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De quoi suis-je fait ? Les réponses nont pas manqué, depuis la nuit des temps, à commencer par celle-ci : dune glaise, divinement façonnée. Datomes, disait-on ailleurs. Ou, pour aller encore dans dautres contrées, dillusions. Mais une réponse aujourdhui domine les esprits, tout au moins en Occident : je suis fait de deux substances, lune, létendue, lautre pensante ; autrement dit de corps et dâme. Oui, il se pourrait que lâme nait plus tant bonne presse. Ce nest pas grave, appelons-la « psychisme », le tour sera joué, rejoué, et le dualisme sauvé. Quest-ce donc, quelle est cette force qui paraît rendre le dualisme si insubmersible (cf. lactuel succès de tout ce qui est « psy », au point quil faille, dit-on, le réglementer) ?
Il y a une cinquantaine dannées cependant, en France, quelques-uns se réunirent pour entendre un exposé qui mais osera-t-on aujourdhui le croire ? se voulait « scientifique ». Quoi de plus banal ? Pas si banal toutefois, car le monsieur qui exposait, lair de rien, ou presque, avait fait sienne ma matérialiste question, la vôtre peut-être aussi cher lecteur, mais surtout y répondit dune manière complètement inédite. Il fut écouté, applaudi sans doute, questionné, et même contesté, mais pas trop durement. Ce monsieur, un docteur ayant franchi la cinquantaine, prétendit ce jour-là (8 juillet 1953) que chacun nétait pas binaire, ou bivalent, mais fait en trois, que chacun était un composé de trois de trois quoi, au fait ? Il ne savait alors pas bien le dire, il parla de « registres », mais, surtout, il avait un nom pour chacun de ces trois.
Des années auparavant, il était allé batifoler du côté de léthologie (celle de lépoque, bien naïve certes) et sétait aperçu que le comportement animal, dans certaines circonstances, était réglé par des images, que ces images informaient (au sens de « mettaient en forme ») ce comportement. Comme ce gamin de quatre ans que, dans les années soixante-dix, jobservai taper pour première fois dans un ballon rond sur une pelouse : il ne sy prenait pas comme moi vingt ans plus tôt, à la sauvage, à la va-comme-je-te-pousse, avec ma boîte de conserve, mais, dans ses gestes, imitait les champions vus à la télévision, quitte à manquer le ballon (pas comme moi), mais peu importait, puisque lessentiel était là : il était dans lécran. Ne sommes-nous pas aussi des animaux ? Léthologie intéressait dautant plus le conférencier quil avait observé, étant non seulement docteur mais aussi psychiatre, chez certains, avec lesquels il conversait à bâtons rompus à lhôpital Sainte-Anne, que dun défaut dimage, dimage de soi, résultait une fort sérieuse catastrophe. Et donc, ce jour-là, 8 juillet 1953, il donna un nom à ce premier des trois registres quil avait étudié, il lappelalimaginaire. Ce nétait pas celui de Sartre, mais nentrons pas dans les détails.
De lui, je ne vous ai pas encore tout dit. En plus dêtre médecin, psychiatre, éthologue amateur, il était psychanalyste. Nul nest parfait. Et, à ce titre, avait remarqué quelque chose qui était tellement là, depuis ce demi-siècle durant lequel sétait pratiquée la psychanalyse, que plus personne ne le voyait. Il sétait dit, et lavait fait savoir autour de lui, eh bien, quen psychanalyse le patient tenez-vous bien parlait. Incroyable, non ? Il avait bien raison, le patient de parler, il lavait même obtenu de haute lutte, de pouvoir parler (à vrai dire, cétait plutôt des patientes qui sétaient bagarrées pour quenfin leur médecin se taise, sabstienne de savoir). Il avait raison car son symptôme était fait de ça, de mots, de mots condensés, compressés jusquà être rendus quasi indistincts. Et voici donc que, ce jour-là, ce 8 juillet 1953, ce psychanalyste donna à cela un nom, il lappela le symbolique. Ce nétait pas celui de Lévi-Strauss, mais nentrons pas dans les détails.
En outre, ce 8 juillet 1953 (je répète, car cette date est historique), il affubla ces deux, limaginaire et le symbolique dun troisième, quil appela le réel. Et là, ce nétait pas très clair doù ça lui venait. Peut-être des deux premiers, qui ne pouvaient pas tenir seuls ensemble. Si parler levait effectivement le symptôme, comme on le constatait, ce fait méritait bien dêtre situé sur un certain registre, cela était réel, aussi réel que lavait été le symptôme. Ce réel, cétait aussi ce qui faisait que quelquun avait de létoffe ou pas, cétait, plus largement, ces points, chez chacun, sur lesquels la psychanalyse navait aucune prise.
Et voici donc Jacques Lacan car cétait lui en possession de son ternaire, de sa trinité, dont il attendait quelle intervienne comme une thériaque susceptible de guérir la psychanalyse dun certain nombre de maladies qui en réduisaient lefficience et laspect socialement subversif. Ou bien faut-il mieux dire quil était désormais possédé par son ternaire ? Pendant trente années ce ternaire allait loccuper, dabord en supportant un propos qui, par la grâce de ce ternaire, pouvait bien se présenter comme un enseignement, ensuite en devenant lobjet même, éminemment problématique, de ce propos. Mesure-on la portée de lévénement, de cette fin discrètement proclamée du dualisme cartésien ? Je ne suis plus corps et âme, je suis fait dimages, de mots et dirréductibles achoppements. Oui, on peut mesurer la portée de lévénement à seulement prendre acte quil aura fallu attendre cinquante ans pour que la conférence de ce 8 juillet 1953 soit enfin publiée. Cinquante ans ! Sagissait-il dun brûlot ? Serait-il moins dangereux aujourdhui quil y a un demi-siècle ?
Limportance dun ouvrage ne se mesure pas à son épaisseur. Et pour celui-ci, aujourdhui monté par Jacques-Alain Miller, « monté » au sens cinématographique du terme, lassemblage est particulièrement heureux. Nous est offert en effet, outre la susdite conférence inaugurale, lunique séance du séminaire Les noms du père, séminaire interrompu par Jacques Lacan, pour sêtre vu infliger ce à quoi lexposait son audace du 8 juillet 1953, à savoir sa déchéance comme psychanalyste didacticien. Sur ce montage, Jacques-Alain Miller sexplique. Il tient à une « mi-boutade, mi-sentence » de Lacan, épinglant, encore des années plus tard, ses trois comme étant les vrais noms-du-père. « Boutade » vient ici pertinemment calmer ce que de péniblement sentencieux pourrait comporter la sentence. Car la question se pose désormais : ces trois de 1953 donnent-ils pour finir une nouvelle vigueur aux noms-du-père ? Ou bien au contraire résorbent-ils les noms-du-père jusquau point que, de cette biscornue et éclatée paternité, lon puisse se passer ? Auquel cas oui, nous serions bel et bien faits de ces trois venus à lexistence en 1953 dans une minuscule réunion scientifique. Auquel cas il aura fallu un demi siècle pour que nous cessions dêtre des êtres binaires.
Jean Allouch
Dernier ouvrage paru : Ombre de ton chien, Paris, Epel, 2004 (traducción al castellano "La sombra de tu perro")