de ses anges, ou, version plus moderne, de la maladie mentale).
Cest précisément ce que signifiaient ceux qui ne lâchaient pas la question du sexe du maître : quil était exclu de ne pas mettre cette sexualité du Seigneur Dieu dans le coup et Lacan, dans son séminaire Langoisse, ne dit pas autre chose. Ils attestaient que ce Dieu Maître tout puissant qui paraissait régenter le sexe tout en ny trempant pas sy trouvait bel et bien mouillé. Impardonnable.
Marcel Jouhandeau (mais on pourrait aussi bien convoquer Proust, Genet17 et bien dautres), en 1936, écrivait on ne peut plus explicitement ce que sa découverte de la sexualité à lâge de huit ans comportait de contestation du christianisme. Elle eut lieu par la grâce dun garçon boucher travaillant chez son père, un adolescent dune grande délicatesse morale, sexuelle et de langage, qui lui révéla, selon ses propres mots à lui, le garçon boucher, ce quétait (superbe définition du phallus) « la racine du genre humain », en un moment que Jouhandeau qualifie fort à propos de « bucolique » (on songe aux écrits et propos de Marguerite Anzieu18). Toutefois, ce moment passé, une secousse sensuivit, que Jouhandeau décrivait ainsi :
Il me reste cependant de cette aventure une sorte débranlement nerveux : peut-être à cause de quelque chose que je narrivais pas à admettre comme conforme à ce que javais pensé jusque-là du Créateur et de lHomme19.
Voici la conclusion de ce chapitre où Jouhandeau nous livre ce récit, et que je cite non pour ce quil dit de lamour dun homme pour une femme (il y a là bien des choses contestables et, pour tout dire, fort peu « perverses ») mais pour sa chute :
Un homme qui aime une femme, même sil laime trop, laime sans danger absolu, parce quil obéit à une loi de sa nature et parce quil naime en elle que ce qui lui manque à lui, mais un homme qui aime un homme naime que lHomme et il est perdu, parce que cest sa propre nature quil préfère à la Nature entière et que, méprisant le reste de la nature à lavantage de la sienne, non seulement il se préfère à luvre de Dieu, telle que Dieu la faite : il se préfère à Dieu, il préfère sa nature proprement humaine à la nature divine20.
En acte, dans son effectivité même, la sexualité de Jouhandeau récuse le commandement divin de ne pas adorer dautre Dieu que Dieu. Dieu nest pas le maître. De même, toute lanalyse de Didier Eribon sur l injure21, vue depuis Lacan, a-t-elle cette valeur dune récusation du dominant, du dominus, du maître. Les analyses inscrites comme gay and lesbian studies (pour le moins : celles que jai pu lire à ce jour) problématisent sur divers registres le sexe très spécifiquement en tant que sexe du maître.
Jusquà présent, ces analyses nont su ni pu prendre acte du fait que le mathème lacanien du « signifiant maître » va dans leur sens puisquil déconstruit la figure du maître en réduisant le maître à un signifiant. Ceci est sans doute lié au fait que ces analyses se règlent sur le signe linguistique pris globalement (comme Saussure le faisait dans son Cours), quelles ne distinguent pas le signifiant du signifié, le symbolique de limaginaire. Sauf exception, elles nont donc pas perçu le service que pourrait leur rendre le mathème S1 * S2 qui décrit le fonctionnement du signifiant-maître (écrit S1), non par rapport à des figures, fussent-elles dominantes, mais strictement p ar rapport à lautre signifiant (S2, le savoir). Il est vrai que les lacaniens sèment le trouble quand, à rebours de lenseignement de Lacan, ils usent eux-mêmes du signifiant en faisant comme sils en étaient les maîtres au lieu de laisser jouer librement la destitution du signifiant maître qui se perd, en tant que commandement et comme lécrit ce mathème, dans lautre signifiant.
Lors dune récente journée détude, à Paris, autour des travaux de L. Bersani, on a pu entendre une jeune femme venir déclarer à la tribune quil est bon et doux dobéir, que se soumettre absolument à la volonté dune reine, dune maîtresse, apporte un bonheur dune intensité et dune facture inimaginable, sans pareille. Ne nous y trompons pas, cette soumission hyperbolique na rien à voir avec le « Père, que ta volonté soit faite et non la mienne » (où Jésus ne perd pas tout puisquil garde son statut de fils, voire réalise, sur la croix, à ce quon prétend, ce quest « être fils ») car ce qui est ici opérant est précisément le fait que cette maîtresse na rien du père divin interdit de représentation, quelle est un top (avec ce que cette figure comporte dune facticité représentationnelle inattribuable au Dieu monothéiste) auprès duquel sa partenaire se fait bottom (avec ce que cette paire comporte de jeu, dattirail, de facticité, une dimension absente de la lourde référence chrétienne à la vérité). Tout un pan du lesbianisme contemporain consiste à incarner le grand Autre (non barré) par une femme, un « top modèle »22, en espérant ainsi construire un maître qui ne vacille pas quant au sexe mais qui, à la différence de Dieu, ne se refuse pas à être dans le coup. La question ainsi posée aux hommes est celle que jappellerai du « lest-ce bien eux ? », eux, les maîtres, et la réponse, en acte, en acte sexuel, a la valeur dun dire que non : jouir de cette maîtrise en fournirait la preuve.
Dun côté, donc, une survivance de laccrochage du sexuel au père ; de lautre une question sur le maître en tant quil vacille à lendroit du sexe. Dun côté une religion monothéiste devenue inopérante ; de lautre une philosophie (puisque le lit de lontologie est la maîtrise) ayant annoncé elle-même et sans quon le lui demande la « fin de la métaphysique ».
Quelles que soient nos questions à lendroit déros, nous ne pouvons aujourdhui, puisquil sagit dun effet de contexte, que cheminer dans cette faille, dans ce clivage désormais patent, ouvert, de lérotique moderne. Bien entendu, pour lanalyse, les embûches, les chausse-trappes sont nombreuses. La psychanalyse peut virer à la religion, mais aussi tenter de revigorer la défaillance de la maîtrise. Ce serait alors soit, dun côté, le Lacan donnant une première version du symbolique, mais dun symbolique fait de signes et non de signifiants, soit, dun autre côté, le Lacan qui, définissant le sujet par rapport à la maîtrise, cest-à-dire par rapport signifiant maître, entrebâille la porte ouvrant sur un espace où lanalyste serait maître du signifiant et, par là, son médecin.
Pour marquer mieux encore ce clivage des deux modalités de lérotique qui viennent dêtre dites, considérons la phrase suivante, extraite de la Bible (Romains , 11, 2323) et qui a même pris une valeur métaphorique dans le langage courant au point de faire proverbe. Soit donc lénoncé : Les voies du Seigneur sont impénétrables. Envisageons-le à la manière de Platon. Soit vous y agréez, soit vous ny agréez pas. Si vous y agréez absolument, vous avez lérotique paternelle, la religion ; si vous ny agréez pas pleinement, vous avez lérotique du maître, lontologie. Cet énoncé constitue donc une effective ligne de partage des eaux entre ces deux érotiques aujourdhui distinguables.
Dans les faits, tout au long de lhistoire de lOccident, les choses ont bien dû se moduler et on a su composer, peu ou prou, avec le sévère, hypnotisant et piégeant binarisme des dialogues de Platon. Outre la tentative de botter en touche en sefforçant de verser lérotisme dans le lien amoureux (amour platonique, courtois, régence, romantique), pourquoi fallait-il composer au moins un brin ? Parce que les deux réponses possibles à lénoncé, prises en toute rigueur, produisent très rapidement les plus folles conséquences.
Y agréer en toute logique conduit par exemple à ne pas se soigner ni faire soigner ses proches, comme la chose a lieu, avec quelques variations, dans certaines églises protestantes, lune des plus connues étant les Témoins de Jéhovah, avec, par exemple, leur refus de toute transfusion sanguine. Ces témoins sont cohérents. Si « les voies du Seigneur sont impénétrables », je ne puis en effet me prononcer sur le caractère néfaste ou bienfaiteur de la survenue dune maladie. Quen sais-je, des intentions de Dieu me rendant malade ou rendant malade un de mes proches ? Il est curieux tout de même quon traite de secte ces gens alors que lon ne cesse de louer Job.
Cest aussi une phrase qui, prise dans sa radicalité, détruit le christianisme lui-même. Même les églises que nous évoquions font, à cet égard, un compromis. Pourquoi la voie du fils-dieu crucifié puis ressuscité serait-elle la voie du Seigneur ? Si Dieu sest engagé dans cette voie par laquelle il nous sauve du péché originel, ses voies (noter le jeu entre singulier et pluriel) ne sont plus si impénétrables que ça. Il y en a bien une qui est la bonne, celle que la pastorale nous aidera à suivre.
Ne pas y agréer nest pas aisé non plus ; et lon est tout de suite, là aussi, porté aux extrêmes. À quelque chose comme à enculer Dieu, ou à chier sur Dieu, expérience que Jung fit dune manière inversée le jour où, enfant, il vit un énorme étron divin tomber depuis les lumineux nuages célestes sur le toit de cuivre brillant de la cathédrale et détruire léglise. La condamnation, aujourdhui encore très virulente et active de la sodomie, notamment dans nombre détats américains (dans le Michigan, David Halperin la noté, la loi est aujourdhui plus sévère que celle qui a condamné Wilde), peut être située à la fois comme une métonymie, une fixation et une défense du caractère impénétrable des voies de Dieu.
La Grèce Antique, en dépit de son polythéisme, navait guère une version plus soft de limpénétrabilité du maître : on ne badinait guère avec linterdit du katapugon. Le point de focalisation était le même quen Israël : on ne cessait pas, selon le commandement célèbre, de « se souvenir de Sodome ». Avec cette différence cependant que le maître grec, ou le futur maître, humain trop humain, restait à portée de sexe, ce que nétait pas le Dieu dAbraham, dIsaac et de Jacob (encore que certains courants de la pensée juive naient pas reculé à laffubler dattributs sexuels, féminins à l occasion : Dieu désigné dans la Genèse sous le nom dEl Chaddai, jeu de mot avec chadayim, les mamelles).
Actualité du problème
Larithmétique du sujet, autrement dit lécriture arithmétique de sa division, telle que Lacan a pu tenter de la produire a fait lobjet dune critique dont il est grand temps, au champ freudien, de prendre acte. Quelle que soit sa rigueur mathématique intrinsèque, une constante a été maintenue par Lacan tout au long de ce fil, à savoir lorientation de lopération division qui, partant du sujet de la jouissance, devait déboucher sur un sujet transformé : nommément, sur le sujet du désir.
Or, prise formellement, cette orientation pose la question naïve suivante : pourquoi pas linverse ? Pourquoi ne pas se demander, à linverse, comment le sujet accède à la jouissance, voire comment il pourrait inventer de nouveaux modes de jouissance sexuelle ? Foucault formula cette question. Il récusait ainsi explicitement la focalisation de la psychanalyse sur le désir (dont larithmétique du sujet constitue un cas exemplaire) pour lui opposer, pour mettre à cette place valorisée, le plaisir et ses jeux. Vue daujourdhui, larithmétique du sujet aurait dessiné, mais en négatif, lespace même où Foucault allait déployer ses critiques, parfois justement et ironiquement féroces, à lendroit de la psychanalyse. Sans pour linstant entrer dans la lecture de Foucault quexige létude de cette thèse24, je voudrais formuler trois remarques au sujet de sa critique de la primauté, en psychanalyse, du désir sur le plaisir (de son vrai nom : la jouissance, sa tempérance étant, elle, le plaisir25).
Première remarque : en nenvisageant que le vecteur jouissance * désir, en restant (si tel est le cas) résolument muette sur le parcours inverse désir * jouissance, la psychanalyse fait son travail et surtout, ne fait pas plus que son travail. Une fois quelle a déblayé le terrain, ouvert au sujet sa voie au désir, ce nest pas à elle de déterminer comment, désirant, il va accéder à la jouissance. In fine, elle sabstient dans lérotique comme elle sabstient dans léthique.
La deuxième remarque vaut commentaire de la première : cette réponse à Foucault apparaît un peu trop facile, encore que la vogue actuelle de la pastorale analytique montre que tel est loin dêtre le cas. La psychanalyse modifie léconomie libidinale chez lanalysant (à commencer par la réalité du transfert puis, deuxième temps de lanalyse, par la grâce de lanalyse du transfert) et elle est donc un peu hypocrite lorsquelle déclare que la question de savoir comment le sujet désirant accède à la jouissance nest pas son problème. Nétait-ce pas déjà à une jouissance quelle avait affaire dans le symptôme ?
Troisième remarque décisive : la psychanalyse ne peut que prendre comme point de départ le sujet de la jouissance, comme le fit larithmétique du sujet, parce que cest de ça quil sagit dans le symptôme : de la jouissance. Freud découvre que ça jouit sexuellement là où ça souffre, là où ça bloque, là où ça empoisonne, là où ça paralyse lexistence ; il fait valoir que le symptôme est un paquet plus ou moins bien ficelé de jouissances, terme à mettre ici au pluriel comme lindique son concept de surdétermination.
Or il apparaît26 que le champ des études gays et lesbiennes, au moins jusquà présent, ignore le symptôme. Tout au plus y trouve-t-on une version médicale du symptôme (ce qui est quelque peu paradoxal), attribuant par exemple tel achoppement du coming-out, de la sortie du placard ou du rencart, à lhomophobie ambiante, avec ce résultat que le problème reste cantonné dans une perspective de type hippocratique laquelle, on le sait, liait les maladies à lenvironnement (en loccurrence aux conditions climatiques).
Limpasse des études gays et lesbiennes sur le symptôme fut et reste heuristique. Elle sest ainsi avérée fondée ; elle ne serait donc pas forcément une simple réaction face aux circonstances, à savoir à la bêtise psy à laquelle les gays et lesbiennes avaient, ont affaire (par exemple dans leur lutte contre le diagnostic dhomosexualité). Ainsi le symptôme a-t-il acquis le statut dun véritable trait distinctif permettant de différencier deux champs, le champ freudien (avec sa définition spécifique, non médicale, du symptôme et que Lacan appelait même « champ du symptôme27 ») et le champ gay et lesbien.
Dans une telle configuration des champs, étant donné cette fonction discriminante qua acquis, de fait, le symptôme, les chercheurs gays et lesbiennes auraient à se prononcer sur la question de savoir s ils reconnaissent comme valide un abord du sexe dont le point de départ serait le symptôme au sens freudien de ce terme. Il ny a rien de bien surprenant à constater que, sur la réponse à donner à cette question, ils ne saccordent pas. Certains auteurs rejettent la psychanalyse, tandis que dautres poursuivent avec elle une discussion critique, jouant parfois même Freud contre Foucault ; dautres encore, après avoir souscrit à un rejet qui paraissait définitif, reviennent sur une position plus nuancée.
Il y a un autre argument en faveur dun sujet de la jouissance pris comme point de départ dune investigation de lérotisme contemporain. Cet argument est un fait (qui, bien sûr naura de consistance qu à partir de son dire) : le sujet moderne est un sujet appareillé, « branché » comme on dit si justement, mais il faut préciser : branché sur des appareils.
Certes, lappareillage de lhomme ne date pas dhier. Les préhistoriens semploient à louer linvention de loutil et, plus près de nous, la révolution industrielle, fruit de lintroduction de la machine dans la fabrication des objets et des produits, a donné lieu aux révoltes que lon sait. En a-t-on fini, avec ces révoltes, comme pas mal de choses semblent lindiquer ? Aujourdhui, lon sendette sil le faut pour acquérir le dernier modèle dordinateur, on en achète un aux enfants de trois ans, on ne rate pas une occasion daller sur le web pour charger la dernière version dun programme sophistiqué qui va nous lier encore davantage à la précieuse et rapidement indispensable machine.
Cet enthousiasme contemporain pour lappareillage va très au-delà du seul domaine de linformatique qui nous transforme, sans que nous nous en rendions bien compte, en êtres binaires. Car que se passe-t-il quand jécris le présent texte sur mon petit ordinateur ? Jai dû, pour bénéficier de beaucoup des avantages que cela me procure (pas tous, il y a surabondance, et me voici bientôt insuffisant), « mettre en mémoire », la mienne en l occurrence, un nombre toujours plus élevé de procédures dont la caractéristique essentielle est le « tout ou rien » : soit je connais la bonne touche, et ça marche, soit je lignore, et ça ne marche pas. Bref, avec lacquisition de ces procédures, je ne cesse toujours plus de devenir binaire, donc identique à mon ordinateur. Ainsi, certains neurobiologistes nauront-ils bientôt plus guère de mal à me persuader que mon cerveau fonctionne comme un ordinateur : ce sera, grâce à lordinateur, (presque) devenu le cas.
Cette fabrique dun sujet appareillé va très au-delà de linformatique. Considérons lévolution récente du jouet denfant. Une grande quantité de ces objets quon offre à nos bambins dès leur plus jeune âge rencontre un succès commercial sur la base de ceci quil sagit de jouets pédagogiques, dont la visée est « déveiller » lenfant. Drôle de préoccupation tout de même ! Ne le serait-il pas, ce moutard, éveillé ? Fabriquerait-on dans les maternités, des enfants mourants, sinon morts ? Et la chose insiste. Lenfant daujourdhui, même tout petit, nen est pas quitte avec lécole quand il rentre chez lui. On se dépêche alors de lui mettre en main des soi-disant jouets qui sont, en fait, autant de procédures dapprentissage ou plutôt, pour dire le mot exact qui, il y a quelques dizaines dannées, était en usage, de dressage28. Il devra par exemple, tout juste rentré de la maternelle à la maison, mettre des carrés, des triangles et des ronds en plastique dans les creux prévus pour ça sur une planchette, tenir compte des couleurs, des dimensions aussi, et gare à lui sil se trompe : une voix électronique, généralement féminine et faussement encourageante quoique réprobatrice, lui dira : « Mais non voyons, recommence », ou bien, en cas de succès : « Bravo, tu es formidable ». Bref, tandis que lécole a intégré le jeu (on ny fait plus classe comme avant), le jeu a pris sur lui la visée de lécole qui était dinstruire ; et donc, pour les enfants daujourdhui, même quand ce nest plus lheure de lécole cest encore lécole (mais aussi durant les après-midi du mercredi des petits bourgeois : école de tennis, de ski, atelier de dessin, de chant, que sais-je encore, en tout cas autant de dressages prévus pour ces chers animaux savants) . Question détente, question fantaisie, question fiction que chacun invente, cest peau de chagrin, pour lenfant.
Car le jeu est autre chose que satisfaire à un programme, cest une esthétique de limmédiateté, du coq-à-lâne, du hasard, de linvention, de la création dun sens qui, loin dêtre pré-établi, se construit dans les détours même de la fantaisie, de larbitraire, du chaos29, de la « libre association » (qui est, aussi en psychanalyse, un jeu d enfant). Mais à quoi donc tient la réussite des jeux modernes, pédagogiques ? À ce quils proposent un appareillage.
La machine a franchit très tôt, demblée à vrai dire, la barrière de lenfermement qui sépare raison et folie. Un des tout premiers cas daliénation moderne concernait directement la mise en place du machinisme en Europe30. Cétait avant la justement célèbre « machine à influencer » de V. Tausk, bien avant linconscient « machinique » de Deleuze et Guattari. Et ça ne manquait pas dintérêt, puisque James Tilly Mathews, dans son délire, signifiait que cette machine avec laquelle ses persécuteurs le manipulaient, était un langage. Un langage machiné. Est-ce que le langage est un appareil ? Est-ce que le langage fonctionne en binaire ?
Le lien érotique lui-même relèverait-il de lappareillage ? Le dictionnaire vient ici apporter sa caution. Le mot « appareil » a la même origine qu« apparat », du latin apparatus, « préparatifs ». Apparare vient de parare, « parer », où lon entend la présence de lagalma, cet objet précieux que contenait Socrate au dire dAlcibiade et qui le rendait désirable, en dépit de sa laideur.
Le moderne érotisme dappareil (phone-sex, internet-sex, messageries, et jusquaux rencontres charnelles entre deux êtres qui se pensent neuronaux) diffère de cet autre érotisme dappareil, celui propre aux systèmes totalitaires, dont Freud écrivit la structure. Que, dans les deux cas, il sagisse de jouissance ne fait guère de doute. Avons-nous les moyens de différencier les modes de jouissance en jeu dans ces érotismes dappareil ? De répondre à la question : est-ce qu on baise avec un appareil ?
En se donnant, pour point de départ de la subjectivation, le sujet de la jouissance, Lacan faisait donc plus que de se régler sur le symptôme comme jouissance sexuelle insue. Il ouvrait la question de la jouissance comme appareillage. Distinguer, comme il le proposait, la dimension de la jouissance de celle de lutilité, ne résout pas pleinement le problème, dès lors quinsiste, par-delà cette distinction et comme cest ouvertement le cas dans les psychoses (mais aussi ailleurs, nous venons de lindiquer), la question de la jouissance de lappareil. Cette jouissance, à suivre les indications dun James Tilly Matthews, apparaît équivaloir à celle dun maître : la machine commande.
Ainsi, introduire la problématique du sexe du maître, faire valoir non son univocité mais son point dachoppement, apparaît désormais comme la voie que nous impose la fracture de lérotique contemporaine pour tenter de répondre au défi que Foucault adressait à lanalyse (et pas seulement à elle) : ce sujet du désir à la production duquel se consacrerait lérotologie analytique, comment accède-t-il à la jouissance ?
Notes
1 James Morrow, The Eternal Footman, 1994, La grande faucheuse, trad. de laméricain par Philippe Rouard, Paris, Au diable vauvert, 2000.
2 Dominique Dhombres, « Naissance et survivance dune religion », Le Monde du 3 décembre 1999, p. 17.
3 Michel Tort, « Homophobies psychanalytiques », Le Monde du 15 octobre 1999.
4 Titre dun colloque qui sest tenu en Sorbonne du 25 au 27 novembre 1999, où certains ont même vu le signe dune réconciliation de lÉglise et de la République.
5 Cf. Bernard Edelman, Nietzsche, Un continent perdu, Paris, PUF, Perspectives critiques, 1999, p. 91-92.
6 J. Allouch, Léthification de la psychanalyse, calamité, Paris, EPEL, cahiers de LUnebévue, 1997.
7 J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 605.
8 Sans doute Lacan aurait-il pu dire, comme Jouhandeau : « Cest surtout parce que je ne peux pas ne pas croire à lEnfer que je ne peux pas ne pas être catholique » (Marcel Jouhandeau, De labjection, Paris, Le passeur-Cacofop, 1999, p. 67 ; 1e éd. Gallimard, 1939. Je remercie Didier Eribon de mavoir signalé la republication de ce texte).
9 Georges Lanteri-Laura, Essai sur les paradigmes dans la psychiatrie moderne, Paris, éd. Du temps, 1998. Voir aussi, sur la contestation par Lacan de la validité du paradigme névrose / psychose / perversion, J. Allouch, « Perturbation dans pernepsy », Littoral n°26, nov. 1988.
10 Quand sera-t-il effectif, a-t-on demandé à un savant ? Réponse de quelquun qui, en plus dêtre savant, était averti : « Quand il y aura un marché ».
11 Eve Kosofsky Sedgwick, Epistemology of the Closet, Londres, Penguin books, 1990, p. 2 : « What was new from the turn of the century was the world-mapping by which every given person, just as he or she was necessarily assignable to a male or a female gender, was now considered necessarily assignable as well to a homo- or hetero-sexuality, a binarized identity that was full of implications, however confusing, for even the ostensibly least sexual aspect of personal existence ».
12 Cf. les quelques extraits publiés dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 42, automne 1990, p. 345-346.
13 Vernon Rosario, Lirrésistible ascension du pervers entre littérature et psychiatrie, trad. Guy Le Gaufey, Paris, EPEL, 2000.
14 Jacques Lacan, « Place, origine et fin de mon enseignement », conférence publique inédite, 1967, p. 12.
15 Anne-Marie Vindras, Ernst Wagner, Robert Gaupp, un monstre et son psychiatre, Paris, EPEL, 1996, ainsi que Louis II de Bavière selon Ernst Wagner paranoïaque dramaturge, Paris, EPEL, 1993.
16 Antonio Rocco, Alcibiade enfant à lécole, (Alcibiade fanciullo a scola) « Libretto da Carnevale », Avant-propos, notes et essai bio-bibliographique par Louis Godbout, Montréal, Éditions Balzac, 1995.
17 Jean Genet : « Disons déjà que jamais ses amours [ ceux de Divine] ne lui avaient fait redouter la colère de Dieu, le mépris de Jésus, ou le dégoût praliné de la Sainte-Vierge, jamais avant que Gabriel lui en parlât, car, dès quelle reconnut en elle la présence de semences de ces craintes : colère, mépris, dégoûts divins, Divine fit de ses amours un dieu au-dessus de Dieu, de Jésus et de la Sainte-Vierge, auquel il se soumettait comme tout le monde [] » (Notre-Dame-des-Fleurs, Paris, Gallimard, Folio, p. 142). La soumission de « tout le monde » consisterait-elle désormais à faire de ses amours un dieu (minuscule) au-dessus de Dieu ?
18 Marguerite Anzieu, Aimée, adaptation théâtrale de Gilles Blanchard et Isabelle Lafon, Coll. Atelier, Paris, EPEL, 1999. Ainsi que J. Allouch, Marguerite, ou lAimée de Lacan, Paris, EPEL, 1994.
19 M. Jouhandeau, De labjection, op. cit., p. 50.
20 Ibid., p. 58.
21 Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, ainsi que Papiers didentité, Paris, Fayard, 2000.
22 Cf. lintervention de Nicole Brossard au colloque Beaubourg 23-27 juin 1997 : « Écriture lesbienne : stratégie de marque », in Les études gays et lesbiennes, Paris, éd. Centre Pompidou, 1998.
23 La Bible de Jérusalem traduit, en forme exclamative : « O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles ! ». Les items « voie » et « voies » de la Concordance sont un vrai bonheur surréaliste ou, si lon préfère, un inventaire à la Prévert, à la « pervers ». Pour ce qui concerne Dieu comme maître, le Psaume 119, 32 est on ne peut plus clair puisquon y lit : « Je courrai dans tes commandements ».
24 Cf. chapitre V.
25 Cf. chapitre V. Mais prenons acte tout de suite quun lecteur aussi rigoureux de Foucault que lest David Halperin récuse la distinction plaisir / jouissance.
26 Je me suis fais confirmer la chose par mieux informés que moi (Didier Eribon, David Halperin, Marie-Hélène Bourcier).
27J. Lacan, Langoisse, séance du 12 juin 1963. Certains lacaniens, se basant sur une ou deux remarques de Lacan, revendiquent lexistence dun « champ lacanien ». Leur pas est abusif : Lacan na pas formalisé le champ freudien dune façon si ample et si mathématiquement réglée quil soit devenu possible de le renommer « champ lacanien ». Lacan, dailleurs, sen est tenu, jusquau terme de son parcours, à « champ freudien ».
28 Le dressage est désormais revendiqué comme tel, ceci depuis le succès quasi mondial du Pokémon, où lenfant est explicitement sollicité comme dresseur. Le Pokémon (nom venu de pocket monster) se présente non plus comme une lutte du méchant et du bon mais comme une éducation à la maîtrise (au dressage). Ce jeu apparaît ainsi comme le correspondant exact, au niveau de lenfant, de lérotique contemporaine du maître.
29 Je minspire ici dune page dEdelman, op. cit., p. 135.
30 John Haslam, Roy Porter, David Williams, Politiquement fou : James Tilly Matthews, traduit de langlais par Hélène Allouch, préface de Lucien Favard, Paris, EPEL, 1996.