Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura

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1. TGV : Train à Grande Vitesse

Alors que j'étais en route pour Strasbourg, quatrième destination du circuit de huit villes qu'EPEL avait organisé avec tant d'efficacité pour la présentation de De l'hermétisme de Lacan : figures de sa transmission, j'avais l'impression que tout, le train qui me transportait et le texte que je lisais, me portait en avant dans un mouvement linéaire uniforme, rapide et cordial. Le train flèche était le TGV, le texte flèche, celui que Jean Allouch vient de prononcer. La veille du départ pour Strasbourg, il m'avait annoncé qu'il aller parler de mon second livre et s'agissant d'un commentaire polémique, il pensait qu'il convenait que je le lise à l'avance et si tel était mon désir, que je prépare une réponse d'une vingtaine de minutes. Je lui suis très reconnaissant de ce geste. Par discipline ou par panique, je vous assure que j'ai attendu le lendemain et le moment d'être assis dans le TGV, le billet dûment composté, pour ouvrir son texte. Mais à partir de ce moment-là, rien n'a réussi à me distraire. La structure, la nouveauté et l'énergie de l'argumentation d'Allouch sont si prenantes que je l'ai lu comme un roman, oubliant que ces pages progressaient dans une bonne mesure aux dépens d'un questionnement courtois mais aussi très sévère d'un des chapitres-clef de El escritorio de Lacan [La écritoire de Lacan]. J'ai eu besoin d'une seconde lecture pour me mettre sur la défensive et d'une troisième pour organiser ma défense.

Avant de vous soumettre cette défense, permettez-moi de vous raconter que lors de ma première impression, j'ai aussi ressenti quelque chose qui me renvoyait en arrière. Ces pages jamais vues avaient quelque chose de déjà-vu. C'était lié au cher souvenir d'Alicia Páez, la brillante discutante du débat du dernier chapitre de De l'hermétisme de lacan : figures de sa transmission. C'est pourquoi quand j'ai atteint le point final du commentaire critique d'Allouch, ma déception (oui, je suis insatiable) de ne l'avoir lu qu'après la publication de El escritorio de Lacan se joignit à mon enthousiasme et ma reconnaissance. Si je l'avais connu plus tôt, me disais-je dans le TGV, j'aurais demandé à Allouch l'autorisation d'en faire, accompagné de ma réponse, la fin vibrant et plus efficace de mon second livre. J'aime les livres qui luttent pour obtenir un maximum de cohérence et d'unité, mais qui laissent également la place aux critiques, en particulier celles qu'ils n'arrivent pas à résoudre entièrement ? comme ce sera le cas avec les objections que nous venons d'entendre. D'un point de vue théorique, il est possible qu'un auteur rompe la logique de son argumentation, qu'il encourage une certaine prise de distance intérieure ; c'est ce que fait Allouch lorsqu'il commence par censurer le fait que j'ai mis dans la bouche de Lacan des phrases qu'il n'a jamais prononcées et quíun peu plus tard il se permette la même impertinence : " Laissez venir à moi les petits garçons frais et moulus de l'université, miam miam ! ". Cependant, pour autant que nous souhaitions être Brechtiens, rien n'est plus convaincant que de déléguer le propos désunifiant à une autre voix, à une autre signature. Alicia Páez, et maintenant Jean Allouch, m'ont fait l'honneur d'occuper cette place difficile et généreuse.

Il est indiscutable que tous les deux le font avec une rigueur et un talent qui, sans le vouloir, humilient la médiocrité de mon texte ; mais ils ce quíils font fondamentalement cíest m'offrir deux grandes opportunités. L'une consiste à me donner la possibilité de préciser ce qui est malgré moi resté inachevé ou illisible ; l'autre, à me donner l'occasion d'entrevoir des développements inimaginables qui conduisent beaucoup plus loin la réflexion de mon texte. À ce propos, Alicia Páez m'a surtout aidé dans le premier sens ; sa lecture poursuit sans relâche l'argumentation et se concentre sur la question de savoir jusqu'à quel point ces pages réussissent ou non à démontrer ce qu'elles prétendent. La prise de distance d'Alicia était de cet ordre, elle réussissait à ce que je m'arrache les cheveux à cause de ce que j'avais dit, et non à cause de ce que je n'avais pas eu l'idée de dire. La lecture d'Allouch, en revanche, et ce n'est pas d'un moindre bénéfice pour moi, suit la méthode critique inverse.

Je ne suis pas en train de nier qu'il y ait dans sa lecture d'intenses moments d'une attention microscopique fixée sur ce que j'ai écrit, je veux seulement dire que, à mon sens, ses commentaires les plus réussis se produisent lorsqu'il s'occupe de développer ce dont je n'ai pas eu l'idée. C'est ce qui se produit à partir de la section " Un aperçu de l'analyse de Jacques Lacan. ", et chaque fois qu'il emploie mon texte comme un pré-texte, quand il fait une lecture de mon chapitre qui implique non seulement un décollage thématique mais aussi un forçage du sens. Oui, les critiques d'Allouch contre le droit à la distorsion que je concède à Lacan ne l'empêchent pas de commettre à son tour des distorsions pour rendre ses critiques plus persuasives. Ça me semble très bien, et en premier lieu pour des raisons tactiques. Si, comme je vais essayer de le montrer, " Jacques Lacan s'analysant " déforme l'argumentation de " Distorsions privées et rectifications publiques ? " (titre du chapitre en discussion) cela n'empêche pas que, en même temps, " Jacques Lacan s'analysant " soit un texte valable pour la psychanalyse. Et à ce titre, " Jacques Lacan s'analysant " est la preuve supplémentaire de ce qu'il síefforce díinvalider sur le plan méthodologique. En second lieu, je l'approuve parce que, en tant qu'auteur, il est inutile et ingrat de se plaindre des distorsions productives dont on peut être l'objet. Prétendre être lu uniquement au pied de la lettre revient à mésestimer injustement la valeur de provocation du texte même. Un livre peut avoir autant de valeur si ce n'est plus du fait des malentendus qu'il provoque que par ce qu'il donne à entendre. Mais est-il l'auteur de ces deux défauts au même titre ? Au sens large, il est non seulement la cause de ce qu'il affirme que des malentendus qu'il induit. On ne pourra cependant dire que très exceptionnellement qu'il est l'auteur intentionnel de ces derniers.

Hélas, il est impossible de m'attribuer la moindre responsabilité dans la remarquable hypothèse d'Allouch concernant l'explication de la distorsion lacanienne selon laquelle Kris se lève de son fauteuil d'analyste : " l'indication selon laquelle Kris (en fait Loewenstein) se serait levé de son fauteuil, aurait donc quitté sa position d'analyste nous apprendrait que ce fut à la suite d'un tel dérapage de Loewenstein que Lacan se serait mis à manger des jeunes universitaires mâles devant Loewenstein ". Comme en psychanalyse nous soutenons que la vérité a la beauté de ce qui est ingénieux, alors sûrement cette interprétation est vraie. Je dois tout autant le reconnaître face à sa trouvaille de ce fragment d'un article de Loewenstein qui est très probablement un récit déguisé du cas Jacques Lacan. À ce propos, je ne peux avoir que la velléité de supposer que pour ces envolées, Allouch a dû payer le prix (non exhorbitant) de distordre un peu mon chapitre ; bien que j'admette en moi-même que, tôt ou tard, il allait aboutir à ces conclusions par un autre chemin. Parce qu'on peut aboutir à une conclusion à partir de différentes prémisses, et même à partir de prémisses fausses (je en parle pas de l'ultime justification logique de la conclusion, mais de la façon dont effectivement elle se génère en nous). Non, je ne suis pas l'auteur responsable de ses hypothèses. J'ai réfléchi pendant quelques mois sur la question Kris / Lacan et ça ne m'est pas venu à l'esprit. J'admets mon envie. Cependant, en même temps, je ne suis pas moins sincère en disant que si j'avais eu cette idée, si j'avais eu cette énorme chance, je ne me serais pas permis de la faire figurer dans La écritoire de Lacan je l'aurai bien sûr gardée comme un trésor, pour l'employer à une autre occasion, pas dans ce livre, car ce n'aurait pas été pertinent. Voyons pourquoi.

Il se trouve que pour De l'hermétisme de Lacan et ensuite pour La écritoire de Lacan, je me suis imposé une règle étrange et même contraire à ce que nous faisons dans les consultoires : celle de laisser de côté ce quíune expression peut avoir comme charge symptomatique, comme éventuelle inclusion fantasmatique. Ce n'est pas que je n'accorde pas d'importance à cette dimension (les analystes, nous vivons de cela), c'est que j'ai voulu souligner, dans l'enseignement de Lacan, la part de rationalité délibérée, de recours méthodique de son style. Négliger ce que son style révélait de sa propre subjectivité et me restreindre à ce qu'il révélait

de sa réflexion sur le Sujet. J'admets que cela a un prix élevé, se désintéresser du désir de Lacan signifie beaucoup plus que s'éloigner des intérêts du biographe, parce que c'est quelque chose qui déborde sa singularité et qui affecte tous ceux qui suivent son enseignement ó Lacan en disait tout autant à propos du désir de Freud, et cela fait certainement défaut à " Distorsions privées et rectifications publiques ? ". Allouch l'a justement signalé et a essayé de réparer cette absence.

Mais convenons qu'il s'agit d'une faute réglée, d'une faute liée à un choix méthodique !

De cette façon mes deux livres veulent centrer l'attention sur certains traits compliqués du style de Lacan. Je parle de traits, c'est-à-dire de recours que Lacan aurait employés de façon systématique, et de traits compliqués, qui le sont, soit du fait de leur hermétisme (ce n'est pas pour rien que El idioma de los lacanianos a été traduit par De l'hermétisme de Lacan), soit du fait de leur caractère inattendu et même condamnable eu égard au canon des textes psychanalytiques ó comme c'est, à mon sens, le cas pour ses distorsions et autres recours (dont traite

La écritoire de Lacan). L'identification de tels traits implique, alors, la recherche de généralités, c'est-à-dire une recherche les yeux entrouverts qui néglige le détail particulier, même si ces particularités sont décisives pour une recherche qui se donne d'autres finalités. Mon étude des distorsions lacaniennes du cas de Kris s'est proposée de souligner quel trait général et quel emploi éventuellement

généralisable elles indiquent. Si Lacan dit que Kris se lève du fauteuil de l'analyste, sans que rien ne l'avalise dans la version originale, ce qui importe c'est la pure déviance de cette distorsion, et la façon dont on peut l'ajouter à d'autres qui apparaissent dans des textes différents et à propos de questions différentes, et non ce qu'elle manifeste en tant que déviance ponctuelle à propos, par exemple, des vicissitudes de Lacan analysant.

Les deux types d'analyse ne peuvent-ils pas coïncider ? En théorie oui, leur cohabitation est cependant compliquée. Les justifications interprétatives ont, parmi nous, une prégnance énorme et laissent peu de place aux considérations fonctionnelles et rationnelles du même acte.

C'est pourquoi, si Jean Allouch avait révélé son hypothèse (sûrement vraie) sur les raisons pour lesquelles Kris s'est levé du fauteuil dans les distorsions de Lacan, moi, je n'aurais sûrement jamais écrit " Distorsions privées et rectifications publiques ?" avec le sous-titre " Les sept façons de Lacan de raconter un cas de Kris ", mais avec celui-ci par exemple : "Les un peu plus des sept façons de Lacan de raconter Mencious on the Mind de I.A. Richards " ou un autre en relation avec ses manières de distordre l'évêque Berkeley. Au cours du voyage en TGV de Bruxelles à Paris, Graciela Siciliano Bousquet m'a indiqué qu'il fallait inclure Dante à la liste. Ce changement ne tiendrait pas à des raisons de validité (l'anticipation d'Allouch n'aurait pas rendu fausses mes observations à propos de Kris / Lacan), mais à des raisons de persuasion.

De quoi mon chapitre veut-il convaincre ? Qu'il faut prendre en considération certaines précautions pour lire Lacan et ne pas devenir victimes de notre naïveté. Si dans La écritoire, j'ai largement privilégié les distorsions que Lacan réalise sur le cas publié par Kris et sur la vie et l'úuvre de Joyce par rapport à d'autres illustrations possibles, c'est parce que ce sont les deux distorsions qui ont fait le plus grand nombre de victimes parmi les ultra-lacaniens et les anti-lacaniens.

Parmi les ultra-lacaniens, parce quíils présument dans leur simplicité hagiographique que, pour dire la vérité, Lacan devait nécessairement être véridique. Et parmi les anti-lacaniens, parce quíils ne peuvent que présumer dans leur incrédulité que si Lacan n'était pas véridique, il en pouvait l'être que pour cacher la vérité, et / ou pour síassurer de son pouvoir maléfique sur ses adeptes.

En résumé, quand on souligne le caractère généralisé des distorsions de Lacan, ce qui, je pense, n'est pas un guide de lecture banal, on considère comme non pertinent (bien que ce ne soit pas pour autant inexistant ou dépourvu d'intérêt) ce que de telles distorsions ont une par une de particulier et de privé.

 

2. TGV : Tale of the Given Versions

Ceci dit, lorsqu'on se concentre sur la singularité d'une expression, on se voit dans l'obligation de faire de tels sacrifices ; la seule différence c'est que la malvoyance se déplace. Il y aura toujours un détail qui permette de définir l'ordre du général qui restera hors-champ. On peut remarquer cela dans " Jacques Lacan s'analysant".

Pour mener à bien son interprétation réussie des distorsions de Lacan à propos du cas publié par Kris, Jean Allouch insiste sur deux choses et en néglige une.

(1) Il souligne quelque chose sur quoi nous sommes tous d'accord (le professeur Leibovich de Duarte, Allouch et moi) : à savoir qu'à chaque fois que Lacan mentionne ce cas, il le fait en déformant le récit original de Kris.

(2) Il souligne aussi que parmi nous, il y a des réponses différentes sur les raisons pour lesquelles Lacan a fait cela. Leibovich de Duarte dénonce son manque d'honnêteté ; Allouch interprète que par là se joue l'acting out comme reste de l'analyse de Lacan avec Loewenstein (alias Loew = love) ; et moi que par cette voie il pourrait parler à mots couverts de ses propres cas.

Ceci dit, ce qu'Allouch néglige (et fait bien de négliger) c'est que (3) dans La écritoire, j'insiste sur le fait que pour étudier le pourquoi des distorsions de Lacan, il faut considérer les différences internes, c'est-à-dire, comment ces sept variations divergent entre elles. Je pense en effet qu'il ne suffit pas de signaler que les sept distorsions de Lacan ont en commun la volonté de tordre le récit de Kris, ni

d'expliquer à quoi en particulier chacune réfère, mais il faut voir comment elles diffèrent entre elles dans leur degré d'éloignement et de transformation de l'original de Kris. Dans la pratique, ceci est moins difficile à manier qu'il ne semble, parce que deux sous-ensembles se dégagent très nettement : celui des distorsions qui ont leur origine dans le séminaire, où Lacan s'aventure à des déviances audacieuses et très déformantes, et celui des publications dans les articles qui, plus tard, seront réunis dans les Écrits, où les déviations sont minimes et respectueuses du schéma de base du récit de Kris.

L'axe argumentatif de mon chapitre consiste à laisser cette division bien établie et à décourager les explications légères, comme celle qui consiste à supposer que Lacan improvisait de mémoire dans les Séminaires, sans avoir sous la main les documents du cas. De là mon insistance à montrer comment la mémoire lui faisait " défaut " dans le même sens et ma minutie à détailler les séquences et des dates, qui montrent que la rédaction de ces écrits et la dictée de ces séminaires

alternent et, parfois, sont pratiquement simultanées. C'est ce qui se produit avec la séance du 11 janvier 1956 du séminaire Les psychoses, qui coïncide avec les dates de remise de la " Réponse au commentaire de Jean Hyppolite " pour la revue La psychanalyse du mois de mars ; les deux se produisent en même temps, et cependant dans cette séance apparaît la liste complète des distorsions que Jean Allouch a énumérées voici un instant, alors que dans la revue n'en figure qu'une seule, la plus discrète. Se focaliser sur ces détails, permet de reconnaître que l'absence libertine d'utilisation de guillemets que Lacan pratique dans

le cercle privé des séminaires (en particulier dans ceux qui sont antérieurs à 1964), contraste avec l'absence prudente de guillemets des écrits adressés au grand public (où ses élèves sont une fraction minoritaire, bien qu'assurée). Le principal objectif de mon chapitre est de distinguer ces deux sous-ensembles des sept versions et díinsister sur le fait que leur regroupement dépend du support, oral-privé ou écrit-public, où ils apparurent ; c'est pourquoi il s'appelle "

Distorsions privées et rectifications publiques ? ". On peut être ou non d'accord sur l'importance de cette distinction, mais c'est quelque chose qui ne peut pas passer inaperçu en lisant les pages de Lacan ; c'est pourquoi, dans la mesure où la critique d'Allouch n'y fait jamais allusion, son omission me semble si criante que j'irais jusqu'à lui donner le titre de " distorsion ".

À quoi peut bien être due cette distorsion de " Jacques Lacan s'analysant ? " Je pense qu'elle répond à une raison importante, qui, au moins à mes yeux, justifie le péché. Il se trouve que si cette étude avait pris en considération le détail des différences internes entre les sept versions de Lacan, cela aurait affaibli la vigueur persuasive de son hypothèse, au demeurant sûrement vraie, qu'il y avait chez Lacan quelque chose d'un acting-out joycien. Accepter que Lacan ait modulé son

fantasme selon qu'il s'adressait à quelques uns ou qu'il écrivait pour beaucoup, n'est pas un fait qui invalide " Jacques Lacan s'analysant ", mais l'affaiblit rhétoriquement. Cela n'empêche de continuer à conjecturer qu'il y a eu là un acting out, mais cela oblige à préciser que c'en est un qui provient de l'inconscient d'un maître subtil. Il n'y a rien de plus lacanien que d'affirmer que l'inconscient est très intellectuel, cependant, le portrait romantique que l'homme est le

zombie de son fantasme continue díêtre vrai de la façon la plus électrique, et ça, c'est quelque chose que La écritoire d'Allouch n'ignore pas.

Je voudrais maintenant éclaircir un point concernant mon propre bureau , qui touche à ma décision de mettre dans la bouche de Lacan une ou deux tirades et d'avoir romancé la fin de la scène de Kris avec son patient.

Je vois que je me suis trompé, les effets que j'ai essayé de provoquer ne se sont pas produits. C'était une mauvaise blague, et, en tant que telle, elle désarçonne et mérite donc d'être expliquée. Je n'avais nullement l'intention d'ouvrir les portes à un tout-est-bon dans la lecture des cas, mais bien celle de reproduire et de porter jusqu'à l'extrême ce que faisait Lacan. Jíai essayé de décrire, et en même temps

de rendre, en le caricaturant, ce trait du style de Lacan. Je pense que Lacan utilisait fréquemment ce qui consiste à décrire et à montrer, et même à montrer au lieu de décrire. C'est un autre trait compliqué de son style, différent de celui des distorsions, que j'ai développé dans un autre chapitre de La écritoire qui aborde " Joyce le sinthome " et qui s'intitule " Quand commenter est montrer ". C'est une manúuvre qui peut aboutir à des conséquences désopilantes et même plus néfastes que celles auxquelles conduisent les distorsions. Devrions-nous nous-mêmes également la pratiquer ? J'en doute depuis un certain temps. Dans De

l'hermétisme de Lacan, figures de sa transmission, j'ai essayé de le faire sur un mode plus innocent, en intégrant des contes d'enfants dans un chapitre sur le goût du kitsch de certains lacaniens ó c'est une ironie que je fais retomber sur moi-même et que, prudemment, la traduction française ne recueille pas. Ce que je veux dire, c'est que je suis d'accord avec les critiques d'Allouch, il faut être extrêmement prudent dans l'utilisation de ses figures, qui, même sans se le

proposer, peuvent transmettre le pire.

 

3. TGV : disTorsion Générée par la Vitalité

En revanche, il y a un point sur lequel je ne peux pas être d'accord avec lui. Je me réfère à son insistance à distinguer nettement les distorsions générées par la vitalité de sa propre recherche, de celles qui se trouvent chez Lacan :

En un certain sens, nous nous sommes trouvés faire exactement ce qu'il propose comme pouvant être fait. Ce que nous avons introduit en effet, dans le cas de " l'homme aux cervelles fraîches ", le déplacement que nous avons fait subir au cas, n'a d'autre statut, au moins en attendant vérification, que celui que donne Baños aux " falsifications " de Lacan : une série d'assertions qui pourraient síavérer vraies. Mais avec cette différence que ces assertions ainsi déplacées, l'épreuve de cette vérité peut, pour chacune, être faite.

Il est vai que, en grande partie, les conclusions de " Jacques Lacan s'analysant " pourraient être vérifiées, même dans le cadre du réalisme traditionnel ( " L'on pourrait aussi demander à Jean Laplanche, qui était allé voir Loewenstein à New-York juste avant d'entreprendre son analyse chez Lacan, s'il lui est arrivé de parler, dans son analyse, des restaurants proches du consultoire de Loewenstein "). Mais on doit en dire autant de Lacan ! Sa conclusion sur le caractère réactionnel de l'acting-out aux interprétations peut se vérifier dans le consultoire de chacun d'entre nous. Ce n'est pas le point d'arrivée qui est distordu chez Lacan, mais le point de départ. Les écrits et les séminaires qui mentionnent le cas publié par Kris n'ont pas pour sujet l'úuvre de Kris, tel n'est pas leur but. Chaque fois quíil mentionne le cas, cíest comme excuse pour illustrer des considérations générales sur la négation ou l'acting-out. Lacan distord Kris parce qu'il l'utilise comme un reste diurne, et non comme une prémisse sur laquelle il soutiendrait sa

conclusion. Allouch fait exactement la même chose !

En commençant, j'ai signalé que " Jacques Lacan s'analysant " atteint des sommets à partir de " Un aperçu de l'analyse de Jacques Lacan ". Si on est d'accord avec cela, il est aisé de se convaincre qu'Allouch commence cette ascension avec une assertion impossible à vérifier, celle dans laquelle il veut que nous reconnaissions l'objet cervelles fraîches-garçons dans le paragraphe suivant de la " Réponse au commentaire de Jean Hyppolite " :

Il semble accessoire de demander comment il va s'arranger avec les cervelles fraîches, les cervelles réelles, celles qu'on fait revenir au beurre noir, y étant recommandé un épluchage préalable de la pie-mère qui demande beaucoup de soin. Ce n'est pas là pourtant une question vaine, car supposez que ce soit pour les jeunes garçons qu'il se fût découvert le même goût, exigeant de non moindres raffinements, n'y aurait-il pas au fond le même malentendu ? Et cet acting-out, comme on dirait, ne serait-il pas tout aussi étranger au sujet ?

Comment peut-on lire cela ? Je l'ai fait de la façon la plus classique, en deux temps. Premier temps, j'ai considéré l'antécédent immédiat des paragraphes antérieurs. Lacan vient de souligner : a) que le fait d'aller chercher un plat de cervelles fraîches est en rapport, chez le patient de Kris, avec " une relation orale

primordialement ì retranchée î ", que son premier analyste avait déjà observée et

b) avec un pattern d'introjection qui s'occupe aussi d'avaler le moi de l'analyste. À ce niveau, Lacan ironise, en priant que cette introjection ait porté sur la partie saine du moi de Kris, la partie qui était en harmonie avec l'idéal de productivité intellectuelle des nord-américains.

Deuxième temps, j'ai lu de la façon la plus littérale possible le paragraphe signalé, et jíy trouve que, sans se départir du ton ironique, Lacan en vient à considérer un aspect différent des cervelles fraîches ; il laisse de côté le caractère comestible et la fonction des cervelles dans la production des idées, et, à leur place, il s'arrête sur la cérémonie culinaire et sur la valeur de distinction sociale que suppose le choix de ce plat dans un restaurant. Il décrit comment ça se prépare, en s'arrêtant sur le détail de la nécessité de décoller complètement les cervelles de la membrane méningée qui les entoure quand on les achète à la boucherie. Après les avoir servies à la table des jeunes gens raffinés, Lacan se demande jusqu'à quel point le choix gastronomique du patient de Kris n'a pas été aussi, ou principalement, le résultat d'un souhait de faire partie des élus et du désir qui le gouvernait de s'approprier le bien d'autrui. En d'autres termes, jusqu'à quel point en sommes nous pas en mesure de soupçonner que, même dans cet acting-out,

il y a plagiat. Cette lecture, je l'ai résumée très brièvement dans mon chapitre, en signalant que Lacan questionne là " la possible originalité de l'Homme aux Cervelles Fraîches (qui ne serait même pas capable de créer un acting out sans espionner son voisin !) " pour le comprendre de cette façon, j'ai dû corriger un mot de la traduction espagnole, qui commet l'erreur de transformer la " pie-mère " en une dévote " mère pieuse ", au lieu de laisser la " pie-mère " des anatomistes.

En regard, la lecture que mène Allouch est d'une intrépidité alarm ante :

Voici donc les cervelles fraîches devenues des jeunes garçons, préparés au beurre noir, après qu'on leur ait enlevé une enveloppe placentaire (la " pie-mère " a-t-on traduit en espagnol, comme la " pie voleuse " !), et ajoutons, pour assembler d'autres traits inventés par Lacan, servis chauds et condimentés dans un restaurant new yorkais.

Comme on peut le voir, il lit ce fragment des Écrits en se servant de la mauvaise traduction espagnole faite par Tomás Segovia, un poète qui síy connaît en français, mais pas en anatomie. " Jacques Lacan s'analysant " joue avec la plaisanterie de supposer là quelque chose de maternel et il prend la liberté de transformer la pie-mère en membrane placentaire, alors que comme il le sait la pie-mère est la membrane interne des méninges. En plus, les jeunes ne sont plus pris comme le modèle de ceux qui savent quoi choisir dans un restaurant, ils deviennent eux-mêmes les cervelles en question. Réunissant ces deux distorsions et la raisonnable décision antérieure d'attribuer à Lacan le nom de " le cas des cervelles fraîches ", Allouch obtient, au terme de sa prestidigitation, un Lacan

dévorant les jeunes tout juste décollés du placenta universitaire. Le fait que " Jacques Lacan s'analysant " distord un petit peu mon chapitre et un peu plus le paragraphe de la " Réponse au commentaire de Jean Hyppolite " peut-il invalider ses conclusions ? Non. À cette occasion, Allouch s'élève, à la manière habituelle de Lacan, à partir de quelques exercices de distorsion, pour atteindre ensuite des conclusions dont la solidité logique devra trouver d'autres fondements. Ce qui importe, chez l'un comme chez l'autre, c'est de les lire en sachant qu'il nous reste à mettre à l'épreuve leurs conclusions et à leur chercher des prémisses dont on puisse les faire dériver et les justifier de façon consistante, parce que les marches qu'ils ont gravies n'ont aucune importance, ce sont celles de l'escalier de Wittgenstein : il faut s'en débarrasser une fois qu'on est arrivé en haut. Plusieurs

chapitres de La écritoire sont consacrés à montrer cela. À mettre en relief le fait qu'il faille lire les séminaires et même les écrits de Lacan comme une pensée en train de se générer et non comme un syllogisme parfait, comme une série de conclusions qui ne naissent pas toujours des prémisses, au sens strict, mais souvent de fabulations. À ce propos, tout comme dans De l'hermétisme de Lacan : figures de sa transmission je me suis occupé des aspects irritants et même honteux du lacanisme, en prenant soin de ne pas tomber dans l'injure, dans La écritoire de Lacan , j'ai voulu parler des aspects les plus déconcertants et même décevants de Lacan, en prenant soin de ne pas tomber dans la dénonciation.

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 12 - Diciembre 2000
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