Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
Encore
Séminaire de Jacques Lacan
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Mardi 12 décembre1972

Lacan paraît-il, pour son premier séminaire, comme on l’appelle, de cette année, aurait parlé, je vous le donne en mille, de l’amour, pas moins !

La nouvelle s’est propagée.

Elle m’est revenue même de pas très loin, bien sûr, d’une petite ville de l’Europe 34 où on l’avait envoyée en message.

Comme c’est sur mon divan que ça m’est revenu, je ne peux pas croire que la personne qui me l’a rapportée y crût vraiment, vu qu’elle sait bien que ce que je dis de l’amour c’est assurément qu’on ne peut pas en parler. « Parlez-moi d’amour », ça veut dire des chansonnettes. J’ai parlé de la lettre d’amour, de la déclaration d’amour, ce n’est pas la même chose que la parole d’amour.

Enfin, je pense qu’il est clair, même si vous ne vous l’êtes pas formulé, il est clair que dans ce premier séminaire j’ai parlé de la bêtise, de celle qui conditionne ce dont j’ai donné cette année le titre à mon séminaire, et qui se dit Encore. Vous voyez le risque ! Je vous dis ça uniquement pour vous dire ce qui fait ici le poids, le poids de ma présence : c’est que vous en jouissez. Ma présence seule, du moins j’ose le croire, ma présence seule dans mon discours, ma présence seule est ma bêtise. Je devrais savoir que j’ai mieux à faire que d’être là. C’ est bien pour ça que je peux avoir envie tout simplement qu’elle ne vous soit pas assurée en tout état de cause.

Néanmoins, il est clair que je ne peux pas me mettre dans une position de retrait, de dire qu’encore et que ça dure c’est une bêtise, puisque moi-même j’y collabore. Évidemment je ne peux me placer que dans le champ de cet Encore. Et peut-être à remonter un certain discours qui est le discours analytique jusqu’à ce qui fait le conditionnement de ce discours, à savoir cette vérité, la seule qui puisse être incontestable de ce qu’elle n’est pas, qu’il n’y a pas de rapport sexuel, ceci ne permet d’aucune façon de juger de ce qui est, ou n’est pas, de la bêtise. Et pourtant il ne se peut pas, vu l’expérience, qu’à propos du discours analytique quelque chose ne soit pas interrogé qui est, à savoir qu’il ne tient pas essentiellement de s’en supporter de cette dimension de la bêtise. Et pourquoi pas après tout ne pas se demander quel est le statut de cette dimension pourtant bien présente. Car enfin il n’y a pas eu besoin du discours analytique pour que, c’ est là la nuance, comme vérité soit annoncé qu’il n’y a pas de rapport sexuel.

Ne croyez pas que moi j’hésite à me mouiller. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je parlerai de Saint Paul, je l’ai déjà fait. Ce n’est pas ça qui me fait peur, même de me compromettre avec des gens dont le statut, la descendance n’est pas à proprement parler ce que je fréquente. Néanmoins que les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, ce fut la conséquence du message, voilà ce qui, au cours des âges, a eu quelques répercussions. Ça n’a pas empêché le monde de se reproduire à votre mesure. La bêtise tient bon en tout cas.

Ce n’est pas tout à fait comme ça que s’établit le discours analytique, ce que je vous ai formulé du petit a et du S2 qui est en dessous et de ce que ça interroge du côté du sujet. Pour produire quoi ? C’est bien évidemment que ça s’installe là-dedans, dans la bêtise pourquoi pas, et que ça n’a pas ce recul, que je n’ai pas pris moi non plus. De dire que si ça continue c’est de la bêtise, au nom de quoi le dirais-je ? Comment sortir de la bêtise ?

Il n’en est pas moins vrai qu’il y a quelque chose, un statut à donner de ce qu’il en est de ce neuf discours. De son approche de la bêtise, quelque chose s’en renouvelle. Sûrement il va plus près, car dans les autres c’est bien ce qu’on fuit. Le discours vise toujours à la moindre bêtise, ce qu’on appelle la bêtise sublime, car sublime veut dire ça, c’est le point le plus élevé de ce qui est en bas 35.

Où est dans le discours analytique le sublime de la bêtise ? Voilà en quoi je suis en même temps légitimé à mettre au repos ma participation à la bêtise en tant qu’ici elle nous englobe, et à invoquer qui pourra sur ce point m’apporter la réplique…

de ce qui, sans doute dans d’autres champs…

mais non bien sûr ! puisqu’il s’agit de quelqu’un qui ici m’ écoute, qui de ce fait est suffisamment introduit au discours analytique.

Comment ?

C’est là ce que déjà au terme de l’année dernière, j’ai eu le bonheur de recueillir d’une bouche qui va se trouver la même 36. C’est là que dès le début de l’année j’entends que quelqu’un m’apporte, à ses risques et périls, la réplique de ce qui dans un discours, nommément le philosophique, résout, oblique, mène sa voie, la fraye d’un certain statut à l’égard de la moindre bêtise.

Je donne la parole à François Récanati que vous connaissez déjà.

François Récanati –

– Je remercie le docteur Lacan de me donner la parole une deuxième fois, parce que ça va m’introduire directement à ce dont je vais parler, en ce sens que ce n’est pas sans rapport avec la répétition. Mais d’autre part, je voudrais aussi bien prévenir que cette répétition c’est une répétition infinie, mais que ce que je vais dire là aussi, ce ne sera pas fini en ce sens que je n’aurai absolument pas le temps de venir au terme de ce que j’ai préparé. C’est-à-dire qu’ici, en quelque sorte, c’est véritablement au bouclage de la boucle que devait prendre sens ce qui comme préliminaire va m’y amener ; là je vais être obligé à cause du temps et à moins de reprendre ça une autre fois, de m’en tenir aux préliminaires, c’est-à-dire proprement de ne pas encore entrer de plain-pied dans cette bêtise dont a parlé le docteur Lacan.

Vous vous souvenez que ce que la dernière fois j’avais essayé de vous montrer, c’est que la répétition ne se produit qu’au troisième coup, qui était le coup de l’interprétant. Ça veut dire que la répétition, c’est la répétition d’une opération, en ce sens que pour qu’il y ait du terme à répéter, il faut qu’il y ait une opération qui produise le terme ; c’est-à-dire que ce qui doit se répéter, il faut bien que ça s’inscrive et l’inscription de cet objet ne peut se faire elle-même qu’au terme de quelque chose de l’ordre d’une répétition.

Il y a là quelque chose qui ressemble à un cercle logique, et qui est en fait un peu différent, plutôt quelque chose de l’ordre d’une spirale, en ce sens où le terme d’arrivée et le terme de départ, on ne peut pas dire que ce soit la même chose ; ce qui est donné, c’est que le terme d’arrivée est le même que le terme de départ, mais le terme de départ lui-même n’est pas déjà le même ; il devient le même, mais seulement après coup.

Il y a donc deux répétitions à envisager, dissymétriques, la première qui est le procès par où se donne cet objet qui doit se répéter, et on peut appeler ça en quelque sorte l’identification de l’objet au sens où il s’agit du déclin de son identité ; et on voit très bien ce que ça veut dire : quand on décline cette identité de l’objet, cette identité décline aussi sec. Et la tautologie initiale « a est » dont on se souvient que Wittgenstein dit que c’est un coup de force dénué de sens, c ’est proprement ce qui institue le sens, car il passe quelque chose là-dedans, c’est-à-dire que dans le « a est », a se présente tout d’abord comme le support indifférencié tout à fait potentiel de tout ce qui peut lui arriver comme détermination. Mais dès qu’une détermination effective lui est donnée, dès que c’est d’existence qu’il s’agit et pas du n’importe quoi de toutes ses déterminations possibles, alors précisément il y a une sorte de transmission de pouvoir, c’est-à-dire que ce qui devait faire fonction de support, en l’occurrence ce a indéterminé, ce a potentiel, est en quelque sorte marqué par le fait qu’ il y a de l’être tout d’un coup qui s’intercale entre lui et lui-même, c’est-à-dire que lui-même se répète, et il se répète sous la forme d’un prédicat ; c’est-à-dire qu’il y a une espèce d’amoindrissement, et cet amoindrissement se symbolise par ceci que dans « a est », le a qui avait fonction de support tout d’un coup se voit lui-même supporté par quelque chose de l’ordre de l’être qui le supporte, qui le dépasse, qui l’englobe, et lui-même n’est dans cette relation que ce qui prédique la prédication en tant que la prédication, c’est ce que supporte l’être. Sur ceci je vais revenir…

Jacques Lacan – D’ailleurs chacun sait que « La guerre est la guerre » n’est pas une tautologie, non plus que « un sou est un sou » !

François Récanati – Exactement. Je vais revenir là-dessus parce que c’est à peu près le nerf de toute l’affaire et que je voudrais parler – c’est de ça que je crains de n’avoir pas le temps de le faire – de la logique de Port-Royal 37, parce que c’est une théorie de la substance, justement, et qu’il a été dit la dernière fois qu’on ne se réfère pas ici à aucune substance. Mais j’y viendrai tout à l’heure. Qu’on sache simplement que la répétition effectivement, la première, répète l’indétermination initiale de cet objet qui se donne comme potentiel, mais qu’en répétant cette indétermination, l’indétermination se trouve soudain déterminée d’une certaine façon ; c ’est-à-dire qu’on peut bien poser que la répétition du vide ou la répétition de l’impossible, enfin que ce type de répétition de quelque chose qui n’est pas donné et qu’il faut donc produire dans le temps qu’on voudrait le répéter, on peut bien poser que c’est l’impossible, et c’est ce que dit à peu près tout le monde, mais il suffit que ce soit impossible pour qu’il y ait quelque chose là d’assuré, et que cette assurance permette justement une répétition, c’est d’ailleurs une deuxième répétition.

Plutôt que de m’étaler là-dessus, je cite cette phrase de Kierkegaard : « La seule chose qui se répète, c’est l’impossibilité de la répétition». Ça fait très bien voir ce qu ’il en est, et ça fait le joint avec ce que j’avais dit l’année dernière de la triade qui supporte toute répétition, la triade objet – representamen – interprétant. C’est-à-dire qu’entre l’objet et le representamen on change en quelque sorte d’espace, ou au moins il y a quelque chose comme un trou qui fait justement l’objet et le representamen inapprochables dans cette relation. Mais ce trou, en tant qu’il insiste, ceci permet de fonder une vraie répétition dans ce sens que le coup d’après, il y a quelque chose qui va incarner ce trou qui sera l’interprétant, et qui pourra en quelque sorte répéter de deux façons ce qui passait entre l’objet et le representamen : d’une part l’inscrire en disant : « il y avait du trou » et en permettant que cette impossibilité ou ce trou, ça se répète. Mais d’autre part il va non pas seulement le signifier mais le répéter parce que, entre l’impossibilité de départ qui passait entre l’objet et le representamen et son signifiant qui est l’interprétant, il y a le même rapport impossible qu’il y avait justement entre l’objet et le representamen ; c’est-à-dire qu’il faudra un deuxième interprétant pour prendre en charge la répétition de cette impossibilité.

Dans l’interprétant, il y a quelque chose comme l’effectuation d’une impossibilité jusque là potentielle, et l’impossibilité inscrite par l’interprétant, c’est disons le premier terme de cette existence dont le zéro potentiel était porteur, au sens où de quelque manière, le tout conduit au « il existe » et j’y reviendrai également.

Ce qui est important, c’est que l’impossibilité du rapport objet/representamen se donne comme telle pour l’interprétant. L’interprétant dit : « Ça, c’est impossible » mais, dans la mesure où elle se donne pour l’interprétant comme telle, dès que l’interprétant lui-même se donne pour un autre interprétant, c’est alors que cette impossibilité est vraiment un terme, terme fondateur d’une série. C’est-à-dire que ça permet au nouvel interprétant d’assurer quelque chose de solide, comme si cette solidité, c’était l’interprétant premier qui l’avait fondée à partir de quelque chose originairement fluide.

Ce qui échappait dans le rapport objet/representamen, ça vient s’emprisonner dans l’interprétant. Mais on voit bien, et je l’ai déjà dit, que ce qui s’emprisonne dans l’interprétant et ce qui échappait dans le rapport objet/representamen, ce n’est pas exactement la même chose, puisque précisément ce qui échappait dans le rapport objet/representamen, ça continue à échapper dans le rapport entre ce rapport et l’interprétant. C’est-à-dire que de toute façon, il y a le même décalage, la même inadéquation. Et c’est bien l’impossibilité de la répétition sur laquelle je vais maintenant appuyer un peu, qui produit ce qui se passe et qu’on peut constater, c’est-à-dire la répétition de l’impossibilité.

Ce qui institue le décalage, ce décalage d’où s’origine la répétition, c’est l’impossibilité pour quelque chose d’être à la fois ce quelque chose et en même temps de l’inscrire. C’est-à-dire que l’existence de quelque chose ne s’inscrit que pour autre chose et, par suite, ça ne s’inscrit que quand c’est autre chose qui est donné. Et si tant est que c’est d’existence ponctuelle qu’il s’agit, l’existence de quelque chose ne s’inscrit qu’au moment où elle décline justement, du moment où c’est d’une autre existence qu’il est question.

Cette disjonction, c’est à peu près ce qui passe entre l’être et l’être prédiqué, et j’espère avoir le temps d’arriver jusqu’à la logique de Port-Royal qui était théoriquement le noyau de mon exposé, mais c’est douteux.

Vous vous souvenez que la dernière fois, Lacan a caractérisé l’être comme étant section de prédicat. Et c’est à proprement parler de cela qu’il est question. Et tout de suite je vais donner quelques réflexions sur ne fut-ce que cette formule : section de prédicat qui fait sentir immédiatement la récurrence où se construit ce qui justement est supposé supporter tout prédicat, c’est-à-dire l’être, ce qui supporte les prédicats avant, ça se donne après les prédicats. Et d’une certaine manière, s’il y a section de prédicat pour trouver l’être, ça veut dire que ce qui supporte les prédicats, c’est ce qui n’est pas dans les prédicats. C’est justement ce qui est absent des prédicats, ce qui est absent dans la prédication.

C’est donc l’absence d’être, d’une certaine manière, qui porte les prédicats, ce qui implique aussi et de façon un peu indirecte que les prédicats ne sont eux-mêmes prédicats que de cette absence.

Que le prédicat puisse être coupé, c’est comme si en quelque sorte il y avait déjà une partition élémentaire, comme si une ligne était donnée en pointillé, une frontière et qu’il suffit de découper comme dans certains emballages.

Jacques Lacan – Articulez bien la notion de section de prédicat puisque c’est ce que vous avez accroché dans ce que j’ai laissé, et j’ai juste presque achoppé là-dessus.

François Récanati – La section de prédicat, c’est proprement le noyau de mon exposé. On peut imaginer ça comme une vibration, c’est-à-dire que c’est à partir d’une espèce de halo que je vais essayer, en faisant le tour véritablement, de cerner ce noyau qui va apparaître dans tous les exemples que je vais donner.

Section de prédicat, c’est donc comme si ça pouvait être coupé. Je n ’insiste pas là-dessus, sinon qu’il est évident que ce n’est pas d’avoir coupé la coupure qu’on va retrouver l’insécable, et que la frontière, une fois qu’on a tailladé dedans, elle insiste d’ autant plus qu’elle se manifeste comme trou.

Disons que la section, pour prendre les sens qui viennent, c’est aussi bien faire deux de ce qui était un, et si je signale ce sens qui n’est pas ce qui se reçoit ici, c’est parce que c’est celui que Groddeck donne à un de ses concepts, qui s’appelle justement la sexion, c’est-à-dire que ça n’est pas sans intéresser le sexe, d’une certaine manière. Et ça, c’est la manière pour Groddeck de faire référence à Platon – et quand je dis Platon, il ne s’agit pas du Parménide mais du Banquet. Vous vous souvenez que, dans le discours d’Aristophane, est soulevé le problème de ce mythe de l’androgyne originaire qui aurait été coupé en deux. Ç’aurait été ça, la sexion avec un x.

Or, ce sur quoi je voudrais insister, c’est sur quelque chose qui ressort très bien du Banquet, non pas spécifiquement du discours d’Aristophane mais un peu de tous les discours, même ceux qui sont supposés contradictoires, et je vais ne prendre que deux exemples : le discours de Diotime d’une part, celui d’Aristophane de l’autre. Et le Banquet, ça porte sur l’amour.

L’amour, dit Diotime, c’est ce qui, partout où il y a du deux, fait office de frontière, de milieu, d’intermédiaire, c’est-à-dire d’interprétant. Quand je dis « interprétant », c’est parce qu’on peut très bien traduire comme ça le mot que Platon emploie, qui est un mot dérivé de mantiké, qui veut dire l’interprétation et Platon dit que ce mot vient de maniké qui veut dire le délire. C’est ce qui fait office d’interprétant. Mais le seul intérêt de cette formule – parce que somme toute, personne dans l’assemblée du Banquet ne la conteste – c’est ce qui permet de s’en suivre ceci que l’amour en aucun cas ne saurait être beau, parce que ce qui se pose comme objet de l’amour, ce qui comme série tombe sous le coup de l’amour, l’amour étant comme une marque qui fait défiler, qui instaure une espèce de couloir où une série d’objets va passer, les objets qu’il a marqués, l’amour ne peut pas être beau parce que ses objets sont beaux, et il est dit qu’en aucun cas, ce qui est l’agent d’une série, l’instance même de la série ou le terme ultime de série, ce qui chapeaute une série ne peut avoir les mêmes caractères que les objets qui sont dans cette sériation ; c ’est-à-dire que les objets de l’amour sont beaux, l’amour ne peut pas être beau. C’est là à proprement parler un caractère de cette instance de sériation, un caractère de l’interprétant que personne, parmi les polémistes présents dans l’assemblée du Banquet, ne remet en question.

Et on peut voir assez facilement le rapport qu’il y a avec Aristophane, même si ça paraît plus lointain, c’est que quand il dit qu’à l’origine, les hommes avaient quatre jambes, quatre bras, deux visages et deux sexes, ils devenaient un peu trop arrogants parce qu’ils n’avaient plus vraiment de désir ; il ne leur manquait pas grand chose ; alors Zeus a décidé de les couper en deux pour qu’ils deviennent humiliés. Mais ce qu’a dit Zeus, c’est que ça ne compte pas, une coupure, s’il n’y a pas des effets de coupure, c’est-à-dire que si la coupure est ponctuelle et qu’après ça continue comme avant, ça ne sert à rien. Alors ce qu’il a voulu, c’est que ça reste, qu’il y ait un effet ; et pour cela, il a tourné les visages, qui étaient alors comme les sexes dans le dos (et l ’endroit de la coupure, c’était proprement le ventre puisqu’il y a le nombril qui est l’indice de la coupure) il a décidé de tourner les visages du côté du nombril, pour que les hommes s’en souviennent, de cette coupure ; et puis pendant qu’il y était, il a tourné les sexes également, pour qu’ils puissent essayer de se recoller et que ça les occupe.

Mais l’important et ce pourquoi j’ai déroulé tout ça, en rapport avec le discours de Diotime, c’est que le résultat de toute cette opération, qui peut apparaître dérisoire, c’est simplement que l’homme, on lui a tourné le visage, il ne peut plus regarder derrière lui, il ne voit plus qu’en avant, il voit seulement ce qui le précède. Est-ce qu’on voit bien que c’est précisément également ce que dit Diotime, c’est-à-dire que c’est ça la fin de tout, c’est-à-dire la fin du tout en tant qu’à toute série, il manquera le terme ultime de la sériation, le point de vue, ce d’où la sériation se construit.

Jacques Lacan – C’est bien ce que je disais tout à l’heure : qu’il ne voit pas l’encore.

François Récanati – Ce que je viens là d’isoler à partir de deux discours, on va le retrouver comme deux points très liés à propos des ordinaux.

Ce qui fait l’ordinal, on vous l’a déjà dit, c’est quelque chose de l’ordre d’un nom de nom. Et on va voir plus précisément de quoi il retourne, en ce sens que l’ordinal, c’est un nom, mais si c’est un nom, la fonction de ce mot, c’est de nommer quelque chose qui n’est pas, justement, son propre nom ; c’est en quelque sorte le nom second de ce qui précède, du nom qui précède et qui, comme nom lui-même, est bien un nom, mais ne sert qu’à nommer quelque chose qui précède etc.. Voilà le rapport avec Aristophane ; je n’insiste pas.

Il y a un problème qui va se poser tout de suite, et je tâcherai de l’aborder, c’est que le premier ordinal, lui n’est pas vraiment un nom de nom, parce qu’il n’y a pas de nom qui le précède, si tant est qu’il soit le premier. C’est pourquoi j’ai écrit à côté le « nom du nom » parce que c’est ça le premier ordinal. Et je dirai même : si c’est cela qui se passe au début, c’est à cause de ça qu’après il y a du nom de nom, parce que justement, dès lors qu’on donne un nom à ce qui n’en a pas, c’est dans l’identification justement quelque chose comme le déclin de l’identité en ce sens qu’on en dit un peu plus, et que ce plus qu’on dit, il va falloir lui-même non pas tant le résorber mais l’identifier, lui donner un nom et, à partir de là, c’est le décalage infini. Nommer, en général, c’est faire le point de ce qui précède dans la série. Mais le point, en tant que lui-même fonctionne comme nom, précède quelque chose à venir également, et ce quelque chose à venir, si on le considère absolument, ce qui est toujours à venir, ce sera ce qu’on pourrait appeler l’«encore » qui lui, ne précède rien qui ne soit lui-même, c’est-à-dire ne détient pas de nom, innommable de ce fait. On voit que de ce point de vue là, ce que j’appelle l’encore, c’est l’index de l’infini.

Et d’autre part, on peut dire que l’infini est déjà là ; il est donné dès le départ dans l’homonymie du nom et du non. C’est-à-dire que le nom, c’est quelque chose comme la propagation du non plus radical qui, avant toute nomination, dans l’instant de toute nomination, se donne comme quelque chose d’infini. On voit donc quelque chose se détacher comme deux bornes, le non d’une part et l’encore, et l’ordination, c’est ce qui passe entre les deux. C’est-à-dire que ce qui va m’intéresser – et on peut voir le rapport de ceci avec la section de prédicat c’est-à-dire avec cette expression et cette récurrence – c’est le rapport entre les deux.

Le système de la nomination en général, vous voyez à peu près comment on peut l’appréhender : c’est l’enrobage d’un impossible de départ, enrobage qui justement dans ce rapport à l ’impossible, ne se soutient que de l’encore comme indice de cette transcendance de l’impossible par rapport à tout enrobage. Et si l’impossible, c’est ce qui dit non (ce qui n’est pas évident et je regrette de n’avoir pas le temps de développer ce point) il faudra l’entendre à peu près comme une dénégation radicale, en tant que la dénégation, c’est quelque chose qui est déjà infini. C’est-à-dire que, en tant que c’est déjà infini, la dénégation se moque pas mal de ce qui arrive, en quelque sorte, derrière elle, ce qu’elle supporte, c’est-à-dire tout le jeu de prédication, tout le jeu d’objectivation prédicative qui prend la dénégation par exemple pour la nier, en disant non ou en disant oui. Ça ne donne jamais de oui. La dénégation reste intacte, avec des petits jeux qui se passent sur son corps, pourrait-on dire. Et alors, ce n’est même pas pour l’infini de la dénégation, une chatouille.

Alors ceci nous amène à penser – c’est une parenthèse – que même si ce que j’ai appelé la manipulation logique sur fond d’infini, ça devient infini à son tour, ça ne veut pas dire qu’on va guérir l’infini à coup d’infini et que ça va donner tout d’un coup du fini ou quelque chose comme du oui. Au contraire, ça va devenir pire en ce sens que ce qui, dans la nomination, peut devenir infini, ce n’est pas la même chose que ce qui est déjà là comme infini dans ce que j’appelle cette dénégation initiale, en ce sens que ce qui, dans la manipulation logique, vient comme infini, c’est la nomination de l’infini, et que ce qui est déjà là comme dénégation infinie, c’est ce qui infinitise toute nomination. C’est l’infini de la nomination. Ce qui fait que la nomination de l’infini, elle sera une nomination comme les autres, c’est-à-dire qu’elle sera aussi bien sujette à cette infinitisation qui est déjà là, qui part d’une source qui est au début. C’est-à-dire que ça ne va rien changer et qu’on peut poser quelque chose comme oméga, le plus petit ordinal infini, ça ne va pas s’arrêter là, ça continue dans l’ensemble des parties d’oméga, dans les alephs etc..

Dès lors que l’infini est donné dans cette position là, il faut que l ’infini lui-même soit infini, c’est-à-dire qu’on continue ces passages d’infini à l’infini, etc., qu’on continue « encore». Comme si ce qui veut s’atteindre dans cette histoire, c’est précisément l’encore lui-même.

L’encore a donné comme la limite de l’extension de ce non radical dont j’ai parlé, et je vais maintenant parler du rapport entre le non radical et l’encore, puisque c’est à ça que va m’introduire rétroactivement ce sur quoi je vais revenir, c’est-à-dire la section de prédicat.

La section de prédicat, on le voit immédiatement, c’est à la fois ce qu’il y a après toute prédication, c’est-à-dire une fois qu’on peut dire « il n’y en a plus, des prédicats » et c’est aussi bien ce qui, avant toute prédication, la supporte. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que cet avant et cet après, c’est la même chose, c’est-à-dire que c’est ce qui constitue, ce qui soutient la prédication comme l’enrobage d’une impossibilité, cette impossibilité qu’il faut comprendre comme l’impossibilité même de la prédication, c’est-à-dire l’impossibilité de fournir tous les prédicats, de les mettre ensemble, sans qu’au-moins un se détache comme représentant dans l’impossibilité, dans l’existence l’impossibilité ou si l’on veut l’encore.

Plus précisément quant aux ordinaux, l’ordinal nomme le nom de celui qui le précède. Cela veut dire deux choses : qu’un ordinal ne se nomme pas lui-même mais est nommé par son successeur, et qu ’à chaque ordinal appartient la sommation mécanique de tous ceux qui le précèdent. Puisqu’un ordinal nomme son précédent, son précédent nomme son précédent etc., c’est-à-dire qu’il y a accrochée à chaque ordinal la série de tous les ordinaux qui l ’ont précédé.

Or, déjà ces deux points impliquent une discordance essentielle entre le nom et le nom de non, et c’est ce que j’appellerai un effet d’écrasement.

Ce qui vient identifier le zéro par exemple, dans une définition du zéro, comme quelque chose comme l’élément unique de l’ensemble identique à zéro, ou pour l’ensemble vide on peut très bien dire : ce qui est élément unique de l’ensemble de ses parties, ou simplement cet ensemble de ses parties dont il est l’élément qu’ il vient identifier proprement, ceci se donne comme prédicat du zéro. Or, on voit bien que dans ce prédicat, il y a quelque chose en plus qui est donné, en plus que l’ensemble vide, en plus que le zéro. Et c’est tellement tangible. La preuve en est que justement le zéro et le un qui n’est censé être autre que l’identification du zéro, ça fait justement deux.

On voit qu’on change de niveau, que ça n’a aucun rapport, que ça ne se situe pas – il y a un décalage, on passe d’un niveau à un niveau supérieur. Mais ce qui est remarquable, c’est que ce zéro et ce un qui n’ont rien à voir, qui ne se situent pas au même niveau, on les met ensemble comme les éléments de ce nouvel ensemble constitué par l’ordinal deux. Zéro et un, ça fait deux justement au sens où le zéro et le un sont en quelque sorte nivelés, mis sur un même plan dans le deux. Et pour le deux lui-même, l’opération va se répéter dans ce passage du deux au trois etc..

Le representamen n’a là avec l’ objet pas de rapport possible, et c’est toujours ce cursus de l’interprétant qui intervient, c’est-à-dire que c ’est incarné par quelque chose, et dans la mesure où c’est incarné, où le quelque chose qui échappe est bridé, il resurgit également juste après cette incarnation.

On peut prendre la formule d’un ordinal pour mieux voir ce dont il est question.

Jacques Lacan – Rendez-le à Cantor quand même !

François Récanati – Voici la formule qu’on peut considérer comme la formule du 4.

Dans cette formule, que se passe-t-il ? On sait que c’est le terme ultime de cette série qui compte. On voit que dans le 4, ce qui est répété, c’est le 3. Et on voit que le 3 répète lui-même le 2, qui lui-même répète le 1, qui lui-même répète le 0.

Mais ce qui est important, c’est que le 4 n’est pas seulement la mise entre parenthèses, la nomination du 3 qui lui-même met entre parenthèses et nomme le 2 etc.. Ce n’est pas seulement l’exposition, même répétitive, c’est-à-dire avec des parenthèses en plus, de ce qui déjà se donnait dans le 3. C’est la mise dans un même ensemble du 3 déjà comme écrasement, comme ensemblisation de termes hétérogènes, c’est-à-dire la même chose que dans le 2, le fait qu’il y ait le 0 et le 1 qui soient mis absolument sur le même plan ; dans le 3, c’est déjà un écrasement du 0, du 1 et du 2, c’est-à-dire qu’on le s met dans un même ensemble. Et le 4, c’est ici précisément la mise en rapport dans un même ensemble du 3 comme écrasement, comme cette ensemblisation forcée, avec les éléments que le 3 a écrasés, séparés du 3, hors du 3. C’est-à-dire que c’est une répétition. On voit que la partie de gauche et la partie de droite. C’est la même chose, à part qu’ à droite, il y a des parenthèses en plus. C’est ici (entre 2 et 3) qu’il y a comme une barre de clivage, ce qui me permet de dire qu’on peut voir dans cette formule que si le 3 déjà est la désignation de ce qui s’est passé, d’un passage-écrasement, entre le 0 et le 1, et du 0 et du 1 au 2, si le 3 est déjà cet écrasement, c’est-à-dire une manière de désigner ce qui s’est passé d’une rupture avant, d’une rupture qui est précisément le passage du 0 au 1, d’une rupture c’est-à-dire d’un éclatement des parties de ce qui déjà se donnait comme ensemble, on voit que ce qui se désigne dans la formule du 4, c’est précisément cette désignation même, en tant qu’on peut voir exposés sur le même plan d’une part toutes les parties de ce qui forme le 3, et d’autre part le 3 lui-même. C’est-à-dire que l’écrasement lui-même, le fait de mettre des parenthèses en plus, ce n’est pas suffisant comme résultat pour laisser prégnant ce passage du 0 à son écrasement dans le 1, du 1 à son écrasement dans le 2 etc. le 2 ou le 1 comme résultat n’exprimant plus ce passage. Il faut que dans l’ensemble constitué par le 4 soient présents à la fois les termes séparés des différents passages et la série des passages-écrasements, pour que le 4, comme nomination de tous ces passages impossibles mais effectifs, prenne en charge dans sa propre formule l’histoire de la progression qu’on voit ici répétée, c’est-à-dire laisse ouvert ce qui se pose comme question, comme irrésolution dans ce mouvement, c’est-à-dire l’insistance dans cette course de ce qui, à travers les différentes limites successives qui font en quelque sorte opposition au passage du 0 au 1, du 1 au 2 etc., l’insistance à travers ces limites successives de ce qui se donne comme limite absolue et qui serait l’encore.

Et si le 4, comme écrasement totalitaire, c’est-à-dire comme sommation de tout ce qui s’est passé avant lui, de tous les écrasements impuissants à s’achever, si le 4 laisse ouverte cet te question, c’est bien parce que lui-même, en tant qu’écrasement, répondant à cette faille qui appelle une fermeture impossible, il ne peut à son tour que s’écraser encore, c’est-à-dire reproduire la faille, nommément dans la nouvelle formule qui l’inclut comme élément, et c’est-à-dire le 5, et qui pour ce faire le confronte à tous les éléments qu’il contient, mis à côté de lui, pour faire surgir entre tous ces éléments et leur écrasement dans le 1 l’impossible identité.

Il suffirait donc de répéter tout ce qu’il y a là ici et de remettre les parenthèses pour obtenir le 5.

L’impossible identité, c’est ce qui se répète à chaque nouvel écrasement avec ceci que dans la suite, dans la confrontation, à l’intérieur du 4, du 3 constitué et de tous ses éléments, c’est déjà les écrasements qui s’écrasent encore un peu, alors que le paradigme de l’écrasement, on peut le trouver au début dans le passage du 0 au 1 et, cet écrasement, il faut le comprendre de façon tout à fait concrète, comme celui d’Icare, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui prend son vol et qui s’écrase misérablement, et qui ne s’écrase pas dans le trou qui devait être survolé, qui s’écrase sur la falaise de l’autre côté en quelque sorte.

On peut considérer qu’entre un ordinal et un autre, ou plutôt entre le rien de l’ensemble vide et son inscription dans le 1, il y a quelque chose comme une barrière, une frontière, ou bien un trou. Mais ce trou, on ne peut pas l’atteindre, exactement dans le sens où, comme le rappelait Lacan la dernière fois, comme dans le cas d’Achille, on peut dépasser ça mais on ne peut pas l’atteindre. Si une fois qu’un écrasement est donné, il se répète, c’est justement parce que ce qui se pose comme frontière n’a pas été atteint ; elle est toujours là, cette frontière, existante. On n’est jamais dans l’entre-deux, l’entre deux ordinaux, mais toujours dans l’un ou dans l’autre, l’un étant l’ensemble qui prend en charge mais n’est pas soi-même compté, et l’autre étant ce qui prend l’ensemble premier mais n’est toujours pas lui-même compté.

C’est dire que la limite dont je parle et qui s’atomise et qui se fragmente en une série de frontières qu’on ne peut jamais atteindre et qui donc se reproduit, se pose comme limite absolue, c’est donc le tout, le tout c’est-à-dire le quelque chose qui se soutient tout seul, qui n’a pas besoin d’autre chose et qui est pour la philosophie la substance, ou encore la substance des substances, c’est-à-dire l’être.

Cette limite insiste comme toujours ailleurs, et le passage qui la manifeste comme trou, entre quelque chose et son support, ce passage pas un instant ne peut être saisi comme entre deux. On le voit en ce qui concerne le passage du fini à l’infini par exemple car, comme je l’ai dit, on peut poser le plus petit ordinal infini. Néanmoins, cela ne se présente pas de façon harmonieuse comme précédé justement du plus grand fini ou précédé de quelque chose de fini, parce que cet infini ne serait dès lors que du fini plus un. Entre les deux, il y a véritablement ce trou qui n’a pas pu être atteint, et qui se répète dès lors dans l’infinitisation des infinis.

Cela dit, cette insistance de la limite en tant qu’elle est exclue, en tant qu’elle existe, plus exactement, ça ne fait pas qu’exprimer qu’il y a un fossé entre le 0 et le 1, mais c’est bien plutôt leur écrasement dans le 2 qui implique une certaine méconnaissance de ce fossé, un refus véritablement, quelque chose qui ressemble à un déni ou à une dénégation c’est-à-dire quelque chose qui participe de ces procédés inconscients qui définit la logique formelle d’une certaine façon puisqu’ils mettent en œuvre l’infini, et que mettre en œuvre l’infini, c’est véritablement désarmer la plupart des procédés de la logique.

Je cite un exemple que j’ai lu dans un article récent sur les mathématiques modernes où il était dit que dans une classe d’école, quand on demande un exemple d’ensemble infini, il n’est jamais répondu par quelque chose comme « les entiers » ; il n’est jamais répondu numériquement, mais toujours par un ensemble fini, un grand ensemble fini comme « les cailloux de la terre » ou quelque chose comme ça. Ça montre bien que pour ce qui est justement du nombre, il y a quelque chose qui fait croire que ça peut s’arrêter, et en même temps c’est très juste, parce que ça n’arrête pas de s’arrêter. Mais si je dis « ça n’arrête pas de s’arrêter », c’est bien ça, c’est-à-dire que ça n’arrêtera jamais de s’arrêter.

La limite dont j’ai parlé, on peut la concevoir en analogie avec la mort, avec le silence, et je regrette de n’avoir pas beaucoup le temps de le développer, mais en général c’est ce vers quoi converge le discours ; c’est-à-dire que la répétition, c’est le representamen de la mort. Et je voudrais montrer, en prenant un minimum d’exemples, que dans le rêve par exemple, on l’a déjà dit, il y a quelque chose qui se manifeste comme équation du désir = 0. Mais cette équation du désir, elle est en plus, elle est en retrait. C’est celui qui interprète le rêve qui dit : « c ’est l’équation du désir » qui se débrouille pour faire zéro. Le rêve lui-même, il est dans du zéro, c’est-à-dire que ça s’équilibre.

En même temps « équation du désir = 0 », ça ne s’arrête évidemment pas là. Ça ne peut pas s’arrêter là, parce que le rêve, justement, continue à produire des énoncés ; ça continue à parler. Et bien sûr, ça voudrait bien être égal à zéro, mais il faudrait pour ça que ça se taise, ce qui n’est pas le cas.

Or, le zéro, s’il est inséré dans cette équation, équation du désir = 0, ça signifie qu’il est supporté, qu’il est désigné par l’équation qui le produit comme ce à quoi elle aboutit.

Or, le fait qu’il soit désigné, qu’il soit supporté, c’est proprement la transformation déjà de ce 0 en 1. Le 0, quand on lui met des accolades, ça devient du 1. Or, c’est précisément la tâche de l’interprétation que de rendre sensible, dans ce 0, le 1 dont il est porteur, le 1 dont en tant que le 0 se manifeste, en tant qu’il est désigné, c’est alors qu’il se produit à partir du 1. Et on peut comprendre comment il se fait que l’interprétation soit comme un wagon rajouté à une équation déjà donnée, c’est que précisément, le rêve lui-même c’est le terme ultime de la série ; c’est par exemple le 1. Mais quand on est dans le 1, le 1 porte tout entier, il est focalisé sur ce 0 qu’il inscrit, et s’il fait lui-même 1, c ’est pour autre chose, c’est-à-dire pour la venue de quelque chose d’autre qui arrive dans l’interprétation ; ce qui se donne comme résistance à l’interprétation du rêve dans une analyse, cette espèce d’ ennui à parler d’un rêve, comme si c’était déjà pas mal tel quel, comme si tel quel c’était bien, et comme s’il ne faut rien y rajouter, ça a à voir avec la barre résistante à la signification qui est censée séparer le signifiant du signifié.

A se laisser garder, dans la mesure où il est question d’interprétation, par Pierce plutôt (s’il y a une opposition entre eux) que par Saussure, il faut bien se souvenir que le signifié dont on parle, ce n’est pas autre chose que du signifiant, mais dans une série, au sens où précisément il y a des fonctions dans cette série, des rôles qui s’échangent, et qu’on peut dire qu’effectivement il y a un rôle de signifié par rapport à un rôle de signifiant ; mais le signifié, c’est un signifiant plongé dans l’interprétation au sens de Pierce, et qui se trouve en quelque sorte écrasé, minimisé, amoindri, singularisé dans le surgissement d’un autre signifiant, surgissement d’un autre qui permet, par cette confrontation qui est la même qu’on voit ici, de comprendre qu’on a affaire à des unités d’un autre ensemble, à des éléments d’un ensemble plus large. Et cet écrasement a lieu sans que ce qui fait trou entre les deux, dans le surgissement de ce nouveau signifiant entre les deux signifiants, soit à proprement parler produit, mais c’est dans la répétition de ce phénomène, dans son caractère infini qu’est donné quelque chose comme la limite de l’interprétation ; et la limite de l’interprétation ou de la signification pour Pierce, c’est la béance du potentiel, c’est-à-dire quelque chose qu’il faut mettre en rapport avec le sujet et, quitte à le mettre en rapport avec quelque chose, on peut également voir s’il est en liaison avec ce qu’ on appelle l’ensemble de tous les ensembles. Parce que l’ensemble de tous les ensembles peut-être précisément c’ est ce potentiel infiniment silencieux dont parle Pierce et qui se trouve au début et à la fin de toute série. Dire qu’il n’existe pas, c’est aussi bien dire qu’il existe comme limite de toute inscription, et aussi bien comme grain de sable dans la machinerie de toute équation qui veut s’égaler à zéro, car dans le temps de cet « égal à 0 » le zéro se produit comme ce terme, et dès lors il peut être confronté à quelque chose d’ autre qu’on prendrait dans l’équation qui lui a donné naissance, et qui le singulariserait dans un autre ensemble plus général où il figurait à titre d’un élément.

Si je dis cela, c’est parce que j’ai entendu, il n ’y a pas longtemps, un analyste déclarer que la plupart du temps, les futurs analysants viennent le voir pour un entretien préliminaire dès lors qu’il s’est passé quelque chose c’est-à-dire dès lors qu’un grain de sable, un petit quelque chose de rien du tout est venu enrayer, est venu rendre insupportable une économie jusque là très bien supportée. Or ce grain de sable, ce n’est pas autre chose que ce 1 dont j’ai parlé, c’est-à-dire qu’il se constitue de la prise en compte globale de cette équation, de cette économie très satisfaisante dans leur extrême singularité qui n’est pas rien, c ’est-à-dire en opposition à quelque chose d’autre, quelque chose qu’on peut éventuellement prendre au dedans de cette équation, et singulariser c’est-à-dire poser comme actuellement en face de l’équation toute entière.

Il suffit qu’un seul trait de l’équation soit produit isolément pour qu’il brise l’équilibre de l’équation elle-même qui était un équilibre de repli sur soi-même et pour qu’il fonctionne comme grain de sable. Il suffit d’un léger glissement (je ne peux pas ici citer d ’exemples et c’est dommage car cela paraît extrêmement bien) d’un changement de niveau tout à fait dérisoire, c’est-à-dire d’un transport, d’un transport de ce qui se donne comme équation dans quelque chose d’autre, où il y a d’autres éléments qui sont en jeu pour que cette équation satisfaite d’elle-même, cet ensemble fermé, devienne tout d’un coup autre chose, c’est-à-dire pour qu’on se rende compte qu’il peut aussi bien fonctionner comme un élément d’un autre ensemble, comme partie d’un autre ensemble qui peut précisément être l’ensemble de ses parties comme ici on le voit, c’est-à-dire comme un élément d’un ensemble où le tout de l’équation précédente figure à côté de n’importe quoi, à côté de n’importe quel trait et au même titre que l’ensemble vide par exemple.

Il n’est pas de tout qui ne puisse être ravalé, être éclaté au rang de singularité élémentaire dans quelque chose qui se donne comme un ensemble plus grand, c’est-à-dire l’ensemble de ses parties. Et cette singularité, dès lors qu’elle se donne, précisément dans un instant de flottement, appelle aussi bien l’écrasement, le nivellement dans un nouvel ensemble, qui lui garantit, à elle, cette nouvelle singularité, une place en propre, une fonction, quelque chose comme un emploi.

Le passage d’un ensemble à l’ensemble de ses parties, c’est donc la débandade de tout. Mais cette débandade prend des formes singulières, dès lors qu’elle n’a lieu, qu’il ne se produit d’éparpillement que pour reformer un nouveau tout, que pour se récraser immédiatement dans un nouveau tout, c’est-à-dire pour que ce qui s’éparpille se reconsolide, mais de manière qui ne revient pas au point de départ mais suivant une progression, se consolide dans autre chose qui cette fois forme un ensemble compact.

Peut-être en définitive la victoire va à l’éparpillement en ce sens que si l’impossibilité de la répétition peut se répéter, l’impossibilité de la totalisation ne peut pas, elle, se totaliser, puisque si l’on prend l’ensemble de tous ces tout dont la totalisation est rompue par leur fractionnement dans l’ensemble de leurs parties, si véritablement cet ensemble se constitue de tous ces tout comme de ses parties, alors il subit le même destin, c’est-à-dire que lui-même peut se fractionner, ce qui implique que jamais tous ces tout ne pourront se totaliser, sinon ce serait autre chose que l’ensemble de ses parties, autre chose que ce que l’on connaît d’une totalisation ou d’un écrasement possibles.

On voit que les ruptures d’ensembles ça conduit à la constitution de nouveaux ensembles, à l’écrasement, et ces nouveaux ensembles tendent, eux aussi, vers la rupture, ce qui permet de dire qu’en définitive – et je n’insisterai pas là-dessus quoique ce soit important – tout est une question de rythmes. À un niveau tant soit peu général, il n’est de système que de rupture, et je regrette aussi de ne pas pouvoir m’étaler un peu là-dessus, mais ce fut une des erreurs du linguicisme contemporain de postuler quelque chose comme une régulation intra-systématique dans un ensemble, sans la poser fonction de quelque chose qui participe à un ordre, fonction d’une limite exclue.

Jacques Lacan – Fonction d’une ?

François Récanati – Fonction d’une limite exclue.

Quelque chose comme l’interprétation de Pierce a été perçu en linguistique comme seulement une partie de ce que pour Pierce est l’interprétation, c’est-à-dire la possibilité par exemple dans un système de passer d’un signifiant à un autre, alors que ce sur quoi cette opération élémentaire fait fond, c’est sur un travail sémiotique plus essentiel – je ne fais que le mentionner – qui est précisément, pour un même signifiant ou pour un même ensemble de signifiants, le passage d’un système à un autre de type différent. Il y a là quelque chose comme la torsion, l’écrasement du signifiant et au demeurant il suffit de regarder le rêve pour s’apercevoir de ce que ça peut signifier ; c’est-à-dire que la surdétermination doit se comprendre non pas seulement comme surdétermination sémantique dans un système, mais plus proprement comme surdétermination sémiotique, comme possibilité d’un passage pour un même signifiant d’un système à un autre, comme écrasement du signifiant.

La remarque d’un tel processus, liée à quelque chose d’autre qui est intéressant que je vais dire, on la trouve chez Bacon qui, à partir de ses réflexions sur le langage, a fondé un procédé de cryptographie.

Ce procédé consiste à passer d’une lettre intérieure à une lettre extérieure et à faire le trajet dans les deux sens, c’est-à-dire à sauter une frontière que ce passage met en relief. Je ne vais pas insister sur ce en quoi il y a changement de système chez Bacon, mais j’en donne l’exemple pour voir quelque chose qui est proprement ce qui déjà insistait dans cet exemple ici, quelque chose qu’on retrouve à tous les carrefours, qui est nommément quelque chose comme l’omission des parenthèses, et qui permet justement le passage de la frontière, quelque chose qui a rapport avec la possibilité d’une substitution de deux termes, c’est-à-dire que, dans la substitution de deux termes, tout est fonction des parenthèses ; et si je me suis permis d’ignorer les parenthèses ou de changer la place des parenthèses ou des accolades, à ce moment là tout est possible. C’est d’ailleurs ce que reprochait Frege à Leibniz, ce qu’il lui reprochait d’avoir fait ; et c’est ce qu’on retrouve chez Bacon dans son procédé cryptographique dont je vous donne l’exemple.

A chaque lettre de l’alphabet (latin en l’occurrence c ’est-à-dire de 24 lettres) on fait correspondre un groupe de cinq lettres. Et ce groupe est formé uniquement de a et de b, selon une des 32 combinaisons possibles. C’est là le premier temps : c’est une interprétation simple.

Dans le deuxième temps, c’est le message qu’on va transformer par le biais de cette transposition ; le message qui est uniquement en a et en b va être retransformé en alphabet latin selon une autre interprétation, selon une autre loi de transformation.

Jacques Lacan –…  ?

François Récanati – La première opération est donc celle-ci. Maintenant, le phénomène essentiel du changement de système, quoique je ne pointe pas que ce soit précisément un changement de système, mais ce qui fait qu’il y a interprétation, c’est qu’une fois qu’on a un message formé uniquement en a et en b par la transcription à partir de chacune des lettres dans ce tableau, on va retranscrire dans l’alphabet originel latin, en prenant non pas chaque groupe de 5 a ou de 5 b, parce que ce serait proprement réeffectuer ce découpage qu’il s’agit de masquer ; on va prendre chaque a et chaque b séparément, et chaque a et chaque b, comme ce sont les deux seules lettres dont est formé le message moyen, le message frontière, il pourra correspondre à chacun un nombre énorme de lettres de l’alphabet latin. Si on prend un alphabet latin compliqué de majuscules et d’italiques, chaque lettre apparaissant en majuscule et majuscule italique, minuscule et minuscule italique, on aura 4 fois 24 lettres, et le a et le b auront chacun la moitié de ces lettres comme traduction possible. C’est-à-dire que la seule chose qui va compter, ce sera l ’ordre des lettres du message, dans la mesure où le décodeur sait qu’il faut couper le message en portions de 5.

Par exemple, on se donne une série ordonnée de manière très simple de a et de b, dans l’ordre, et on fait correspondre ensuite l’alphabet à chaque a et à chaque b, ce qui fait qu’à chaque fois qu’on aura un a, on pourra mettre ce qu’on voudra qui lui correspond, et à chaque fois qu’on aura un b, ce sera la même chose. L’essentiel, ce sera la position des italiques et l’ordre général des lettres.

Ce qui s’est passé entre les deux, c’est justement qu’on a fait tomber ces parenthèses qui regroupaient les groupes de 5. On les a fait tomber, et c’est là l’essentiel. Cela dit, je regrette de n’avoir pas le temps de développer ce point.

Ce qui permet la rupture et l’éclatement dont j’ai parlé, c’est donc la structure ouverte de l’ordination ; c’est d’ailleurs ce fait que le terme, l’agent de la série – c’est ce que je disais au début – est absent de la série qu’il agence, c’est-à-dire qu’il n’y sera présent qu’un coup d’après. De cela, de cette absence naît la possibilité du décalage qui est la réobjectivation de la série toute entière.

Il est très sensible dans un récit de cas que le grain de sable dont nous avons parlé, s’il manifeste un changement de niveau, c’est que ce qui était proprement l’agent totalisant de le formation précédente, c’est-à-dire ce qui était les dernières parenthèses, en quelque sorte, de la formation précédant le grain de sable, cela devient un élément, cela est compté dans la série pour un nouvel agent totalisant. C’est-à-dire qu’il est clair que le point de fuite ou le point de chute d’une formation en général, d’une formation inconsciente par exemple, ce point est absent de la formation au niveau du désigné au niveau de ce qu’elle désigne, de ce qu’elle manifeste et de ce qu’elle met en scène. C’est-à-dire qu’il s ’agit, à partir du désigné, de faire cette remontée, de mettre en évidence ces parenthèses, en quelque sorte, qui sont là mais qui sont absentes.

Qu’on prenne un seul exemple qui est celui de ce rêve, où alors vraiment ça va de soi, commenté par Freud à l’époque où il cherchait partout des réalisations de désir où justement il y a une patiente qui lui amène sur un plateau un rêve où il n’y a pas de désir apparent. On peut se casser la tête, on ne trouvera pas de désir, on ne trouvera pas d’ équation du désir, mais de réalisation de désir. Mais Freud, qui a très bien compris ce processus dit : « Justement, son désir, c’est qu’il n’y ait pas de désir dans le rêve, c’est-à-dire que j’ aie tort». Ce qui montre bien que ce qui, dans le rêve, est présent, c’est le zéro, le pas de désir, le pas d’équation etc.. Mais tout ce zéro, il est encerclé dans des parenthèses, il est inséré dans l’ensemble plus général, comme une partie de cet ensemble qui représente le désir dans sa généralité. C’est-à-dire qu’il est supporté par un désir, et le désir, en tant qu’il a là la fonction de support, il est absent du désigné. Et c’est à l’interprétation de faire surgir ce 1 qui était à l’état potentiel dans ce zéro.

Il y a quelque chose dans la rupture qui ne veut pas s’achever, ce que j ’ai appelé la méconnaissance et qui conduit aux écrasements successifs. Et l’écrasement, lui, ne peut pas s’achever ; il ne peut pas être complet. Mais ce vers quoi tend le processus, puisque déjà j’en ai un peu parlé, c’est l’écrasement. L’écrasement de tout ce qui peut se passer, c’est-à-dire de toutes les ruptures, un écrasement complet qui délimiterait et qui achèverait la totalité des ruptures possibles ; l’ensemble de tous les ensembles, c’est l’ensemble de tout ce qui peut produire, par rupture, un nouvel ensemble ; et s’il est dit que tout ensemble, par rupture, donne naissance à un nouvel ensemble, alors l’ensemble de tous les ensembles se définit comme un possible.

Or justement ce qui est impossible, c’est d’encercler une rupture, de la mettre en boîte ; car dès que d’une rupture se produit un nouvel ensemble, c’est pour repousser, pour décaler la rupture qui, du nouvel ensemble va faire encore un autre.

La rupture n’est jamais dans l’ensemble, même si l’ensemble ne tient que de vouloir encercler la rupture, et l’ensemble de tous les ensembles, celui qui engloberait la rupture, est impossible.

Après ces préliminaires, on peut dire que ce qui passe, puisque je reviens à mon point de départ qui était la question du « a est », entre un sujet et l’opération qui l’objective, le définit ou le limite dans la prédication, ça a partie liée avec la catégorie de ce qui se soutient soi-même.

Or, puisque ce qui soutient quelque chose n’est soutenu que par autre chose, on vient de le voir, la catégorie de ce qui se soutient soi-même, il semble que ce soit impossible. Mais si c’est impossible, cette impossibilité même peut avoir des effets sur la prédication, qui n’est autre qu’un encerclement supporté par ce qui veut être encerclé. Et ça va de soi à regarder que quelque chose supporte son prédicat mais que le prédicat en même temps va essayer d’encercler ça, de lier ce qui le supporte.

Ce qu’il y a de réel dans ces effets pourrait apparaître un peu n’importe où. Ç’aurait été sans doute plus attrayant de voir ce qui en apparaît par exemple dans l’œuvre de Proust, mais enfin j’ai pris la logique de Port-Royal parce que c’est précisément une théorie de la substance, une théorie de ce qui se soutient soi-même, et qu’une telle théorie ne peut fonctionner que, je pense, sur ce qu’on vient de voir, même si c’est afin de reproduire sans cesse une méconnaissance.

Ce qui m’a amené à la logique de Port-Royal, où on trouve un enchevêtrement de thèmes intéressants comme le signe, la prédication, la substance et l’être, c’est ce qui a été dit d’une section de prédicat caractérisant l’être, car dans la logique de Port-Royal, la prédication élémentaire « l’homme est » y est considérée comme la forme vide de toute prédication, comme si le prédicat était en l’occurrence « pas de prédicat », imprédicable.

Il y a dans la logique de Port-Royal une série d’objets qui se prédiquent justement de ne pas se prédiquer ; et cela participait à la fois de leurs préoccupations jansénistes d’une part et cartésiennes de l’autre.

Je développe un peu cette question du prédicat et de la substance pour montrer que si on pousse un peu à bout ces concepts qui se trouvent une théorie de la substance, on obtient quelque chose qui est à peu près ce que j’ai dit avant.

Un prédicat, c’est quelque chose dans l’ensemble qui est supporté par une chose, une substance, la substance étant ce qui se soutient soi-même.

La substance, c’est ce que l’on conçoit comme subsistant par soi-même et comme le sujet de tout ce que l’on y conçoit.

Le prédicat, c’est ce qui, étant conçu dans la chose et comme ne pouvant subsister sans elle, la détermine à être d’une certaine façon et la fait nommer telle.

Ce sont deux définitions qu’on trouve au début. Or, déjà à partir de là il y a quelque chose qui va rater, il va y avoir un point d’achoppement qui va être en quelque sorte produit par le langage courant.

Dans la logique, il est dit qu’un nom de substance, c’ est tout naturellement un substantif ou absolu, tandis qu’un nom de prédicat, c’est un adjectif ou connotatif. Le problème qui se pose, c’est qu’il y a des substantifs qui n’ont rien à voir avec les substances, apparemment, qui ne sont pas des choses, des substances comme la terre, le soleil, le feu, l’esprit, qui sont les exemples donnés de substances dans la logique de Port-Royal. C’est-à-dire qu’à part ces substantifs dont je viens de parler, il y a aussi les noms qui expriment des qualités connotatives, c’est-à-dire des noms qui participent de la prédication. Par exemple la rondeur.

Il est dit d’une part : « l’idée que j’ai de la rondeur me représente une manière d’être ou un mode que je ne conçois pouvoir subsister naturellement sans la substance dont il est mode». Et tout de suite après, il est dit : « Les noms qui signifient premièrement et directement les modes parce qu’en cela ils ont quelque rapport avec la substance, sont aussi appelés substantifs et absolus, comme dureté, chaleur, justice, prudence».

Autrement dit, c’est à partir d’un point de détail assez dérisoire qu’on peut concevoir – et ça se déroule dans la logique de Port-Royal – que ce qui a tout d’abord été mode, ou dans le discours prédicat, après avoir premièrement et directement été tel, il suffit d’un certain décalage pour que ça devienne à son tour de la substance, la substance étant ce qui se soutient soi-même.

Or, ce décalage, il va falloir essayer de le cerner, et vous allez voir que ça a rapport avec l’ensemble des parties d’un ensemble. C’est le passage par exemple dans le discours d’ un prédicat « rond » au substantif « rondeur». Or participent de la rondeur tous les objets qui peuvent être prédiqués ronds. C’est-à-dire que la rondeur, pour employer une autre expression, c’est l’extension du prédicat « rond». Et l’extension du prédicat, ce n’est pas un prédicat, c’est une substance. Ce qui fait qu’à partir d’une extension de prédicat, on obtient une substance – et je vais creuser cette affaire – vous voyez bien qu’une substance comme terre, soleil etc. c’est-à-dire une collection de prédicats, c’est un objet à quoi se rapportent une multiplicité de prédications possibles ; tandis qu’une extension de prédicat, c’est proprement un prédicat qui se soutient de pouvoir être référé à une série d’objets possibles qui sont dès lors dans la position de prédiqués de prédicat – ce qui fait qu’à partir d’une extension de prédicat, on obtient une substance, ça a quelque chose à voir avec l’ensemble des parties d’un ensemble, et nommément il est dit dans la logique de Port-Royal que l’abstraction, c’est ce qui consiste à considérer les parties indépendamment du tout dont elles sont partie ; et il est dit que c’est ainsi qu’on peut concevoir l’attribut, c’est-à-dire le prédicat, indépendamment de la substance singulière qui le supporte actuellement.

On part d’un ensemble, une chose comme ensemble de prédicats, à qui appartiennent, mais inessentiellement donc ces prédicats ; on sépare les parties, les prédicats, de la chose, et à partir de là, de manière en quelque sorte magique, on peut considérer une nouvelle substance qui est ce par quoi les prédicats singuliers peuvent avoir rapport à l’unité, indépendamment de toute relation actuelle à une substance singulière.

Il y a donc un processus qui, à partir du morcellement d’une unité, conduit à une autre unité.

Il faut comprendre que ce qui se donne au début comme substance, c’est-à-dire comme l’objet à quoi peuvent se rapporter une série de prédicats possibles, c’est la même chose que le premier a du « a est » ; c’est quelque chose de potentiel, c ’est-à-dire que ça se donne comme le support de tout ce qui peut arriver comme prédication, support potentiel, c’est-à-dire qu’il fonctionne au niveau du tout, au niveau du n’importe quoi ; mais dès que quelque chose est donné, dès qu’il existe du prédicat, le support potentiel part en fumée, c’est-à-dire que dès qu’une parole actuelle est donnée, le support cesse d’être sujet ; il est rapporté à son prédicat actuel, comme si lui-même n’était qu’un objet pertinent pour ce prédicat, ce prédicat s’érigeant en extension de prédicat, c’est-à-dire en valeur intrinsèque. Et c’est le prédicat qui devient support, substance dans l’extension, c’est-à-dire qu’il y a une inversion des rôles.

L’extension de prédicat, c’est un ensemble d’objets rapportés à un prédicat ; les objets prédiquent le prédicat. Alors que dans la substance potentielle, c’étaient tous les prédicats possibles qui étaient rapportés à l’objet.

Or, ce qui passe entre ces deux types de substance, collection potentielle de prédicats et extension de prédicats, c’est de l’ordre de ce qu’on a vu à propos des ordinaux. (J’aimerais bien que cela apparaisse tout seul).

La substance potentielle, c’est un ensemble de prédicats ; et l’extension de prédicat, c’est un ensemble d’objets. On fait sortir de la substance potentielle un prédicat qu’elle contient, qu’elle est supposée contenir. Et on met la substance et ce prédicat actuel en rapport, l’un en face de l’autre, dans un nouvel ensemble comme là on a mis en rapport le 3 comme enfermement de parties qu’on retrouve juste à côté de lui-même, tout ça dans un même ensemble.

Ce prédicat actuel dans un nouvel ensemble, mis à côté de la substance potentielle, c’est-à-dire la désignation de la désignation qui s’effectuait dans la première mise ensemble, c’est-à-dire dans la première substance, c’est ça qui donne l’extension de prédicat.

Maintenant, si les prédicats abstraits de la substance première, ça arrive à faire de l’Un quand même, c’est grâce à la singularité de ce qui s’érige en première substance, de ce qui prend le relais, c’est-à-dire l’extension de prédicat. Si on repousse encore un peu la différence qui fonde l’Un, on peut très bien s’interroger, à considérer les extensions indépendamment des prédicats : qu’est-ce qui soutient l’extension ? C’est-à-dire que, si l’extension est l’interprétant qui soutient les prédicats dans leur rapport actuel de substance potentielle, qu’est-ce qui soutient les extensions, quel est leur interprétant, dans leur rapport à ce rapport lui-même ?

On voit que, dans la mesure où, dans le passage de la collection potentielle de prédicats à l’extension de prédicat, il y a une inversion des rôles. D’un point de vue formel, les deux substances, c’est la même chose, c’est qu’il y a quelque chose qui supporte et quelque chose qui est supporté, même si dans un cas c’est le contraire que dans l’autre. Mais si l’on ajoute à cela la dimension proprement historique ou ordinale, celle que j’ai essayé de pointer au début, on obtient que, dans la constitution d’un ensemble, il y a quelque chose comme la substantification d’un prédicat et qui est corrélatif de la prédication d’une substance. Et ça, c ’est exactement ce que nous avons reconnu comme rupture-écrasement dans l’inter-prétation.

Or, il est possible que le jeu de la collection – ou on peut dire compréhension – et de l’extension dans la logique de Port-Royal, ça recouvre la dialectique de la rupture et de l’écrasement. Et si c’est le cas, c’est bien évidemment dans un sens très particulier qu’il va falloir entendre cette propriété de la substance de se supporter soi-même. Parce que cette autonomie de la substance, dès lors, elle est toute relative, c’est-à-dire qu’elle tient dans le rapport dyadique qui l’oppose à ce qui la prédique, à son prédicat, c’est-à-dire que l’un supporte et l’autre est supporté mais si de la substance se prédique et du prédicat se substantifie, ça signifie qu’il faut envisager une relation triadique où s’établit quelque chose comme une réciprocité décalée, une réciprocité discordante.

Si du prédicat devient substance pour supporter dans l’extension des objets qui, le coup d’avant, supportaient dans la collection, des prédicats, ce manège peut aussi bien continuer encore un peu, de telle sorte que l’extension à son tour soit supportée par quelque chose donc dont elle ne soit que le prédicat. La relation substance – prédicat se présente comme celle du multiple singulier, je l’ai dit, et c’est la même chose dans un sens et dans l’autre. Après la collection et l’extension, il peut y avoir quelque chose de l’ordre d’ une collection d’extensions, c’est-à-dire un ensemble dont les éléments soient précisément ces nouvelles substances que sont les extensions, mais désubstantifiées, prises comme prédicats d’une substance supérieure qui les supporte.

Or, c’est proprement la catégorie des ensembles suprêmes, parce que dans la logique de Port-Royal, tout a une fin, et là on touche à quelque chose qui a à voir avec l’Être.

L’extension de prédicat comme substance, c’est ce qui fait tenir ensemble un sujet et un prédicat dans une relation actuelle ; c’est-à-dire que si, dans la relation dyadique, le sujet supporte le prédicat, dans la relation triadique, c’est l’extension de prédicat qui supporte la relation dyadique. L’extension comme substance a donc la fonction de l’interprétant, je l’ai déjà dit.

Alors quel est le nouvel interprétant – je répète cette question – qui supporte la relation dyadique entre la première relation dyadique et l’extension comme interprétant ? Si tant est que le terme ultime d’une relation sérielle la représente toute entière moins lui-même – et vous avez sans doute remarqué qu’on n’arrête pas de travailler dans cette hypothèse – alors, de même que l’ensemble des relations objet-prédicat c’est-à-dire l’extension, tient lieu de et interprète ces relations, ce sera l’ensemble de toutes les extensions qui sera l’interprétant de l’extension. C’est-à-dire que si l’on répète le processus, l’extension substantialisée du prédicat va se désubstantialiser et être rapportée comme prédicat à ce qui supporte toute extension, l’Être. L’Être, c’est la seule chose qui est dite se supporter véritablement soi-même, c’est-à-dire qu’il n’est le prédicat de rien. Une fois l’Être produit comme terme de la série, on peut revenir, on peut régresser jusqu’à des substances telles que l’étendue, la pensée, et les fonder. C’est y compris à partir de l’Être qu’on va peut-être saisir de manière plus aiguë ce que représente la prédication, car on a vu que, de proche en proche, c’est finalement sur l’Être que s’appuie la relation prédicative.

De l’Être, dans la logique de Port-Royal, il est dit qu’il fait partie de ces choses qui ne peuvent en aucun cas se prédiquer pour la raison évidente que, s’il est prédicable, ce prédicat qu’on lui donnerait, si on le substantifie, il sera quelque chose de plus vaste que l’Être, et l’Être sera lui-même rapporté comme prédicat à cette substance nouvelle qui sera l’extension de ce prédicat. Or, l’Être ne peut pas être un prédicat donc l’Être n’a pas de prédicat.

Je cite la logique à propos de l’Être et de la pensée : « Il ne faut pas nous demander que nous expliquions ces termes parce qu’ils sont du nombre de ceux qui sont si bien entendus par tout le monde qu’on les obscurcirait en voulant les expliquer». C’est généralement ce qu’on dit dès qu’il est question de choses comme ça. Parler de l’Être, c’est le réduire à du moindre être, de même que parler de la pensée, puisque si la pensée est l’ensemble de tout ce que l’on peut penser et de tout ce que l’on peut en dire, elle est forcément quelque chose en plus que tout ce qu’on pourra en dire, en même temps, de ce fait que l’Être ne saurait être prédiqué et de cet autre que l’Être est le support de toute prédication, il y a quelque chose comme une disjonction entre cet Être qui ne supporte rien parce qu’il ne peut être séparé de rien, et ce tout qui ne peut se concevoir que supporté par l’Être. Mais ceci n’est disjonction qu’à considérer dans un premier temps l’Être d’une part et les prédicats de l’autre ; on va voir que cette conception est fausse. Et si l’Être est proprement ce rien dans le discours, il est l’ensemble de tout le discours, c’est-à-dire ce qui échappe au discours, ce qui le constitue.

Ce qui échappe au discours, c’est le discours lui-même, de ce point de vue là, puisqu’il n’y a de discours comme mise ensemble, comme écrasement, qu’afin de rattraper ce qui précisément lui échappe.

Ainsi l’Être, il faudra certainement le situer aussi bien au début du discours, dans le non radical, qu’à la fin dans l’encore.

Or, la différence que nous avons isolée entre la substance potentielle comme possibilité d’une prédication, et toute prédication actuelle qui ravale la substance au rang de prédicat devenu substance, cette différence nous permet de comprendre ce qu’est l’être.

Ce n’est pas rien qu’un ensemble comme totalité fermée, par exemple le 3 que vous voyez au tableau, soit différent de l’ensemble de ce qu’on peut recenser comme parties de cet ensemble. La substance comme support, collection de prédicats, comprend de façon potentielle la série des prédicats qui lui appartiennent, mais indépendamment d’aucune actualisation du prédicat, car dès qu’on actualise un prédicat, dès qu’il existe un prédicat, au contraire, c’est de l’expulsion hors de la substance d’un prédicat qu’il s’agit ; c’est une rupture, la rupture qui par démembrement, met en rapport la substance avec tout ce qu ’elle supporte.

C’est ici qu’est le nœud de l’affaire, car s’il y a une différence entre d’une part la mise en rapport sur le mode prédicatif actuel de la substance avec les prédicats qui la définissent, et d’autre par la substance elle-même en tant qu’elle est supposée n’être rien d’autre que son rapport aux prédicats, le fait de les supporter, alors il faudra conclure que la substance, c’est autre chose qu’un support de prédicat, autre chose que ce à quoi se rapportent les prédicats.

Néanmoins, il n’y a pas autre chose dans la substance que des prédicats ensemble, et ça, c’est dit. Et pourtant, si on met en rapport la substance, comme ensemble de prédicats, avec ces prédicats dont elle est l’ensemble, on se trouve en face non pas d’une simple redondance mais proprement d’une différence ; et ce qu’il y a de plus dans la substance, ce qui fait cette différence, le fait que les prédicats soient ensemble, ce n’est pas seulement une simple détermination supplémentaire des prédicats, car il est dit dans la Logique que la substance toute entière tient dans cette différence entre le fait pour les prédicats d’être ensemble ou de ne pas l’être. C’est-à-dire que si l’ on supprime la possibilité de cette différence, il ne peut plus y avoir de substance, c’est-à-dire qu’il reste un niveau de prédicats, univers indifférencié, ce que Pierce appelle l’univers du peut-être, qui est aussi bien le néant absolu, dans la mesure où il est dit dans la Logique que sans la substance, les prédicats ne tiennent pas, ils ne sont plus rien. La substance est ce qui fait tenir quelque chose, ce qui permet des relations, c’est-à-dire ce qui est en plus quand les prédicats sont ensemble.

Or, en même temps, nous n’avons cessé de constater que ce « plus » tient à ce qu’un ensemble de prédicats devient un terme singulier, fait du Un, et que ce terme singulier ne fait pas partie de ce dont il est l’ensemble au moment où il désigne ce dont il est l’ensemble.

Ainsi la substance, c’est ce qui, quand un ensemble est donné, le constitue et lui manque, cela dans le même temps. Autrement dit, ce qui manque dans un ensemble, c’est ce qui le constitue : la substance.

Maintenant, si on regarde ce qui manque explicitement dans la logique de Port-Royal – parce qu’il est dit qu’il y a quelque chose qui manque – on s’apercevra malheureusement ou non que ce n’est pas la substance, justement. Ce qui manque, c’est de l’ensemble ; ce qui, quand il n’y a pas autre chose que ce qui manque, est équivalent à rien. C’est une définition comme une autre. Et il est dit dans la logique que si, de ce tout formé de la substance et des prédicats, on enlève la substance, alors il ne reste rien, pour ceci que les prédicats et les attributs n’existent que parce qu’il y a de la substance.

Là, on est véritablement embarqué dans un couloir logique dont on ne peut pas sortir, une série de propositions qui nous entraînent. La substance n’est autre que les prédicats plus quelque chose. Ce « plus » se définit comme manquant. Et les prédicats sont ce qui seul n’est rien mais qui se produit quand de la substance est donnée ; c’est-à-dire : les prédicats ne sont rien sans quelque chose, la substance, qui n’est autre que l’addition à ces prédicats supposés contradictoirement déjà donnés, de ce qui de toute façon, dans la somme, fera défaut.

La substance supporte les prédicats, mais aussi d’une certaine manière les prédicats supportent la substance, comme ce rien encore dont par substantification va naître la singularité d’une différence. Les prédicats ne sont que du zéro. La substance est ce qui s’ajoute à zéro pour faire un, mais dans ce Un constitué, il n’y a que les prédicats, c’est-à-dire le zéro, qui apparaisse, car ce qui fait Un, justement, dans l’inscription du zéro, c’est absent de ce qu’inscrit le Un, c’est-à-dire du contenu, du désigné du Un, c’est-à-dire le zéro.

Ces contradictions donc, que j’ai relevées par ces quelques formules, semblent pouvoir se réordonner à partir de la réintroduction du point de vue ordinal qui a précédé au début de cette prise en vue de la logique de Port-Royal, c’est-à-dire l’opposition entre la collection et l’extension. Ça se comprend comme ça. La substance supporte le prédicat qui, défini, porte sur la substance.

Maintenant on va prendre toutes les propositions contradictoires une par une et n’en accepter qu’une à la fois, c’est la meilleure solution. Après, tout va marcher.

La substance étant ce qui manque, le prédicat est un effet de manque, ce qui porte sur un manque, l’enrobage du manque. Mais d’autre part, le prédicat n’est rien sans la substance, et il est impossible de différencier la substance du prédicat actuel comme manifestation de la substance manquante.

Cependant, puisqu’il est dit que le prédicat n’est rien sans la substance, et puisqu’il est dit qu’il n’y a pas de substance qu’elle manque, alors comme il y a du prédicat, on est forcé de déduire que le prédicat, c’est la substance. Puisque sans la substance, il n’y a pas de substance, le prédicat, ça devrait n’être rien, or ça donne du Un, ce qui implique que ce Un du prédicat, c’est non pas le prédicat mais à proprement parler la substance.

Or, ça ne se comprend qu’à partir de ce point de vue ordinal qui est la question de la substantification du prédicat.

Le prédicat qui n’est censé être rien sans la substance, s’il se manifeste comme quelque chose, ce quelque chose comme autre que le rien du prédicat est forcément la substance ; c’est-à-dire que dans l’extension du prédicat, le prédicat est substantifié, c’est-à-dire que le prédicat dans l’extension va tenir lieu de substance de façon ponctuelle, pour quelque chose qui va tenir lieu de prédicat, c’est-à-dire les objets de l’extension. Et, en même temps, maintenant il y a de la substance, il y a de la substance, or elle est supposée manquer, en même temps, dès que la seconde classe de prédicats est produite, l’opération se répète, et ce qui dans le premier temps a tenu lieu de la substance, va manquer comme substance, puisque, par l’opération que j’ai pointée, ça va s’appliquer comme prédicat au nouveau terme qui apparaît comme une substance provisoire. Et ceci à l’infini c’est-à-dire que, dès qu’une substance est donnée, elle s’inscrit en s’actualisant par les prédicats qui s’y appliquent, mais dès que les prédicats s’actualisent, la substance se rapporte à ces prédicats qui acquièrent une valeur substantielle qui est l’extension, c’est-à-dire qu’il est impossible à la substance d’être à la fois donnée et inscrite dans le même temps.

La substance peut donc très bien se définir comme ce qui manque et comme ce qui fait l’ensemble. D’une part un prédicat s’appuie sur le premier prédicat tenant lieu de substance, pour le définir, pour l’identifier, pour le prédiquer. Et d’autre part le premier prédicat-substance rapporté en cette relation au second qui acquiert une extension, il disparaît en tant que substance, pour ne devenir qu’un élément dans l’extension du prédicat second et lui conférer le relais de cette fonction de substance. La substance est une fonction que celui-ci transmettra à un troisième prédicat etc..

On voit que la première substance, celle qui est supposée être au début, la substance potentielle, est tout à fait mythique. Ce qui compte, c’est ce jeu de relais, c’est la relation actuelle de prédication qui, rendue possible par la substance potentielle, l’inscrit et la transforme en terme, en prédicat dans un rapport, étant entendu que le terme ultime du rapport joue à son tour le rôle de substance, c’est-à-dire manque dans le rapport et ne s’inscrit qu’à devenir autre chose que de la substance, c’est-à-dire du prédicat.

Les substances successives sont donc la série des incarnations transitoires de ce qui manque et qui soutient toute pseudo-substance comme enrobage du manque.

L’être, c’est bien ce qui supporte tout discours en tant que le discours, c’est ce qui se produit sur le bord du trou qu’il constitue. L’Être est donc à la fois ce qui est avant le discours, qui porte le discours, et qui est après, la fin de tout discours, son point de convergence, sa limite.

Dans la logique de Port-Royal, je voudrais situer les choses, ce n’est pas une telle théorie du discours qu’on peut trouver, c’est le contraire. Mais, dans la mesure où c’ est le contraire, il y a quelque chose comme cette théorie qui insiste au sein même de ce discours qui est tenu, alors que le projet initial de Port-Royal, c’était de construire un métalangage et que c’est dit nommément, c’est au contraire que quelque chose insiste dans Port-Royal, malgré Port-Royal, c’est-à-dire cela prend ses effets à partir de ceci que dès lors que l’Être est présenté comme ce qui ne peut pas être prédiqué, comme ensemble de tout ce qui peut être attribué, cette imprédication de l’être est présentée dans une formule déjà éloquente ; il est dit : « L’Être est imprédicable », or justement « imprédicable », c’est peut-être là ce premier prédicat qui, dans cet essai de signifier l’impossible, ne fait que le répéter par le fait d’exposer sa propre vacuité et qui, par là, trace d’un seul coup la limite de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas.

En ce sens, le possible, le potentiel, c’est ce qui est impossible à effectuer ; c’est ce qui ne peut pas se donner sans se transformer et changer de fonction ; tandis que l’impossible, c’ est la seule chose qui peut se réaliser, en laissant ouverte ce qui fonde cette impossibilité, c’est-à-dire cette béance, car le type de réalisation de l’impossible laisse béante l’impossibilité, ceci par exemple qu’est la prédication de l’imprédicable.

Je termine sur quelque chose qui nous amènerait un peu plus loin, mais je n’ ai pas envie de conclure, c’est-à-dire de boucler ce discours qui n’était qu’un préliminaire : le langage, c’est ce qui représente l’Être pour la parole, c’est-à-dire que la parole est dans la position de l’interprétant, entre l’arbre et l’écorce, de même que le fini, c’est ce qui se tisse entre deux infinis.

Applaudissements

Jacques Lacan – Je conclurai avec ces mots : avec le temps, ça sort !

 

Notes

34 Il s’agit d’Amsterdam.

35 SUBLIME, adj. et n. m. est emprunté savamment (v. 1400) au latin classique sublimis» suspendu en l’air »,» haut, élevé », au figuré» élevé, grand », spécialement en rhétorique ; en latin médiéval, le mot passe dans le vocabulaire des alchimistes au sens d’«élevé par la chaleur à la décantation de ses parties volatiles». L’adjectif est formé de sub-, marquant le mouvement de bas en haut, et de limis ou limus adj.» oblique» en parlant de l’œil et du regard, mot sans étymologie claire. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, Tome 2, p. 2031.

36 Intervention de François Récanati le 14 juin 1972, publiée sous le titre : « Intervention au séminaire du docteur Lacan », Scilicet 4, Paris, Seuil, Le champ freudien, 1973, pp. 55 à 73.

37 La logique de Port-Royal est aussi le titre d’un ouvrage : A. Arnauld, P. Nicole, la logique ou l’art de penser, Paris, Gallimard (collection TEL, n° 211), 1992.

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 13 - Julio 2001
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