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Introduction :
Nul, plus que le témoin, ne peut prétendre à l'expérience de la vérité. Au tribunal, devant la loi, il s'engage à « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité».
Cette expérience de la vérité n'est pas identique au fait de fournir une preuve. J.Derrida a insisté sur l'hétérogénéité du témoignage et de la preuve(É,107). Il en a donné pour exemple l'affaire Rodney King, en Californie. Un témoin qui se trouvait là, avec une caméra vidéo, au moment où les policiers ont tabassé Rodney King, a filmé la scène. On disposait alors d'une image directe de l'événement, quelque chose d'a priori incontestable. Mais la loi a considéré ce film comme une pièce à conviction interprétable, qui ne valait qu'avec le témoignage du jeune caméraman. Il a dû témoigner devant la barre, de vive voix, qu'il avait vu lui-même cette scène qu'il avait pourtant filmée. On ne pouvait pas se passer de sa parole, de son engagement, et se contenter d'une preuve technique.
Évidemment, certains témoignages peuvent valoir à eux tout seuls comme preuve, lorsqu'il s'agit de témoigner de quelque chose de purement subjectif, ailleurs que devant la justice. J'ai commencé à m'intéresser au témoignage parce que c'était la manière dont Lacan, un psychanalyste, entendait que l'on recrute les analystes : sur la base de leur propre témoignage de leur rapport à leur inconscient, et des conséquences réelles sur leur vie qu'impliquait pour eux la reconnaissance, tout au long d'une psychanalyse, de l'existence de l'inconscient. Là, la preuve réside dans le témoignage lui-même, parce que c'est le sujet seul qui peut témoigner de son expérience du réel de l'inconscient. Cela suppose d'autres analystes qui écoutent et qui jugent, un jury.
Et inversement, apparemment contrairement à ce que dit Derrida, il existe certainement des preuves qui valent sans témoignages : les archives, les documents, les images des faits, maintenant l'ADN pour certains crimes. Mais, notons-le, aussi bien l'historien que la justice cherchent toujours des témoignages qui les corroborent et permettent de les interpréter. Pour la justice, on en a eu un exemple en France avec l'affaire Guy Georges, un violeur et serial killer de femmes. On avait des preuves par l'ADN pour la plupart de ses crimes, mais toute la France, et pas seulement les parents des victimes, attendaient sa version des faits, et ont été soulagés par ses aveux publics au tribunal. Pour l'historien, de même, les documents d'archives ne « parlent » pas suffisamment, sans l'appoint de témoignages des protagonistes, uniquement écrits s'il s'agit de l'histoire ancienne. Ainsi, Georges Duby, l'historien du Moyen Âge français, écrit-il : « Moi aussi je suis positiviste. À ma façon. Pour moi, le positif n'est pas dans la réalité des « petits faits vrais » : je sais bien que je ne la saisirai jamais. Le positif est cet objet concret, ce texte qui conserve un écho, un reflet, de paroles, de gestes irrémédiablement perdus. Pour moi ce qui compte, c'est le témoin, l'image qu'un homme de grande intelligence a proposée du passé, ses oublis, ses silences, comment il traite le souvenir pour l'ajuster à ce qu'il pense, à ce qu'il croit vrai, juste, à ce que veulent croire juste et vrai ceux qui l'écoutent. »(DU, 77)
L'historien et le juge ne sont pas les seuls à exiger le témoignage en plus de l'archive. L'uvre d'art, dans sa fonction de transmission, peut aussi s'appuyer sur le témoignage. Le film Shoah , pour transmettre l'Holocauste à la façon d'une « incarnation », d'une « résurrection », a dit son auteur Claude Lanzmann, n'utilise à l'écran qu « un seul document d'archive(AS, 66). Bien sûr, il y a un immense savoir historique qui soutient sa fabrication. (C.Lanzmann a dit que La destruction des juifs d'Europe, de Raul Hilberg, avait été sa bible pendant des années). Mais Shoah n'est pas un film historique, c'est un film sur le témoignage. Le plus aigu du film est constitué des témoignages des survivants des Sonderkommandos, qui reviennent sur les lieux désertés de la tragédie, où il ne reste que des traces, quasi-effacées par la volonté des Nazis de rendre invisible l'extermination. Ce qui est filmé et mis en scène - puisqu'il y a des locomotives ou un salon de coiffure loués pour le film - n'est pas une reconstitution historique de la chose, gommant l'absence comme le font certains films de fiction, mais l'acte présent du témoignage, de ce qui en reste pour un témoin oculaire d'alors, reste ténu, fragile, lacunaire et partiel, dont le témoin rescapé ne parle qu'à ses risques - celui d'en être submergé ou d'endosser ainsi une nouvelle responsabilité de ses actes.
Ainsi le témoin témoigne-t-il à ses risques, engageant le futur dans le présent : la répétition nécessaire du témoignage implique une itérabilité au sens de J . Derrida : la répétition du déjà dit, mais avec une énonciation à chaque fois différente, et avec donc des conséquences a priori imprévisibles pour le sujet. Shoah nous donne à voir cela, car les témoins dont la voix s'y brise de nouveau ne parlaient pas là pour la première fois. Ceci peut déjà nous introduire à notre sujet : la mélancolisation du témoin. Certains rescapés des camps, témoins de la Shoah, comme Primo Levi1, « le témoin par excellence » selon Giorgio Agamben (GA, 16) ou Jean Améry, un écrivain autrichien2, se sont suicidés, après avoir témoigné de leur expérience du Lager dans leur uvre. Il ne s'agit pas d'en tirer des conclusions hâtives. D'abord le suicide est un acte et, comme le dit Primo Levi, « personne n'est jamais revenu pour raconter sa propre mort »(NR, 83). Il est même l'acte réussi par excellence au sens d'une discontinuité radicale entre l'action de se tuer qu'il comporte et la « nébuleuse d'explications » qui tentent après coup d'en cerner les causes. Ce qui n'empêche personne d'interpréter : Primo Levi n'a pas hésité a le faire pour Jean Améry ou pour Paul Celan3. Ensuite, l'expérience extrême du Lager peut-elle être encore mise en cause, lorsque le suicide a lieu 30 ou 40 ans après ? Le fait d'avoir témoigné de son expérience du Lager a-t-il un rapport avec le suicide ? Le témoignage a-t-il protégé le sujet jusque là, ou l'a-t-il précipité à cette conclusion tragique ? Bien-sûr, nous ne pouvons que chercher des bribes de réponse, lacunaires, différentes, et singulières à chacun.
Vérité et réel
Le témoignage est une expérience de discours, orale ou écrite4. Expérience de vérité, il implique la dimension du « se tromper », voire du mensonge. On ne peut donc jamais dire « toute la vérité ». Le témoin tente de dire ce qui s'est passé, donc vise le réel. Si nous admettons que « la parole pleine », c'est-à-dire identique à ce dont elle parle, n'existe pas, tout témoignage implique un écart avec le réel en cause, qu'illustre peut-être la différence plus haut évoquée entre témoignage et preuve.
La psychanalyse oppose la vérité et le réel. La vérité ressort à la parole et au langage, soit au registre du symbolique, tandis que le réel en est exclu, voire « exclu du sens » selon Lacan. Relisant Freud dans « die Verneinung »(1925), il montre comment, à partir d'une perception première, le sujet se constitue d'une expulsion(Ausstossung) primaire du réel motivée par le principe du plaisir(L, III, 388-9). Ce qui est trop mauvais ou trop bon, ce qui est en excès par rapport à ce principe d'homéostase et d'équilibre, « je » le rejette, non sans en garder la trace dans une affirmation(Bejahung) symbolique qui constitue mon inconscient. Le réel est donc rejeté(verworfen) d'emblée par ce jugement primaire d'attribution. Le réel est dès lors hors de la symbolisation et de la représentation, et de ce fait lié à la modalité logique de l'impossible.
La réalité se constitue dans le second temps d'un jugement d'existence, avec les objets cherchés et retrouvés au-dehors à partir de la représentation(Vorstellung) qui reproduit imaginairement la perception du premier objet de satisfaction. Les objets de la réalité ne coïncident jamais avec cette représentation et voisinent avec le réel auparavant rejeté. Ainsi, la réalité est co-extensive du fantasme qui masque ce réel que le sujet peut rencontrer, malgré lui et d'une façon toujours traumatique, en cherchant ses objets de plaisir.
Lorsqu'un sujet parle, en analyse ou en témoignant, il mobilise les traces inconscientes du réel rejeté. Toucher à ce qui, pour lui, borde le réel, les signifiants du trauma, peut faire émerger ce réel irreprésentable sous la forme d'actes imprévisibles, d'hallucinations dans certains cas, ou plus banalement, de phénomènes de « déjà-vu ». Intéressons-nous ici à ces derniers. Ces phénomènes s'accompagnent de sentiment d'étrangeté, de réticence à en parler, de l'impression d'une distorsion temporelle. Du sentiment du « déjà-vu », Lacan dit qu'il est «[ ] l'écho imaginaire qui surgit en réponse à un point de la réalité qui appartient à la limite où il a été retranché du symbolique. » - donc l'écho imaginaire du réel expulsé par le sujet.(L, III, 391). Ces phénomènes imaginaires qu'il rapproche de la réminiscence platonicienne, sont à différencier de la remémoration qui relève de l'histoire du sujet, symboliquement assumée.
Qui veut témoigner du réel s'expose donc à ces phénomènes à des moments où quelque chose évoquera, dans son discours, ce réel retranché et non assumé symboliquement. Dans ce hiatus entre le symbolique et le réel, l'imaginaire s'avère avoir avec le réel des affinités que n'a pas le symbolique. Le sujet peut être exposé au retour ou à la création de certaines images éprouvantes qui auront sur lui une grande force suggestive. D'autant que les images, l'imaginaire, suscitent, bien plus que le discours, la croyance, comme le montre l'expérience du rêve, de l'hallucination, ou, plus prosaïquement ce que nous éprouvons au cinéma, lorsqu'un film nous captive.
Mélancolie
Dans le procès d'une mélancolie, cette « maladie » éthique dans laquelle le sujet répond à une perte par un sentiment de culpabilité envahissant, l'emprise de l'imaginaire peut s'avérer mortelle pour le sujet. La mélancolie, on le sait, peut frapper ceux qui sont en deuil d'un être cher, ceux qui ont subi la perte d'une valeur idéale ou l'ont eux-même provoquée (par exemple en renonçant volontairement à quelque chose qui leur était pourtant précieux). Le paradoxe freudien de la mélancolie est que le lien libidinal à l'objet perdu est abandonné dans l'inconscient après une longue lutte, le travail mélancolique, alors même que le sujet conserve un lien tout à fait formel à cet objet, qui donne à croire qu'il y reste fixé en un deuil éternel et idéalisé. L'une des conditions de ce puissant rejet libidinal de l'objet est qu'auparavant l'objet aimé ait été aussi haï, ou du moins le lieu d'une certaine ambivalence. Mais la fixation formelle qui reste à l'objet est toute imaginaire. En effet, une fois rejeté, l'objet a été introjecté dans le moi, ce qui provoque une scission en deux de celui-ci : en d'une part, la partie modifiée par l'identification à l'objet perdu, et d'autre part, le surmoi qui va se déchaîner contre la première avec la même haine qu'éprouvait auparavant le sujet pour l'objet. La haine du surmoi pour le moi identifié à l'objet peut conduire à un suicide. Le moment où le sujet se fait des auto-reproches signe la fin du travail mélancolique, en général invisible, et l'introjection de l'objet finalement rejeté.
La clinique enseigne que le suicide est souvent déclenché par le retour d'une image de l'objet perdu et idéalisé qui « vient chercher » le sujet et l'entraîne vers la mort.
Un sourire qui tue
« Adieu », une nouvelle de 1830 de Balzac montre le pouvoir de ces images momifiées de l'objet perdu. Rappelons-en brièvement l'intrigue. Le colonel Philippe de Sucy (P.), a aimé Stéphanie(S.), devenue comtesse de Vandières en épousant le vieux général du même nom. Les trois protagonistes du drame font, en 1812, la retraite de Russie. Au moment du passage de la Bérésina, le pont sur le fleuve est incendié par les français pour freiner la progression des Russes. Pour sauver S., P. fait construire un radeau pour traverser la Bérésina. Mais tous s'y précipitent dans la panique, et il ne reste que deux places pour eux trois. P. cède donc sa place. « Adieu ! », dit S. en quittant son amant. Mais le général est décapité par un glaçon sous leurs yeux : « adieu ! », répète S. En 1820, errant dans la campagne française, P. retrouve S. par hasard. Folle depuis 1812, elle ne le reconnaît pas et se comporte comme une enfant sauvage. Ses seules paroles sont des « adieu ! » répétés sans qu'elle y mette du sens, devenus ritournelle. Son oncle l'a recueillie et tente de la soigner avec dévouement. Mais P. a une autre idée. Deux conceptions psychiatriques de l'époque, dont celle d'Esquirol qui inspire P., s'affrontent ici. P. achète un domaine voisin et organise une reconstitution réaliste de la Bérésina et de la retraite de l'armée. Il souhaite créer un choc salutaire qui réveillera S. de sa folie. Au jour J., S. est amenée endormie sur les lieux et éveillée au son du canon. Devant le radeau, écrit Balzac, « elle contempla ce souvenir vivant, cette vie passée traduite devant elle, tourna vivement la tête vers Philippe, et le vit »(BA, 89). Son visage est soudain transfiguré par la beauté de l'intelligence retrouvée, et elle reconnaît P. ; elle « se vivifie », puis soudain se « cadavérise » et meurt en disant : « Adieu, Philippe, je t'aime, adieu ! »(BA, 90). Effondré, P. remarque alors le sourire éblouissant qui illumine la morte : « Ah ! ce sourire5[. ..] voyez donc ce sourire ! Est-ce possible ? ».
Dix ans plus tard, en 1830, P. a repris sa vie mondaine. Il passe pour aimable et gai. Une dame le complimente sur sa bonne humeur.
« - Ah ! madame, lui dit-il, je paie mes plaisanteries bien cher le soir quand je suis seul.
- Êtes-vous jamais seul ?
- Non, répondit-il en souriant. »(BA, 92), avec une expression à faire frissonner quiconque.
Pendant ces dix années écoulées depuis la mort de l'objet, S., le sujet, en effet, n'était pas seul, car il se débattait avec l'objet perdu qu'il cherchait à abandonner. Ce combat épuisant est le travail de la mélancolie. Le moment où il sourit à son interlocutrice mondaine signe la fin du travail mélancolique. L'ombre de l'objet tombe sur le moi, écrit Freud(DE, 156). Le sujet introjecte le sourire, insigne de l'objet perdu, S. L'air « à faire frissonner » de P. évoque le surmoi vengeur. En effet, la conversation se poursuit brièvement avec la dame :
« -Pourquoi ne vous mariez-vous pas ?[ ] tout vous sourit.
-Oui, répondit-il, mais il est un sourire qui me tue. »
La nuit-même, il se brûlait la cervelle.
Si « adieu » est le signifiant du trauma, ici de la séparation, de la perte et de la mort, le sourire, prélevé sur l'objet perdu idéalisé, condense l'amour et la faute (P. a tué S. à cause de sa reconstitution historique traumatique). Après un travail mélancolique de dix ans, l'objet perdu est introjecté dans le moi : nous l'avons dit, le sourire sur les lèvres de P. signe cette introjection. Mais, le sourire est aussi l'image de S. qui le fascine toujours et le pousse au suicide. « Le moi est écrasé par l'objet »(DE, 161).
Primo Levi 6
Revenons aux témoins survivants de la Shoah. Bruno Bettelheim a décrit « le sentiment de culpabilité absolument irrationnel qu'on éprouve du fait même de la survivance » comme la conséquence d'avoir « été les témoins absolument impuissants de l'assassinat quotidien de [ses] semblables », « le fait d'avoir vécu pendant des années sous la menace directe et continue d'être tué pour la seule raison qu'on fait partie d'un groupe voué à l'extermination ». Il transcrit le dialogue de la raison et de la conscience du survivant : « Une voix, celle de la raison, essaie de répondre à la question : « Pourquoi ai-je été épargné ? » de cette façon : « C'est uniquement une question de chance, de pur hasard. Il est impossible de répondre autrement. » Tandis que la voix de la conscience réplique : « C'est vrai, mais si tu as eu la chance de survivre, c'est parce qu'un autre prisonnier est mort à ta place. »(BB, 43). Primo Levi n'appréciait pas Bettelheim, d'une part à cause de la position relativement privilégiée de celui-ci (il a pu partir de Buchenwald7 pour les USA, grâce à ses relations, à l'époque où c'était encore possible), d'autre part à cause des théories du psychanalyste identifiant les prisonniers à des enfants sans défense devant des nazis qui seraient des pères dominateurs et cruels - ce qui est en effet plus que contestable(BB, 101 ; DM, 44-50). On retrouve cependant, dans la dernière uvre de Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, presque le même débat du sujet avec un « tu » surmoïque et accusateur : « Tu as honte parce que tu es vivant à la place d'un autre ?[ ] Ce n'est qu'une supposition, moins : l'ombre d'un soupçon : que chacun est le Caïn de son frère[ ] C'est une supposition, mais elle ronge ; elle s'est nichée profondément en toi comme un ver, on ne la voit pas de l'extérieur, mais elle ronge et crie.[ ] ; je pourrais avoir supplanté, ce qui signifie en fait tué quelqu'un. »(NR, 80-81).
Ces phrases, écrites quarante ans après Auschwitz, évoquent un sentiment d'indignité chez leur auteur et sont un indice de la mélancolisation du sujet. Je voudrais essayer de soutenir ici que, dans le cas de Primo Levi, se sont superposés les deux processus que j'ai décrits plus haut, et que je condense dans l'expression de « mélancolisation du témoin ». D'une part, l'effet, propre au témoignage, de voir se creuser l'écart entre le symbolique et le réel, avec le risque qu'une ou des images se fassent « l'écho imaginaire » du réel qui accable le sujet. D'autre part, la mélancolisation du survivant, due à une expérience de la mort que nous aurons à préciser, qui donne à ces images leur contenu et leur pouvoir mortifère.
Primo Levi s'est suicidé le 11 avril 1987 en se jetant dans le vide de la cage d'escalier de la maison où il était né et vivait toujours en compagnie de sa femme et de sa mère âgée, sénile et atteinte d'un cancer. Quelques minutes avant, il avait téléphoné au grand rabbin de Rome et lui avait dit « Je ne sais pas comment continuer. Je ne supporte plus cette vie. Ma mère souffre d'un cancer, et chaque fois que je regarde son visage, je me souviens de celui des hommes gisant sur les planches des châlits d'Auschwitz. »(B, 735). Il s'agit donc d'une image du visage des mourants du camp, des « musulmans8 », qui se superpose à celle d'un être cher menacé de mort. Il semble que cette image du visage des mourants s'était imposée depuis quelques temps déjà à Primo Levi qui avait d'autre part du mal à se remettre d'une opération douloureuse. En effet, dans un poème de 1984, « Le survivant », nous lisons :
« Il revoit le visage de ses compagnons,
Livide au point du jour,
Gris de ciment,
Voilé par le brouillard,
Couleur de mort dans les sommeils inquiets :[ ]
''Arrière, hors d'ici, peuple de l'ombre
Allez-vous en. Je n'ai supplanté personne,
Je n'ai usurpé le pain de personne,
Nul n'est mort à ma place. Personne.
Retournez à votre brouillard.
Ce n'est pas ma faute si je vis et respire,
Si je mange et je bois, je dors et suis vêtu.'' »
(HI, 88)Nous y retrouvons la même corrélation de l'image du visage du «musulman» et de la protestation désespérée contre un reproche que lui adresseraient les morts. Dans une interview de la même année, il dit pourtant qu'il veut espérer et qu'il se sent en paix avec lui-même, parce qu'il a témoigné(C, 217). Ces affirmations dénotent des variations d'humeur : il est le lieu d'un combat intime avec lui-même, où le témoignage apparaît comme ce qui lui permet de lutter contre la culpabilité.
Du témoignage comme symptôme
Lacan a défini le symptôme comme ce qui ne cesse pas de s'écrire, et le situe comme une nécessité enveloppant la pulsion, toujours à la limite de l'impossible, soit du réel. Dans ce sens, le symptôme soutient le sujet, même s'il lui coûte beaucoup et s'il en souffre. Le témoignage a eu cette fonction pour Primo Levi : « Je crois que je me situe à l'extrême de ceux qui racontent, je n'ai jamais cessé de raconter. », dit-il( C,68). Enraciné dans un cauchemar répétitif fait à Auschwitz, le rêve de raconter son expérience au retour et de ne pas être écouté ni cru, la décision de témoigner apparaît comme une compulsion, dès le camp, la première fois qu'il a du papier et un crayon entre les mains à l'usine d'IG-Farben où les nazis l'ont utilisé comme chimiste. Pendant son voyage de retour en Italie, ce rêve se réalise lorsqu'il tente de raconter son expérience devant un groupe de Polonais et se retrouve vite seul, « exsangue »(T, 61). D'ailleurs, on le sait, il aura du mal à se faire entendre en Italie et attendra 10 ans pour que Si c'est un homme y soit republié par une grande maison d'édition. Il a cependant trouvé au moins une personne pour l'écouter, sa femme, rencontrée en 46, et épousée, dira-t-il plus tard, parce qu'elle l'écoutait plus que les autres(CA, 72). Il choisit l'écriture comme « l'équivalent du récit qu'on fait oralement », avec l'intention de se libérer, comme si l'acte d'écrire équivalait à s' « étendre sur le divan de Freud »(CA, 49- 50). L'écriture doit être claire et précise et réaliser l'idéal d'une transmission conforme à son rêve de chimiste d'une formule écrite identique à l'expérience(CA, 72) ; peut-être l'écriture « claire » est-elle aussi une antidote contre la mort, l'écriture « obscure » dont le modèle était pour lui celle de Paul Celan, qui lui apparaissait comme « un grognement animal » annonciateur du « chaos final » auquel ce poète était voué(MA, 76). La compulsion, « rentrer, manger, raconter », s'assortit d'une angoisse violente lisible dans le poème qui ouvre La Trêve, écrit en janvier 46, au moment où Primo Levi rédige Si c'est un homme :
«[ ] Maintenant nous avons retrouvé notre foyer,
Notre ventre est rassasié,
Nous avons fini notre récit.
C'est l'heure. Bientôt nous entendrons de nouveau,
L'ordre étranger :
''Wstawac ''. »
(HI, 20)Le témoignage est donc tendu entre deux angoisses : d'une part, ne pas être écouté, d'autre part, finir le récit et se retrouver au camp. Primo Levi continue son uvre de témoignage avec La Trêve, publiée en 1963, après le succès de Si c'est un homme, et il publiera d'autres souvenirs du camp dans Lilith , en 1981, et son dernier ouvrage, Les naufragés et les rescapés, en 1986. Entre temps, tout en poursuivant sa carrière de chimiste, il rédige des nouvelles, souvent à partir de ses rêves(C, 205), des uvres de fiction, et une autobiographie, Le système périodique, qui est aussi un témoignage sur son travail de chimiste, au moment où il va prendre sa retraite. À l'époque des nouvelles, il pensait épuisée sa réserve de témoignages sur les camps et éprouvait le besoin d'exprimer son expérience sous une autre forme que celle du témoignage, « en adoptant un autre langage » plus ironique, strident, oblique, antipoétique(C,115). À partir de cette époque, environ 1977 et cela s'accentue vers 1984, il donne énormément d'interviews qui dénotent un pessimisme croissant, certes justifié par la montée du négationnisme et par une certaine surdité des nouvelles générations, voire de ses propres enfants dont il a l'impression de ne plus parler la langue. Mais il ressent parfois aussi un certain épuisement de la mémoire : il ne se souvient des camps qu'à travers ce qu'il a écrit, qui devient comme « une mémoire artificielle »(CA, 22). Son premier livre fonctionne comme « ''une mémoire prothèse'', une mémoire extérieure qui s'interpose entre [son] existence d'aujourd'hui et celle de l'époque », comme un « filtre » ou une « barrière »(C, 212, 252). Ce qu'il n'a pas écrit se réduit à « quelques détails ». Ou, contradictoirement, il dit n'avoir raconté que le « technicolor », alors que l'élément essentiel était au contraire le « gris quotidien », le « tissu désagrégé », impossible à rendre, qui enserrait les détenus. Il se reproche d'avoir décrit la vie des «musulmans» alors que ceux-ci n'ont pas parlé : cela précède les auto-reproches de Naufragés et rescapés d'avoir pris leur place(C, 213). Dans Le métier des autres, il parle de l'écrivain qui « finira fatalement par se copier lui-même. Le silence est plus digne, temporaire ou définitif. », conclut-il(MA,57). On a l'impression qu'il lui arrive la même chose qu'au héros de ses deux nouvelles « Un travail créatif » et « Dans le parc », un écrivain qui crée un personnage autobiographique, son double et lui-même, et se retrouve dans un « parc » avec tous les héros de toutes les uvres littéraires jamais écrites, puis disparaît, son corps devenant peu à peu transparent, car ce personnage littéraire inconsistant est oublié dans le monde.
Au retour du Lager, le travail de mémoire était un travail de création vivant et cette expérience de vérité s'interposait entre le camp et lui ; le témoignage était alors un symptôme, un Work in progress, qui le soutenait. Après, c'est l'inverse, ses livres l'ont dépossédé de sa mémoire vive, sa tentative littéraire a échoué à nouer en une nouvelle sublimation la pulsion de mort qui se déchaîne alors dans les reproches de sa conscience. L'écart entre le symbolique(son témoignage) et le réel(le camp) s'est creusé. Comme dans son poème, « la trêve » est finie et il reste seul face à l'image du musulman qui revient comme une réminiscence, comme un écho imaginaire du réel.
Voir la Gorgone
Parlant des témoignages des membres des Sonderkommandos, Primo Levi affirme dans Les naufragés et les rescapés : « Il est évident que ces choses, celles qui furent dites, et les autres, innombrables, qui auront été dites par eux et entre eux mais ne nous sont pas parvenues, ne peuvent être prises à la lettre. »(NR, 53). Pourquoi, alors, devrions nous le prendre, lui, à la lettre, dans ce passage tant commenté9 : « [ ] nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins.[ ] nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l'habileté ou la chance, n'ont pas touché le fond. Ceux qui l'ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux, les "musulmans'', les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale. » ?(NR, 82). Doit-on en déduire que Primo Levi ne serait pas un « vrai » témoin ? Ce n'est pas ce que j'y ai lu, mais à la condition de le lire aussi entre les lignes.
« Voir la Gorgone, c'est cesser d'être soi-même, d'être vivant pour devenir, comme elle, Puissance de mort », nous dit l'helléniste J.-P. Vernant. Dévisager le masque de la Gorgone, c'est devenir ce masque, son double, celui de soi-même dans l'au-delà(V, 80-82). Cette expérience de voir la Gorgone, je pense que Primo Levi l'a faite et en témoigne dès 1945 :
« Homme éteint qui fus un homme fort :
Si jamais nous nous retrouvions face à face,
Là-haut dans la tendresse ensoleillée du monde,
Quel visage aurions-nous l'un pour l'autre, lequel ? »
(HI, « Buna », 15).Vers l'âge de 6 mois, le moi se constitue par identification avec l'image du corps dans le miroir, moyennant l'intervention d'un tiers, la mère dans la règle, qui fixe cette identification par un « c'est toi » de reconnaissance(L, I, 93 sq). Ce moment, « le stade du miroir », est jubilatoire car l'enfant, encore dépendant de l'autre dans ses mouvements et vivant un chaos pulsionnel, y fait l'expérience d'une unité artificielle. Le rapport imaginaire au semblable en tire son ambivalence, faite de prestance et de rivalité. Le narcissisme primaire s'y constitue. Dans notre rapport à l'autre, l'image joue un grand rôle, dans l'amour notamment : trompeuse, elle masque cependant ce qui, dans l'autre, cause notre désir ou notre rejet, l'objet a de Lacan, ce que nous cherchons à atteindre en lui, parfois à détruire, derrière son image.
Certains sujets font l'expérience, dans la folie, de ce que Lacan a appelé « la mort du sujet ». Dans un retour catastrophique à ce moment primordial de constitution de l'identité, la relation à l'autre spéculaire se réduit « à son tranchant mortel ». L'identité se réduit à la confrontation au double, comme celle d'« un cadavre lépreux conduisant un autre cadavre lépreux »(L, II, 568).
Les conditions inhumaines du Lager10 ont pu produire artificiellement une expérience proche, avec une double conséquence.
D'une part, au niveau de l'image, les «musulmans» apparaissent comme « des coquilles»(C, 91), des hommes aux « visages éteints »(HI, 15) et indifférenciés (« ils disparaissent sans laisser de traces dans la mémoire de personne », voire sans visage : « Ils peuplent ma mémoire de leur présence sans visage »(SH, 95-97). «[ ] Il n'y a pas de miroir, mais notre image est devant nous, reflétée par cent visages livides[ ](SH, 26).
D'autre part, cette image recouvre un réel, l'objet a, que Levi appelle « l'homme en voie de désintégration »(SH, 95) ou « le non-homme » : celui qui, en deçà de l'injustice et du meurtre, encore humains, « a été un objet aux yeux de l'homme », « celui qui se laisse aller à partager son lit avec un cadavre »(SH, 185)11.
Je pense donc que Levi a fait une expérience de la mort du sujet, dont il a tiré, me semble-t-il, une nouvelle d'inspiration fantastique « Une retraite sereine », dans laquelle existe un appareil, « le Torec » qui permet de vivre répétitivement l'expérience de sa propre mort(HN, 223). Dans son témoignage, cette expérience de la mort subjective est dite sous de multiples formes. Ainsi, « s'habituer » ou « s'accoutumer » au Lager signifie « perdre son humanité »(C, 228) ; il insiste sur le thème de l'animalité, voulue par les nazis jusque dans l'utilisation de gaz pour tuer les poux(C, 256 ; DM, 66) ; il décrit « la mort de l'âme » des prisonniers(SH, 75 ; NR, 59) ou « le non-homme en qui l'étincelle divine s'est éteinte »(SH, 96) ; il fait référence aux spectres(SH, 173). Mais cette expérience de la mort du sujet est aussi à induire de ce qu'il voudrait pouvoir dire et qu'il se reproche de ne pas pouvoir énoncer à la place des « engloutis » : l'abolition de l'espace-temps(SH, 127) ou le temps qui devient fou pour Mendel, un personnage de Maintenant ou jamais(C, 96), le sentiment du chaos ou du « néant grisâtre et trouble »(T, 245), les vides accablants de la pensée(B, 580), les références au Tohu-bohu de la Genèse et à L'enfer de Dante, et, enfin, le titre même de son premier livre « Si c'est un homme ».
Primo Levi a lutté de toutes ses forces contre cette expérience de mort, en gardant la volonté de « toujours voir en [ses] camarades et en [lui-même], des hommes et non des choses[.. .] »(SH, 214). On le voit notamment dans cet épisode du Lager où il raconte un rêve mensonger à Kraus, dont il sent qu'il est condamné. Il lui affirme avoir rêvé de son retour à Turin et de l'avoir alors reçu chez lui. Il lui donne ainsi une valeur de désir, une valeur humaine. Lui-même sort progressivement, non sans souffrance, de cet état de non-homme. D'abord, face à son ami Lorenzo, qui est resté un homme(Il n'habite pas le Lager), il se sent un homme, comme s'il refaisait, dans ce face-à-face, une nouvelle expérience du stade du miroir(SH, 130) ; ensuite, quand il retrouve son statut de chimiste, fût-il dégradé, au laboratoire de la Buna, il retrouve les miroirs et voit son reflet dans des yeux de femme(SH, 152) ; enfin, au départ des SS, quand reprennent des liens de parole et d'échange, des liens sociaux, entre lui et ses camarades de l'infirmerie où il est resté(SH, 172). Enfin, il retrouve sa maison natale, qu'« il habite comme [sa] peau »(MA, 18) et où il restera toute sa vie, et il rencontre l'amour pour sa femme.
Et, il se met à écrire. J'ai été frappée par le fait que Si c'est un homme soit composé de portraits de morts, au moins un par chapitre : Gattegno(ch1), Schlomo(ch 2), Steinlauf(ch 3), OI8 et Piero(ch 4), Alberto(ch5), etc. En effet, Primo Levi voulait éviter de parler des vivants pour ne pas leur faire une violence morale, ou leur donner une image négative d'eux-mêmes(DM, 24 ; L, 70). Dans ces portraits de disparus « sans laisser de traces dans la mémoire de personne » sauf peut-être la sienne, il essaie, dans divers recueils de textes, de recomposer un visage par dessus ce qu'il a vu : le visage « couleur de mort », le masque de la Gorgone. Tentative sans espoir, dira-t-il plus tard, « de revêtir un homme de mots »(SP, 58, 159). Ce travail colossal, qui ressemble à un travail de deuil infini et donc impossible, puisqu'il s'agit d'une foule innombrable, est en fait l'invisible et long travail de la mélancolie, dont nous avons parlé plus haut. En effet, le sujet a avec le « musulman » cette relation profondément ambivalente qu'on a avec son double au miroir ; il était en concurrence pour la vie avec ce « Mitmensch », ce « co-humain »(NR, 56, 80 ; DM, 30). On sent le reproche et une certaine animosité envers 018, qui « n'est plus un homme » et qui, indifférent à tout, est la cause d'une blessure au pied, lourde de conséquence pour Primo Levi(SH, 44-47). L'épisode de la sélection d'octobre 44 où il pense sans « émotion particulière » devoir la vie à une erreur, un échange avec un autre en meilleur état que lui, puis plus tard à son statut privilégié de chimiste, est également révélateur de cette ambivalence qui se transformera après en auto-reproche mélancolique(« être le Caïn de son frère »)(SH, 137 ; DM, 60). On sent encore cette sorte d'animosité dans sa répugnance à revoir certains survivants qui étaient avec lui au camp, tel Henri, alias Paul Steinberg, qui a aussi témoigné de son expérience après 50 ans de silence.
Cette ambivalence empêche le sujet de se séparer définitivement de l'objet a qu'est ce «musulman», cet objet disparu qu'il ne peut abandonner. Et il en sent la présence sous la forme d'un « Doppelgänger, un frère muet et sans visage », qu'il est « condamné à traîner »derrière lui, lorsqu'il écrit(MA, 70).
D'un côté, donc cet objet mort sans visage, qu'il introjecte à la fin d'un travail mélancolique de 40 ans et auquel il peut enfin faire le reproche d'être muet, sous la forme consciente de cet auto-reproche terrible de n'avoir jamais vraiment témoigné, lui dont « le témoin par excellence » était devenu pour tous le nom propre - le Surmoi freudien est friand de ces paradoxes.
De l'autre côté, une image flottante, « un spectre immonde », un visage de «musulman», « une épiphanie négative12 », le masque de la Gorgone qui l'assaille et le tue au moment où il est affaibli et menacé d'une nouvelle perte.
Conclusion
« Mélancolisation du témoin » désigne donc le recouvrement de deux processus. Le premier est lié au fossé que creuse toute énonciation qui tente de dire le réel, et à la possibilité que surviennent des phénomènes imaginaires, évoqués par des points limites entre le symbolique (le langage et la parole) et le réel. Cela peut donc arriver à toute personne qui témoigne de façon soutenue ou répétitive ou qui parle en analyse, dès que sont évoqués des signifiants traumatiques de son histoire, sachant que nous avons tous de tels signifiants dans notre inconscient, même si nous n'avons pas vécu des situations extrêmes.
Le second, la mélancolisation, est plutôt lié à l'expérience de la perte tragique, de la souffrance terrible et de la mort dans ces situations extrêmes.
Le cas de Primo Levi, nous l'avons montré, est paradigmatique de la superposition de ces deux structures et du pouvoir pris par une image sinistre, malgré l'immense travail de mémoire, de parole et d'écriture de l'écrivain.
Psychanalyste, je connais le pouvoir, thérapeutique, de reconstruction et d'invention de la parole, mais j'ai aussi à apprécier ses limites. Il n'est pas inutile de le rappeler lorsqu'on voit arriver massivement des publications d'un optimisme surprenant, développant le concept de « résilience » qui doit beaucoup, paraît-il, aux recherches développées sur le traumatisme depuis la Shoah et les guerres de Corée et du Viêt-Nam. Ainsi, dans un livre récent, un auteur, Boris Cyrulnik, écrit : « La résilience, c'est l'art de naviguer dans les torrents », ou bien, « Le temps adoucit la mémoire et les récits métamorphosent les sentiments », ou encore, « Le travail de fiction qui permet l'expression de la tragédie, prend alors un effet protecteur. »(CY, 259-261) Il vous suffirait « d'une main tendue » et de « chercher à comprendre » pour faire fonctionner cette « résilience » qui donnera du sens à ce qui vous est arrivé. Mais que ferez-vous alors du réel, qui est justement insensé ?
Dans son ouvrage, La mémoire, l'histoire, l'oubli, « un plaidoyer pour la mémoire comme matrice d'histoire »(RI, 106), Paul Ricur rapproche deux textes freudiens contemporains, « Deuil et mélancolie »(1916) et « Remémoration, répétition, perlaboration »(1914). Il en déduit un rapprochement entre, d'une part le « travail de deuil » et le « travail du souvenir » et d'autre part, la mélancolie et le passage à l'acte. Ces deux couples s'opposeraient par ailleurs : on serait soit du côté du souvenir et du deuil, soit au contraire du côté de la mélancolie et du passage à l'acte(RI, 83-89). Mais cette lecture gagnerait, me semble-t-il, à tenir compte des apports freudiens postérieurs à 1920, qui posent la pulsion de mort comme incontournable et compliquent cette opposition. Le simple fait de parler et d'essayer de se souvenir, dans la cure analytique certes, mais je pense qu'on peut l'étendre au témoignage, ramène au jour, sous la forme d'une répétition non maîtrisable, des expériences qui « même en leur temps n'ont pu apporter satisfaction », et dont le sujet n'arrive pas à se souvenir(AU, 60). C'est bien le récit lui-même et l'effort de remémoration qui, au lieu du souvenir, peuvent induire un passage à l'acte lié au trauma, réel donc expulsé du symbolique comme nous l'avons dit plus haut.
Il est indispensable que les témoins et les victimes parlent, soient écoutés et transmettent leur expérience historique, mais n'oublions pas les risques qu'ils encourent ainsi, et aussi que la « réconciliation » avec le refoulé dont parle Freud en 1914 se dit en allemand Versöhnung, dont on tire le sens vers l'idée d'un compromis, mais qui a la même racine que Sühne, expiation, voire sacrifice.
New-Dehli Mai 2001
Notes
1 Primo Levi a été déporté dans le camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz, en 1944, en tant que juif italien.
2 Jean Améry, de son vrai nom Hans Mayer, a éte déporté à Auschwitz en 1943, en tant que juif, après avoir été torturé par la Gestapo pour ses activités de résistance en Belgique.
3Pour Primo Levi, le suicide était un acte humain par excellence, et il disait qu'au Lager, on se suicidait peu car « l'être humain tendait à se rapprocher de l'animal », et était bien trop occupé à essayer de survivre pour penser à se tuer. Primo Levi interprète le suicide en 1978 de Jean Améry, alias Hans Mayer, comme une conséquence de son attitude de défi, déjà au camp où celui-ci raconte avoir rendu ses coups à un Polonais qui l'avait attaqué. P. Levi pense que ce choix de « rendre les coups » l'a « conduit sur des positions d'une telle sévérité et d'une telle intransigeance qu'elles l'ont rendu incapable de trouver de la joie à vivre, et plus, de vivre[ ](NR, 134). Pour Celan, qu'il rapproche de Trakl, il considère que : « Leur destin commun fait penser à l'obscurité de leur poétique comme un prêt-à-mourir, à un non-vouloir-être, à un fuir-le-monde dont la mort voulue a été le couronnement. »(MA, 73-74). Il invoque pour chacun leur histoire, croisée avec l'Histoire, mais semble penser que « l'écriture obscure » est une sorte de démission devant la responsabilité vis-à-vis du lecteur. Pour ce rapport de P. Levi à l'écriture « claire », voir infra.
4 Lorsqu'il est écrit, il est souvent dans la continuité de l'oral. Ainsi pour Primo Levi : « Et puis, j'ai choisi l'écriture comme l'équivalent du récit qu'on fait oralement. »(CA, 50). Mais pas toujours. Paul Steinberg a écrit Chroniques d'ailleurs après 50 ans de mutisme. Jean Améry s'est tu pendant 20 ans, jusqu'au procès d'Auschwitz, avant d'écrire Par delà le crime et le châtiment.
5 Les italiques sont de nous.
6 Ce travail prolonge « Testimony and the real »(Psychoanalytical Elucidations) »(K, 113 sq.)
7 Bruno Bettelheim a été déporté d'abord à Dachau, puis à Buchenwald, en 1938, comme juif autrichien. Il a pu partir en 1939.
8 Il les définit ainsi dans Si c'est un homme : « ''Muselmann'' : c'est ainsi que les anciens du camp surnommaient, j'ignore pourquoi, les faibles, les inadaptés, ceux qui étaient voués à la sélection. »(SH, 94, note 1).
9 Notamment par Giorgio Agamben(GA, 105 sq), cf. notre article « Testimony and the real»(K,113)et celui d'Anne-Lise Stern(ST).
10 Les témoins des Sonderkommandos qui témoignent dans Shoah parlent aussi de l'expérience d'une mort subjective. (cf . Felman S., « À l'âge du témoignage : Shoah de Claude Lanzmann », AS, 78).
11 Expérience limite que Primo Levi et sont ami Arthur font presque, après le départ des Allemands(SH, 185). Jorge Semprun, qui fut détenu politique à Buchenwald, raconte une expérience analogue dans Le mort qu'il faut. Il avait un ami «musulman» : « Ce mort vivant était un jeune frère, mon double peut-être, mon Doppelgänger : un autre moi-même ou moi-même en tant qu'autre. »(JS, 43). Il était prévu qu'il prenne clandestinement la place de cet homme après sa mort, afin d'échapper à son éventuelle mise à mort par les nazis. Il recueille ses dernières paroles, finit la nuit avec son cadavre et son livre est consacré à cette histoire.
12 Terme inventé par la photographe Susan Sontag pour qualifier l'effet définitif que lui produisirent les premières photos des camps à la Libération.(cité dans Mémoires des camps, photographies des camps de concentration et d'extermination nazis, Paris, Marval, 2001, p.126).
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