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Le manque d'imagination et l'entrave de la capacité à jouer ont souvent été mis en évidence chez des enfants autistiques. Mais, même des névrosés s'en plaignent parfois, et ce ne sont pas les moins doués qui nous font entendre cette plainte. Je propose de prendre leur plainte au sérieux. Elle ouvre peut-être une piste vers l'inconnu, même si elle n'est prononcée qu'une fois et cela au début de l'analyse. J'ai quelques raisons de penser que, par cette plainte, le sujet en analyse croise les chemins de philosophes et d'artistes qui sont allés loin dans l'exploration de leur être.
1. Frances Tustin sur les enfants qui ne peuvent pas jouer.
J'aborderai le problème en soulignant quelques points dans un très beau texte de Frances Tustin [1]. Selon l'auteur, la caractéristique la plus éminente des enfants autistiques est qu'ils ne peuvent ni jouer ni communiquer. Deux sortes d'entités font obstacle à ces activités symboliques : les objets autistiques (autistic sensation objects) - ce sont les objets durs dont l'enfant croit qu'ils font partie de son corps. Ils rassurent l'enfant, lui donnent le sentiment d'exister, de pouvoir continuer d'être. Ces objets, par exemple l'anneau d'un trousseau de clefs, sont rigides ; l'enfant ne joue pas avec eux, même s'il s'agit d'un jouet. Il le tient toujours, il le presse, et, selon Tustin, cet objet lui sert à exclure le dangereux ' not - me ' (non - moi).
La deuxième entité qui fait écran à la possibilité du jeu n'est pas un objet mais un ensemble de formes venant de sensations corporelles telles que le flux urinaire ou les bulles de salive autour de la bouche, des sensations provenant de diarrhées ou de vomissements. Ces ' formes de sensations autistiques ' (artistic sensation shapes) peuvent être produites par des tournoiements (spinning) ou bercements. En effet, une chaise tournante et un ventilateur étaient les deux objets sur lesquels un garçon autistique se précipitait à chaque fois qu'il entrait dans mon bureau Ni les objets ni les formes de sensation ne doivent être confondus avec les objets transitionnels : ceux-ci jettent un pont vers le non-moi, ceux-là élèvent une barrière. Les formes de sensation - souvent évanescentes - sont des idiosyncrasies propres au seul enfant qui les utilise ; elles ne sont en aucun cas partagées avec l'autre. Tustin les considère comme des tranquillisants engendrés au niveau du corps. Mais ces formes de sensation autistiques inhibent et suppriment également le développement cognitif. De même que les objets autistiques, elles supplantent la capacité de jouer. Mais pourquoi ?
Tustin ne prétend pas donner une étiologie générale de l'autisme psychogène, mais elle a traité un certain nombre d'enfants autistes dont les mères n'ont pas supporté la naissance de leur enfant. En accouchant elles avaient perdu - avec l'enfant - ' une part qui les avait confortées et protégées. Une part de leur corps '. Ces femmes étaient dans des situations solitaires particulières. Elles avaient souvent perdu une personne proche, avant ou pendant leur grossesse. Selon une étude, publiée en 1986, la grossesse tend à inhiber le deuil de sorte qu'il serait difficile pour une femme enceinte d'aller jusqu'au bout de son deuil. Quand l'enfant naît, une mère peut se sentir ' amputée ' d'une part de son corps. Une autre se désigne comme une ' non - personne '.
Une telle mère, nous enseigne F. Tustin, ne sera pas capable d'aider son enfant quand lui, à son tour, entrera dans une situation similaire, à savoir, à partir du moment où il comprendra que le mamelon ne fait pas partie de sa bouche La rage du bébé, sa panique, produites par l'amputation apparente du mamelon ressemblent trop à la détresse subie par sa mère. L'enfant est à ce moment extraordinairement sensitif, mais la mère ne peut pas créer le climat émotionnel qui lui permettra de dépasser la perte de la sensation donnée par la combinaison du téton et de sa langue. L'enfant se sent abandonné, vulnérable, sans aide. [2]
D'où son recours ultérieur à l'objet et aux formes autistiques dont Tustin dit que l'un est trop dur, les autres trop molles.
J'ai effectivement rencontré un garçon autistique de 6 ans dont la mère avait perdu son premier mari un an avant la naissance de l'enfant. Cet homme, mort dans un accident de voiture, n'était pas le père de l'enfant. La mort de cet homme était d'autant plus problématique pour cette femme qu'elle n'aimait plus cet homme mais qu'elle se sentait coupable après son décès.
Une autre femme avait fait un deuil interminable après la mort de son père qu'elle avait soigné pendant sa maladie. Elle était la cadette de dix enfants et se sentait très proche de son père. Deux ans après la mort de son père, elle tomba enceinte. Elle voulait absolument avoir un enfant de son compagnon. Elle sut qu'elle était enceinte avant d'avoir fait le test de grossesse. Mais à la différence de sa grossesse précédente, elle ne sentait pas l'enfant dans son ventre. Elle a fait une fausse couche et ce malheur s'ajouta à son deuil. Si l'on en croit la théorie de Tustin, son enfant aurait risqué l'autisme.
Etant donné que l'enfant d'une mère mortifiée par une perte ne trouve pas l'aide nécessaire à dépasser sa perte du sein, il s'attache d'une façon physique aux objets et formes autistiques. Seul l'objet tangible, seule la forme sentie existent. Il ne fera confiance ni aux images, ni aux fantasmes - qui restent intangibles. Son imagination est bloquée. Son manque d'imagination a été démontré de façon parlante par Uta Frith. A ce manque s'ajoutent l'impossibilité de s'identifier à l'autre. Pour qu'un enfant puisse jouer, il faut que l'on ait d'abord joué avec lui. Or, l'enfant autistique s'est fermé avant que cela ait été possible.
Jusqu'ici, la description que Tustin donne de l'autiste aligne avant tout des déficits (- de l'imagination, de la capacité de jouer, de s'identifier et d'assumer le symbolique). Mais elle ne s'arrête pas là. Elle cerne aussi un noyau créatif chez ces sujets et ce noyau est curieusement lié à leur désarroi le plus profond. Ayant le sentiment qu'ils n'ont rien pour s'accrocher, pour se tenir, ils se trouvent dans un tourbillon vertigineux (they are spun around in a vertiginous fashion) et leurs perceptions sont détraquées (their perceptions are in disarray). Or, Tustin retrouve ces états dans certaines strophes du poète T. S. Eliot.
Des autistes qui ont commencé à parler témoignent également du néant qui les avait entourés. Une fille parlait de la couleur du néant, de taches du néant. Elle aussi était née d'une mère déprimée et se servait d'une coquille comme objet protecteur. [3]
Là encore, Tustin cite T. S. Eliot dont la poésie semble s'être approchée de ce monde de perte et de privation :
Descend plus bas, descend seulement
Dans le monde de solitude perpétuelle
Dans l'obscurité, privation
Et destitution de toute propriété
Dessiccation du monde du sens
Evacuation du monde de fantaisie
Inopérance du monde de l'esprit...
(T. S. Eliot, Four Quartets).Le savoir poétique d'Eliot correspondrait ainsi à ce que disent les autistes quand ils décrivent leurs situations insupportables en termes de ' trous noirs ' ou de ' néant ' ( nothingness), ou quand ils se désignent eux-mêmes comme ' rien ' (nothing). Et là, Frances Justin va nous dire quelque chose de très important : ' Une telle situation peut être une opportunité ou une menace. Soit, elle peut être rendue insensible par les pratiques manipulatrices de l'autiste, soit elle peut devenir l'opportunité d'activités créatives. ' [4]
L'auteur suppose aux poètes et aux artistes la capacité d'utiliser ces situations autistiques comme stimulations de leur créativité. Pour Tustin, il s'agit là de ' situations de holding esthétiques ' qui ont pour le poète la fonction de dépasser des ' sentiments de détresse non - créatifs ' en partageant ces sentiments avec d'autres. Et de façon très freudienne, elle compare ces ' situations de holding esthétiques ' aux jeux infantiles qui permettent à l'enfant d'élaborer leurs sentiments, leurs peurs et leurs angoisses d'être laissé tomber. Il est clair que les enfants autistes n'ont pas accès au holding du jeu sans intervention thérapeutique. Celle-ci nécessite l'instauration d'un ' transfert infantile ' où le thérapeute s'offre à l'enfant comme un sein créatif et donnant la vie.(ibid, p.115) .
2. Jeu, fantasme, poésie.
Quand F. Tustin établit un parallèle entre le jeu de l'enfant et la poésie, elle renvoie évidemment à l'exposé que Freud a prononcé le 6 décembre 1907 devant 90 auditeurs dans les locaux de son ami le libraire et éditeur Hugo Heller, membre de la Société Psychanalytique de Vienne. Ce texte a été publié en 1908 sous le titre Le poète et l'activité de fantasmer (Der Dichter und das Phantasieren). Freud commence par soulever la question de savoir d'où le poète prend ses matériaux. Il fait allusion au cardinal Ippolito d'Este, le premier mécène de l'Arioste. Le poète lui avait dédié son Orlando furioso mais le cardinal ne l'a récompensé que par cette question un peu méprisante : ' Mais d'où est-ce que tu prends toutes ces histoires, Lodovico ? '
Freud établit une parenté entre l'enfant dont l'occupation préférée est le jeu, et le poète. Prenant le jeu très au sérieux, l'enfant se crée, tel un poète, son propre monde. Il arrange les choses selon un ordre qui lui plaît. Et pourtant, il distingue le monde de son jeu de la réalité, même s'il appuie ses ' objets imaginés ' sur les choses visibles du monde réel
Notons ici que Lacan ne suit pas Freud dans cette appréciation de l'enfant qui serait d'une certaine façon déjà poète. Certes, il pense que le sujet qui devient poète est très tôt aiguillé vers une vie pulsionnelle qui permettra la sublimation [5], mais il s'oppose à l'idée venant du poète romantique anglais William Wordsworth que ' l'enfant est le père de l'homme ' [6]. Freud a plusieurs fois cité ce vers de Wordsworth. [7]
Le poète fait la même chose que l'enfant qui joue, il crée un monde fantasmatique. [8]
Même devenu adulte, l'homme ne peut pas renoncer au plaisir que le jeu lui avait procuré. Il remplace le jeu par des rêves diurnes. Mais l'adulte ne peut plus montrer ses fantasmes aux autres , il en a honte, les cache comme s'ils constituaient son intimité la plus propre. Parfois, il se tient même pour unique à former de tels fantasmes qui, pourtant, sont partagés avec le reste de l'humanité. A la lumière de cette ' diffusion générale ' des fantasmes, la question du cardinal posée à Arioste apparaît dans une nouvelle lumière. Arioste raconte un grand nombre d'histoires et même s'il les a empruntées, elles lui appartiennent. Le nombre des fantasmes est relativement restreint, et aucun sujet ne saurait affirmer être l'auteur d'un fantasme. Les êtres humains ont beau cacher leurs fantasmes : il existe une espèce d'êtres - les névrosés - auxquels une sévère déesse - Anankè - a imposé de ' dire ce dont ils souffrent et ce qui les réjouit '. Ils avouent leurs fantasmes et grâce à leur source, Freud peut déduire qu'ils lui communiquent aussi les fantasmes de tout le monde. Tel le rêve, le fantasme est une satisfaction de désir, une correction de la réalité insatisfaisante. Le fantasme contient l'objet : ' comme sur un tableau d'autel où se montre toujours l'image du donateur, on découvre toujours la Dame dans un coin d'un fantasme ambitieux du héros '.
Ces descriptions du fantasme sont plutôt attendues. Mais Freud entre aussi dans la structure du fantasme et c'est à cet endroit qu'il renoue avec ce qui nous intéresse, à savoir l'imagination au sens de Kant. D'abord il souligne que le fantasme est souple (schmiegsam). Il se ' blottit (auschmiegt) contre les impressions de la vie changeantes '. [9]
C'est probablement à ce passage que se réfère Lacan quand il parle de la chaîne souple du fantasme. Mais on peut aller plus loin et penser à la structure sous-jacente qui permet cette souplesse et qui est plus radicale que le fantasme. Celle-ci n'est peut-être pas une syntaxe de phrase. Elle n'est peut-être même pas logique. Adorno a par exemple affirmé que Höderlin s'était opposé au jugement synthétique de Kant par une écriture qui ne se laisse plus enfermer dans une syntaxe. C'est pourquoi Adorno a réservé à cette écriture le terme de la ' parataxe ' [10]. S. Beckett a, de son côté, appelé de ses v'ux ' une syntaxe de faiblesse '. Selon lui, l'être avait été exclu, dans le passé, de l'écriture. L'aventure de l'art moderne consistait dans le fait de l'y inclure et d'éliminer les formes et les techniques artificielles qui l'avaient caché et violé. Et c'est pourquoi ce poète espérait que quelqu'un trouverait un jour une forme adéquate pour écrire l'être et qu'il appellerait ' a syntaxe of weakness '. [11]
La deuxième détermination profonde du fantasme dans le texte de Freud est liée à sa souplesse, qui lui permet de se blottir contre les impressions changeantes de la vie. Du coup, les fantaisies, les châteaux en Espagne et les rêves diurnes reçoivent de chaque impression nouvelle et efficace ce que l'on pourrait appeler une ' marque du temps ' (Zeitmarke) [12]. Et Freud d'écrire :
' La relation du fantasme avec le temps est après tout très importante. On peut dire : un fantasme flotte pour ainsi dire entre les trois temps, les trois moments de notre activité de représentation (drei Zeitmomenten unseres Vorstellens) '. Quels sont ces trois moments ? En les dépliant, Freud ne va pas au-delà de ce qu'il avait déjà enseigné dans La science des rêves : ' Le travail psychique se noue à une impression actuelle, une occasion (un motif - Anlass) au présent qui était capable d'éveiller un des plus grands désirs (Wünsche) de la personne, il remonte ensuite au souvenir d'une expérience plus ancienne, presque toujours infantile, dans laquelle ce désir était satisfait et il crée (schafft) alors une situation référée à l'avenir qui se représente comme la satisfaction de ce désir, et c'est justement le rêve diurne ou le fantasme ; celui-ci porte maintenant en lui la trace de sa provenance dans son motif (occasion - Anlas) et dans le souvenir (du sujet). Le passé, le présent et le futur sont donc mis en série comme à la corde du désir qui les traverse. '
Il faudrait commenter ce passage pour y soulever par exemple le caractère scriptural sous-jacent au fantasme : Freud parle des traces de sa provenance, qu'il situe à la fois dans le motif actuel et dans le souvenir d'une expérience (infantile) de satisfaction. Il emploie aussi le terme du ' travail ' qui nous est connu de la Science des rêves. Mais dans ce passage, Freud attache le fantasme très clairement à ce que Kant avait appelé ' l'imagination transcendantale '. Sans celle-ci aucune expérience ne serait possible. [13]
Freud applique sa doctrine des trois temps du fantasme également à l'activité du poète qu'il identifie - de façon abusive - à un rêveur (de rêves diurnes) : ' Une expérience actuelle forte éveille dans le poète le souvenir d'une expérience appartenant à (son) enfance. De celle-ci part le désir qui (se) crée sa réalisation dans la poésie. La poésie permet de reconnaître, à côté du motif récent (frischer Anlass) le souvenir ancien. '
S'adressant à un auditoire littéraire, Freud se sent obligé d'être rassurant, mais en vérité il fait apercevoir à son public que sa pensée apparemment anodine sur la relation entre la poésie et le rêve diurne ne manque pas de complexité : ' Ne vous effrayez pas de la complexité de cette formule ; j'ai bien peur qu'elle s'avère, en réalité, être un schéma trop pauvre... '
Je cite ce bout de phrase, non seulement pour cette sorte de Witz qu'elle avance : ' Ne soyez pas effrayés, c'est encore pire ! ', dit grosso modo Freud à son public, dans la librairie de Hugo Heller. Mais cette phrase contient aussi un mot qui corrobore ma thèse que Freud a bien touché(e) avec ce petit texte - de circonstance littéraire - à l'imagination transcendentale. Il s'agit du mot ' schéma ' : Le schéma des trois temps qui serait trop pauvre, mais sa formule est déjà si complexe que Freud s'en excuse. Le vrai schéma qui conviendrait serait donc plutôt compliqué, en tout cas plus compliqué que ce ' schéma trop pauvre '.
Or ce petit mot de ' schéma ' évoque le chapitre de la Critique de la raison pure intitulé : ' Sur le schématisme des purs concepts de l'entendement '. Ce ' chapitre sur le schématisme ' est, selon Heidegger, au coeur de la ' critique ' kantienne. [14]
3. Sur l'imagination transcendantale de Kant.
A propos de ce concept je me limiterai à quelques ponctuations dans le chapitre sur le schématisme de la Critique de la raison pure [15] et dans le livre de Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique.
Kant commence par l'observation suivante : Si l'on veut subsumer un objet (Gegenstand) à un concept, la représentation du premier doit quelque part ressembler à celle du second. (Le concept empirique de l'assiette ressemble au concept pur du cercle).
Or, les purs concepts de l'entendement diffèrent complètement des concepts empiriques. Vous ne pouvez pas regarder ( anschauen) avec vos yeux la catégorie de la causalité. Comment peut-on alors subsumer quelque chose qui est donné comme un phénomène à son (ses) concept(s) pur(s) de l'entendement ? Comment appliquer les catégories aux phénomènes ?
Je vous rappelle que Kant, à l'instar d'Aristote, a dressé un tableau de 12 catégories, réparties en quatre classes (quantité, qualité, relation, modalité) . L'entendement ne peut penser un objet que grâce à ces concepts purs, étant donné que les objets sont des multiplicités qui s'offrent à sa perception. Sans la synthèse opérée par ces concepts, on resterait pour ainsi dire dans un chaos, dans un monde pré - ontologique comme le dirait Zizek.
Etant donné que les catégories n'ont rien de commun avec les concepts empiriques, Kant suppose un tiers qui doit équivaloir (in Gleichartigkeit stehen) à la fois aux catégories et aux phénomènes. Il appelle ce tiers qui est à la fois intellectuel et sensible le ' schéma transcendantal '.
On pourrait dire que tous les schémas évoluent dans un médium, et que ce médium ou forme d'intuition, c'est le temps. Le temps est pour Kant ' la condition formelle de la multiplicité du sens intérieur '. Il noue toutes les représentations les unes aux autres. Il permet donc le multiple dans l'intuition pure. Grâce au temps, vous pouvez regarder le multiple dans votre sens intérieur. Le temps participe également aux catégories et aux phénomènes. Et c'est grâce au temps que les schémas appliqueront les catégories aux phénomènes. Pour Heidegger, le temps est une ' suite de maintenants '.
Le schéma n'est pas quelque chose d'immuable, car Kant écrit qu'il est aussi et toujours ' un produit de l'imagination ' (A 140). [16]
Il faut pourtant le distinguer de l'image. Si j'écris ..... (cinq points, l'un après l'autre) je donne une image du nombre 5. Par contre, si je me représente une méthode ou un procédé dans mon imagination qui me permet de donner d'un concept, par exemple de celui du nombre 5, une image, alors j'élabore le schéma de ce concept.
Ce ne sont jamais les images d'un objet qui se trouvent au fondement de son concept. Si vous tracez l'image d'un triangle vous êtes loin d'avoir son concept. Le schéma du triangle n'existe qu'en pensée. C'est une règle de l'imagination, et plus précisément de la synthèse que celle-ci opère. Et cette règle ne se rapporte qu'aux pures formes de l'espace. Le schéma correspondant au concept d'un chien est une règle grâce à laquelle mon imagination peut enregistrer la figure d'un quadrupède en général, sans se restreindre à l'image d'un chien concret.
Le schéma kantien ne relève pas de ce que nous désignons avec Lacan comme l'imaginaire ; il n'appartient pas non plus aux idées. C'est plutôt une règle qui permet une synthèse dans l'intuition pure. Celle-ci, Heidegger l'interprète comme un regard qui a le temps pour horizon.
Kant écrit sur le schématisme : ' Ce schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l'âme humaine et dont il sera toujours difficile d'arracher le vrai mécanisme (Handgriffe) à la nature, pour l'exposer à découvert devant les yeux. '
Si le schématisme est un ' art caché dans les profondeurs de l'âme ', qui est alors l'artiste, le maître d''uvre qui crée cet art ? Kant nous explique que l'image est le produit d'une faculté empirique, à savoir de l'imagination productive. Mais le schéma des concepts sensibles (par exemple du triangle) est un produit ' et en quelque sorte un monogramme de l'imagination pure à priori '. Et ce n'est que grâce à ce ' monogramme de l'imagination pure ' que les images deviennent possibles.
(Cela appelle deux remarques spéculatives :
1) on pourrait appliquer la distinction entre imagination empirique et imagination pure à la théorie du fantasme. Il y a les fantasmes qui dépendent des images, et il y a les fantasmes radicaux où l'imagination pure s'implique.
2) Si l'image n'est possible que grâce à l'imagination pure - qui ne la produit pas car elle crée le schéma, les pathologies avec déficit de l'imaginaire pourraient être liées à un trouble au niveau de l'imagination pure. Je crois que c'est une piste qu'un auteur comme Binswanger a suivie dans son livre sur la mélancolie. On pourrait également lire le cas Joyce sous cet angle. La pétrification par un signifiant massifié qui l'avait menacé(e), d'après J.Aubert, avant l'écriture de Stephen Hero pourrait aller dans ce sens.) [17]
Le schématisme d'un concept pur de l'entendement ne peut jamais être mis en image. C'est un produit de l'imagination transcendantale.
Quand on lit la deuxième partie du chapitre sur le schématisme, où Kant traite des différentes catégories, on se rend compte qu'il les situe toutes par rapport au temps. Par exemple : La nécessité est l'être - là (Da - sein) d'un objet pour tout le temps. La Wirklichkeit (qui n'est pas à confondre avec la réalité) est l'être - là dans un temps donné. Pour Kant, le temps ne passe pas, mais l'être - là de ce qui change, se déroule dans le temps.
4. Un symptôme de Kant.
Dans son livre sur Kant de 1929/1934, Heidegger rassemble, entre autres, un certain nombre d'indices en faveur de sa thèse que l'imagination transcendantale était quelque chose d'absolument inquiétant pour Kant. Ce livre apporte quelques interprétations de concepts kantiens qui changent nos idées reçues. Heidegger amène par exemple un passage de l'Opus postumum, où Kant explique que la chose en soi n'est pas un autre étant que le phénomène. Leur différence n'est pas objective mais purement subjective. La chose en soi demanderait, pour être reconnue, une connaissance infinie, dont nous ne disposons pas parce que nous sommes des êtres finis. [18]
A un certain endroit de sa première critique (édition. A), Kant appelle l'imagination une fonction aveugle mais indispensable de l'âme, sans laquelle nous n'aurions pas de connaissance du tout mais dont nous ne sommes que rarement conscients. L'imagination transcendantale est aussi ' une capacité fondamentale de l'âme humaine qui est au fond de toute connaissance à priori '.
Kant a produit un véritable symptôme au moment où il a saisi le rôle crucial de l'imagination transcendantale. Celle-ci est à la source des deux branches de la connaissance, à savoir de l'entendement et de la sensibilité ( Sinnlichkeit ). Non seulement elle est foncièrement référée au temps, elle est à l'origine de celui-ci. Heidegger n'hésite pas à l'appeler ' le temps originel '. La pensée, à son origine n'est pas un ' juger ', elle est un ' imaginer pur '. [19]
On se souvient de ce que Freud écrit dans son chapitre VI de La science des rêves : Le travail du rêve ne pense pas, ne juge pas, etc. Lacan étend ce théorème sur le travail du rêve à l'inconscient. Mais le ' caractère d'imagination ' de la pensée originelle évoque aussi l'écriture poétique de Hölderlin qui a attaqué la forme des jugements, comme l'affirme Adorno. [20]
L'imagination transcendantale n'est pas seulement à l'origine du temps, mais aussi à l'origine de la possibilité de la subjectivité humaine. [21]
Relayant les concepts purs de l'entendement avec les sens, elle rend possible une ' raison sensible '. Ce n'est pas parce que nous avons un corps que la raison est sensible, mais nous avons un corps parce que la raison est sensible. [22]
Cette mise au point évoque le passage de ' Radiophonie ' où Lacan écrit que c'est le langage qui nous décerne notre corps. [23]
Et pourtant, malgré cette avancée, l'imagination transcendantale a fait peur à Kant. Déjà dans son chapitre sur le schématisme, il arrête assez abruptement sa recherche sur les shémata. Il ne veut pas s'attarder à ' l'analyse sèche et ennuyeuse ' de ce qui est nécessaire aux schémas des concepts, et il passe vite au nouage entre les schémas et les catégories. [24]
L'imagination transcendantale comme ' racine ' de l'essence de l'être humain a inquiété Kant comme ' quelque chose d'inconnu '.
Et Heidegger montre comment il a reculé devant cette ' racine inconnue ' : en purgeant la deuxième édition de la critique de la raison pure du caractère central de l'imagination transcendantale. Ce concept ne fait retour que dans la critique du jugement.
S. Zizek qui a consacré à l'imagination transcendantale le premier chapitre de son livre Le sujet chatouilleux (The Ticklish Subject) [25] reproche à son tour à Heidegger d'avoir négligé le destin de l'imagination transcendantale dans cette troisième Critique de Kant où elle défaille face au sublime. [26]
Kant supprime donc dans la deuxième édition les passages où il fait de l'imagination transcendantale une troisième faculté fondamentale à côté de la sensibilité et de l'entendement. Et là il refoule l'imagination pure en mettant l'entendement à sa place. Il renforce la logique de l'entendement au détriment de l'imagination comme fonction inquiétante et inconnue de l'âme.
Mais pourquoi a-t-il reculé devant l'imagination transcendantale ? [27]
La raison en est double. D'une part, Kant n'a pas élaboré le schématisme et ce qui précède - la déduction transcendantale. C'est-à-dire, ce qu'il a aperçu de l'imagination transcendantale ne lui a pas permis de voir la subjectivité de l'être humain dans une nouvelle lumière. L'imagination transcendantale était restée pour lui une faculté inférieure de la sensibilité. En même temps il avait compris qu'elle était centrale pour la raison. Or, comment la raison pure peut-elle se renverser en imagination transcendantale - celle-ci gardant pour Kant une connotation psychologique, impure ? Un abîme s'ouvrit alors devant Kant : ' Il a vu l'inconnu. Il devait reculer. ' [28]
La deuxième raison du refoulement de l'imagination transcendantale est liée à la philosophie morale. Grâce à sa première critique, Kant se sentait enfin prêt à combattre la philosophie empirique de la morale dominante de son époque. L'être humain acquiert une personnalité s'il respecte la loi. Il respecte la loi parce qu'il est libre. Mais cette liberté, il la doit à la raison pure. Or, cette liberté n'est - elle pas mise en cause si la raison pure porte en son c'ur quelque chose qui l'attache à la sensibilité, à savoir l'imagination transcendantale ? [29]
' L'obscurité ' et ' l'étrangeté ' ( Befremdlichkeit) de l'imagination transcendantale et la lumière de la raison pure ont permis à Kant de regarder pendant un instant le fond de l'imagination transcendantale. Mais cet aperçu s'est immédiatement voilé pour lui, écrit Heidegger. [30]
S. Zizek a donc fait de ' l'arrêt de l'imagination transcendantale ' de Kant le premier chapitre de son livre de 1999. Je ne résumerai pas ce chapitre, je vous y renvoie. Il y analyse la lecture heideggerienne de Kant et ses impasses. Ces impasses ont eu, selon le philosophe de Ljubljana, les conséquences politiques que l'on sait : l'engagement de Heidegger dans le nazisme. Voilà pourquoi Zizek pose ensuite la question de savoir ce qui est derrière l'imagination transcendantale. Sa réponse : ce qui est derrière l'imagination pure, Hegel l'appelle ' la nuit du monde ', soit le contraire de toute synthèse car le passage de Hegel que cite Zizek évoque très fortement le fantasme du corps morcelé. Disons, pour aller vite que derrière l'imagination transcendantale guette l'inimaginable.
L'arrêt ou la mort de l'imagination est évidemment aussi un sujet capital de l'écriture moderne. Ce problème joue un très grand rôle chez Beckett qui l'a mis au centre de son travail à partir des années 60 [31], par exemple dans son texte Imagination morte imaginez. On sait par ailleurs aujourd'hui que Beckett a beaucoup lu Kant. [32]
Son roman Watt, un des livres fondateurs de la modernité, a été récemment déchiffré comme une réponse du poète à l'antinomie éthique ouverte par Kant : L'homme est déterminé dans le monde des phénomènes, mais libre dans le monde nouoménal. ' La raison pratique de Kant donne un aperçu sur l'abîme de la liberté ', écrit Zizek. [33]
Et il note que la liberté et la loi morale sont des fenêtres sur un domaine purement rationnel et nouménal. Voilà pourquoi la loi morale n'a pas seulement une dimension éthique, mais aussi une dimension esthétique. Le nouménon est hors du temps, au-delà du temps, il appartient à l'infini. Watt doit entreprendre ' un impossible voyage ' pour arriver dans la maison de Mr. Knott dont il ne sait d'ailleurs pas comment il pourrait y entrer puisque les deux portes de cette maison sont fermées quand il arrive. [34]
Une fois entré, il rencontre Arsène, son prédécesseur dans le service de Mr. Knott. Arsène lui fait un long rapport (26 pages) sur sa réalité nouménale. Un exposé qui raille le sublime que l'on attend d'un lieu plongé dans l'éternité. Mais l'exposé d'Arsène est en même temps un bavardage qui laisse transparaître le sublime. La dimension esthétique de la loi morale se révèle aussi dans l'impératif qui impose la création à certains artistes . Lawrence E Harvey rapporte ces paroles de l'auteur de Watt : ' J'écris parce que je dois écrire ' et il ajoute à cela : ' Que faites-vous si ' Je ne peux pas ' rencontre : ' Je dois ' Beckett admettra également d'utiliser des mots là où les mots sont illégitimes. ' A ce niveau vous clivez (break up) les mots afin de diminuer la honte. La peinture et la musique sont beaucoup plus heureuses. ' (op. cit.)
5. La plainte de manquer d'imagination. Clinique.
Le problème de l'imagination se pose parfois aussi au névrosé.( Des psychotiques sont particulièrement en proie de la jouissance de l'Autre quand l'imagination leur fait défaut.) Certains analysants se plaignent d'en manquer et de ne pas pouvoir créer - dans l'art, dans la science Leur surmoi ne semble pas se réduire à cet impératif qui leur ordonnerait : ' tu dois écrire, peindre, faire de la musique ou de la recherche, même si tu ne peux pas ' ou, ' justement c'est parce que tu ne peux pas, tu dois... ! '
La comparaison entre l'art et la névrose ressort d'une certaine tradition psychanalytique. Dans Totem et Tabou (1912), Freud considère l'hystérie comme la caricature (Zerrbild) de la création artistique, la névrose obsessionnelle comme une caricature de la religion, et le délire paranoïaque comme celle d'un système philosophique. [35]
Dans la XXIIIème conférence, il affirme que l'artiste ' n'est pas loin de la névrose ' [36]. Mais il départage ensuite l'artiste et le névrosé. Ainsi attribue-t-il au premier une capacité constitutionnelle à la sublimation. Freud pense aussi que l'artiste dispose d'une certaine décontraction dans le conflit, qui est décisive pour le refoulement. Le névrosé ne tire pas vraiment un gain de plaisir de son fantasme et doit se contenter de maigres rêves diurnes. Une grande partie de son fantasme reste inavouable. L'artiste, par contre, sait traiter son fantasme. Il y enlève tout ce qui, en tant que personnel, pourrait répugner à l'autre. Et du coup, il peut le partager avec l'autre. En plus, il possède la faculté énigmatique - formule kantienne ! - de former son matériel jusqu'à ce qu'il devienne l'image fidèle de son fantasme inconscient. Il jouira de sa production et celle-ci deviendra une source de jouissance pour les autres. Otto Rank, qui a publié en 1907 sa monographie L'artiste. Approches d'une psychologie sexuelle, estime dans sa phase post - freudienne que Freud n'a pas donné sa place, dans sa conception du monde, à l'artiste, et de façon plus générale à l'être créatif. Chez Freud, le sujet serait soumis aux seules lois de la science et ces lois ne tiendraient pas compte de ce qui distingue l'homme créatif. Pour Rank, le névrosé appartient au ' type créatif ' mais il reste néanmoins le pendant raté de l'artiste. Pourquoi ? Parce qu'il manque de force pulsionnelle et de volonté. Rank rejette la sublimation qui serait un concept pâle. Au fantasme comme Ersatz de la réalité, il oppose la ' volonté inépuisable ' qui ferait pâlir la réalité. Il n'est pas sans intérêt de savoir qu'il déduit son concept de volonté moins de Nietzsche que de la liberté que Kant avait située au delà des phénomènes. [37]
Il n'est pas si rare que nos analysants nous fassent part de leur difficulté à créer. La plainte d'une jeune femme sur sa difficulté à réaliser son désir d'enfant a pu être ramenée dans l'analyse à un symptôme plus complexe. Elle a mis en série de nombreux exemples mettant en évidence que la fonction créatrice de la métaphore est chez elle fortement entravée. Elle se trouve par exemple dans un groupe de personnes qu'elle ne connaît pas bien et qui lui posent des questions indiscrètes sur sa vie intime. Au lieu de les désarmer par une remarque ironique ou spirituelle, de les renvoyer à leurs propres affaires, elle se dévoile complètement face à ce groupe malveillant. Dans des querelles familiales elle se sent poussée à dire tout, à tout justifier, ce qui la rend assez agressive aux yeux des autres. Son emploi de la parole fait donc symptôme, et ce symptôme lui gâche mainte rencontre avec l'autre. Dans l'analyse, elle énumère ses mésaventures dans le langage, on pourrait dire qu'elle établit la grammaire de ses ' actes de parole ' ratés, déclinant de façon infatigable son conflit avec l'autre. Un rêve jette quelque lumière sur la rigidité discursive de ce sujet : Elle s'approche de son père malade, recroquevillé sur sa chaise. Il se réveille en sursaut et lui dit : ' Ne fais plus jamais ça ! ' Elle a déchiffré ce rêve dans le sens d'une fin de non - recevoir que son père lui aurait renvoyée.
Un jeune homme raconte dans une de ses premières séances le rêve suivant : ' Mon frère joue avec d'autres garçons. Il ne veut pas me laisser participer au jeu. Je suis furieux et je tape avec mon poing sur la hotte de la cheminée... ' Dans ses associations, il évoque d'abord sa jalousie. La phrase ' Je tape la hotte (haute)... ' s'explique par le fait qu'il était jusqu'aux premières classes du lycée le plus petit de la classe. Ses camarades se moquaient souvent de lui, et une fois on l'a forcé à jouer avec les tout petits. En faisant de très bonnes études, il est monté ' haut '. Et pourtant l'idée d'être exclu d'un jeu insiste chez lui. Qu'est-ce qui empêche son accès au jeu ? Deux séances plus tard, il raconte un rêve où il observe, à travers le plancher, les ébats amoureux d'un couple. Mais en même temps il est regardé. Sa mère est apparue dans l'embrasure d'une fenêtre au-dessus de lui. Il ne veut pas qu'elle regarde ce qu'il voit. Il la trouve très belle.
Un peu plus tard, il s'est souvenu que sa mère avait effectivement - de façon bienveillante - interrompu ' un jeu du docteur ' qu'il avait entrepris à l'âge de 7 ans avec une petite voisine. Elle devait nettoyer le toit et l'a regardé par la fenêtre.
Un autre analysant, sortant diplômé d'une grande école et entrant dans la vie professionnelle, dit son regret de ne pouvoir emprunter ni la voie de l'artiste ni celle du chercheur. Il manquerait d'imagination Il est venu en analyse après avoir rompu avec une femme aimée. Il aimerait bien créer une 'uvre d'art, d'autant plus qu'il critique le manque de complexité dans ce qu'il voit au cinéma, dans les galeries, etc. Son rêve est de devenir promoteur et de pouvoir ainsi influer sur la création, gérer ses bases économiques, se charger de la complexité des oeuvres à construire.
Le problème de l'imagination est chez cet analysant lié au temps. Enfant, il faisait des cauchemars de vampires, attendait , angoissé, le lever du soleil. Il avait peur de mourir inconnu. Quand il m'a fait part de son manque d'imagination, je lui ai dit qu'il avait de la chance.
Il ne fut pas d'accord avec cette remarque, mais quelques séances plus tard il amena un rêve dont il avait honte. Dans ce rêve il avait couché avec sa mère. Il n'avait pas de désir pour elle. Il voulait plutôt ' compenser (leur) solitude mutuelle '.
Cet homme a été élevé par sa mère, seule après le divorce de ses parents. Ouvriers, ses parents n'avaient pas de grands moyens pour payer ses études. Sa mère avait fait d'énormes sacrifices.
Si nous prenons ces deux derniers cas, nous voyons très bien ce que le jeu interdit ou l'imagination refusée recouvrent.
Le psychanalyste anglais Ronald Britton situe l'imagination dans ce qu'il appelle ' l'autre espace '. Cet autre espace s'établit selon lui par une scène primitive imaginée et non perçue. [38]
Mais dans les deux exemples précédents ce n'est pas la scène primitive qui est intéressante. L'imagination y renvoie plutôt à l'inimaginable.
Le premier garçon est détourné de la scène des ébats amoureux par le regard tendre de sa mère. C'est ce regard qui ouvre la fenêtre vers l'espace nouménal. La beauté de sa mère le séduit et le dérange en même temps. Mais, derrière cette beauté se loge l'horreur de l'inceste que le deuxième garçon réalise dans son rêve pour faire du bien. Léonard fut, lui aussi, détourné par la beauté de sa mère. Détourné de la peinture. Il s'est alors voué à l'étude d'un objet sublime, la nature.
Un sujet peut aussi être critiqué par l'Autre pour son défaut d'imagination. Ainsi une femme mélancolique m'a fait part du « constat définitif » de sa mère : « Tu es très cartésienne, tu n'as pas d'imagination. ». La patiente assumait ce jugement maternel : « Je suis encore quelqu'un qui n'est pas créatif, je ne suis pas dans l'Imaginaire mais dans la réalité, pense ma mère. »
6. Conclusion.
Deux mots pour conclure. Je veux bien croire Zizek quand il affirme que l'imagination transendantale échoue à un domaine qu'il appelle ' pré - ontologique ' et que Derrida nomme ' spectral '. Un domaine dont Heidegger à partir des années 30 n'a rien voulu savoir. Le pré - ontologique n'est pour Zizek ni phénoménal, ni nouménal et n'est pas non plus purement fantasmatique. Je trouve, par contre, moins convaincant les exemples que Zizek nous donne pour cerner le contenu du pré - ontologique : la nuit du monde, le corps morcelé, la peinture de Jérôme Bosch, le surréalisme, les objets partiels, les films de David Lynch. Aucun de ces objets ne dépasse l'imagination. Ils appartiennent plutôt à la vie quotidienne de la post - modernité. Je ne crois pas que l'inquiétante étrangeté dépasse l'imagination.
L'imagination ne devient intéressante que là où elle échoue, où elle manque. Je crois que c'est cette dimension que Lacan a cherché quand il dessinait ses noeuds borroméens.
Une deuxième remarque porte sur l'analyste. Si l'on cherchait un objet échappant, au moins partiellement, au domaine de l'imagination, ce serait l'analyste. Ne se tient-il pas à la frontière entre la pulsion et le langage, entre le silence et le bavardage ?
Dans un hommage à Maria Torok, une de ses analysantes, elle-même psychanalyste - il s'agit de Danielle Broda - raconte le début d'une de ses séances :
- - « D.B. : ' Rien, je n'ai rien à vous dire aujourd'hui, rien ne vient. '
- - M.T. : ' Il y a toujours quelque chose à dire . ' »
Voilà le sublime de l'analyste.
David Mamet a fait un très beau film sur la face nocturne de l'analyste qui peut l'entraîner vers une violence extrême : son film de 1987 s'appelle Playhouse (Engrenages).
Une jeune psychiatre - analyste traite un homme qui lui annonce son intention de se suicider. Il aurait perdu 20.000 dollars au jeu. Comme il ne peut pas trouver cette somme, ses partenaires de jeu iront le tuer. Il se tuera par conséquent lui-même.
Très engagée, elle se rend alors, la nuit, dans la ' maison de jeux ' pour négocier avec les joueurs. Un joueur lui fait savoir que son patient lui avait menti. Il ne lui devait que 800 dollars.
Puis, il lui révèle ses méthodes de bluff et d'escroquerie. Tombée amoureuse de lui, elle revient la nuit suivante sous le prétexte d'écrire une étude sur les escroqueries qu'il avait mises en place avec ses amis de jeu. Il lui dit alors qu'elle cherche l'aventure nocturne. Les combines qu'il lui explique reposent toujours sur le même principe : les hommes sont trop crédules, ils vous font trop confiance.
A un certain moment elle se trouve impliquée dans un coup qui tourne mal, parce qu'il aboutit à un meurtre. Mais il s'avère que ce n'est qu'un coup monté. Tout y a été feint, le meurtre inclus, pour lui extorquer la somme de 80.000 dollars.
Après avoir compris que la vraie victime était elle-même, elle va retrouver son amant. Elle le menace avec un revolver et lui impose de la supplier de lui épargner la vie. Mais lorsqu'il l'insulte, elle le tue. Dans la dernière scène, on voit qu'elle a bien appris la leçon de son amant défunt. Elle est assise dans un grand restaurant et vole à sa voisine un briquet en or.
L'ironie de ce film est que c'est l'analyste qui perturbe un jeu qui repose uniquement sur des mécanismes signifiants. La bande des joueurs et escrocs était loin de verser la moindre goutte de sang. Mais la maison de jeux a éveillé en cette brillante analyste le côté nocturne, destructeur du jeu. Il n'est pas si étonnant que certains analystes doivent se rassurer contre leur propre face nocturne en s'associant dans des liens fascisants - cela ne les justifie pourtant en rien.
Notes
[1] Frances Tustin, Psychotherapie with children who cannot play, in Frances Tustin, The protective shell in children and adults, chap.IV, Karnac Books, Londres, 1990, p.97-121.
[2] Son deuil de l'objet a été gelé, arrêté dans sa toute première phase.
[3] Cette coquille avait la fonction de recueillir un vide, affirme Tustin.
[4] F. Tustin, op. cit., p.113.
[5] cf. J. Lacan, L'Ethique de la psychanalyse, Texte établi par J.A. Miller, Paris, 1986, p. 185-194.
[6] Ibid., p.33.
[7] cf. S. Freud, G.W. VIII, P.412, et XVII, p.113.
[8] S. Freud, Der Dichter und das Phantasieren, in Studiensgabe, T. X, p.172.
[9] Id. Ibid., p.174.
[10] Théodore W. Adorno, « Parataxis. Zur späten Lyrik Hölderlins », in Noten zur Literatur, Francfort, 1974.
[11] cf. Lawrence E. Harvey, Samuel Beckett. Poet and critic. Princeton, 1970, p.249.
[12] S. Freud, op. cit. p.174.
[13] cf. M.Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Vittorio Klostermann, Francfort sur le Main, 6ème éd., 1998, p.132, 133.
[14] M. Heidegger, op. cit., p.89.
[15] J. Kant, Kritik der reinen Vernunft A 137 - A 147.
[16] D'où la déduction heideggerienne que l'imagination transcendantale est à la source de la subjectivité.
[17] Cf. J. Aubert, « D'un Joyce à l'autre », in Aubert, Cheng, Milner, Regnault, Wajcman, Lacan, L'Ecrit, L'Image, Paris, 2000, p.55-77.
[18] Kant écrit dans Opus postumum (cité par Heidegger, op. cit., p. 33) que la chose en soi n'est pas un autre objet mais une autre relation (respectus) de la représentation avec le même objet. Cette ' autre relation ' est illustrée par le film Babylon, U.S.A. de Mendelssohn (1999). Le film décrit la vie de quelques habitants d'une petite ville de la côte est américaine, plongée dans une éclipse de soleil. Les relations entre ces gens, et entre eux et les choses changent. L'éclipse de soleil qui ne semble pas se terminer pourrait ici représenter la connaissance infinie : les objets ne sont plus tellement individualisés...
[19] Heidegger, op. cit., p.151.
[20] Theodor W. Adorno, Parataxis. Zur späten Lyrik Hölderlins, in Noten zur Literatur, Suhrkamp, Francfort 1974, p.447 - 491.
[21] Heidegger, op. cit., p.172, 173.
[22] Ibid., p.172.
[23] J. Lacan, » Radiophonie », Scilicet, 2/3,Paris,1970, p.61, Paris, 1970.
[24] J. Kant, Kritik der reinen Vernunft, A, 142.
[25] S. Zizek, The Ticklish Subject, Verso, Londres, New York, 1999.
[26] S. Zizek, op. cit. p.61.
[27] cf. M. Heidegger, op. cit., p.165.
[28] M. Heidegger, op. cit., p.168.
[29] Id . ibid., p.169.
[30] Ibid.
[31] cf. S. Beckett, « imagination morte imaginez », in Têtes-Mortes , Paris, 1967, p. 51-57.
[32] cf. J. P. Murphy, Beckett and the philosophers, in The Cambridge Companion to Beckett, édité par John Pilling, Cambridge, 1994 , p. 229 - 234.
[33] S. Zizek, op. cit., p. 48
[34] La lecture kantienne de Watt est due à P.J. Murphy, Beckett and the philosophers, op. cit., p. 229, 230.
[35] S. Freud, Totem und Tabu, G.W. ix, p. 91.
[36] Id., G.W. XI, p.390 - 391.
[37] Otto Rank, Wahrheit und Wirklichkeit, Deuticke, Vienne, 1929.
[38] Ronald Britton, The other room and poetic space, in Belief and imagination, Rouflodge, Londres, 1999, p.120 - 127.