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L'inceste dans son rapport au désir.
Selon Pierre Legendre, l'interdit de l'inceste pose que le désir a un objet qui ne peut être qu'incestueux. Le désir résulterait ainsi d'une « construction dogmatique » ; articulé en termes juridiques et institutionnels, il serait dès l'origine indexé par la Loi 1. Interrogeons-nous sur le calcul implicite à ce montage. L'interdit vise à désenclaver le désir d'un champ limité aux satisfactions dispensées par la mère. Il pose « dogmatiquement » que la jouissance première, « abyssale », participe de la mère et que l'accès du désir à son objet doit répondre à une condition absolue : avoir (et non être) le phallus. Condition qui donne au désir incestueux -- « le vu originaire de l'enfant » dit Freud -- un caractère nécessairement prématuré : c'est un désir voué à l'impuissance, sevré de la jouissance de son moyen, un désir qui, faute de pouvoir se réaliser hic et nunc, doit remettre à plus tard sa réalisation. Du coup, le sujet ne peut supporter son désir qu'en limitant son accès au champ de la parole. Parce qu'elle trouve sa symbolisation dans l'interdit, la jouissance se rend en effet tributaire des consignes de la Loi. Elle ne peut en excéder le cadre sans annuler ce qui la fonde. D'où le caractère problématique de toute transgression. Tout passage à l'acte apparaît en effet comme une méprise, un crime contre la loi de la parole. La problématique de l'inceste se trouve ainsi au cur de la conception de la Loi dans sa relation fondatrice au désir. La Loi, « véhicule tout-terrain du désir », selon l'expression de Lacan, pose l'existence d'un rapport sexuel mythique, l'inceste, dont l'impossibilité conditionne la chaîne des interdits. Toutefois, qu'est-ce que l'inceste ? De quelle institution prend-il le masque ?
Lafemme, ou l'un-en-moins.Selon Benveniste, l'usage du terme *pater chez les Indo-Européens prouve qu'il devait exister, à une époque reculée, deux modes distincts de filiation : l'une s'appliquant aux "frères", c'est-à-dire « à ceux qui sont reliés par une parenté mystique et se considèrent comme les descendants d'un même père »2, l'autre correspondant à la parenté biologique basée sur la consanguinité (d'où la distinction, en grec, entre jrathr et adeljos). Tout porte à croire que ces deux conceptions -- l'une, « mystique », associée à la puissance créatrice du Nom-du-Père, l'autre, infiniment plus pragmatique, liée au système des classifications familiales -- ont coexisté durant un certain temps. Quels sont les facteurs qui ont déterminé leur convergence ? Pourquoi la parenté religieuse s'est-elle greffée sur la parenté effective (nécessairement double, mâle et femelle) au point de lui substituer un principe de filiation fondé sur le mythe de la fécondité paternelle ? Sans doute n'en saurons-nous jamais rien. Mais, à défaut d'en connaître la cause, nous pouvons en identifier les effets. Le plus manifeste, c'est la prédominance de la descendance patrilinéaire sur la descendance matrilinéaire. Le plus singulier, l'exclusion symbolique des femmes du cadre institutionnel de la société : « toutes les instances imaginaires de la cité, écrit Nicole Loraux, s'accordent à réduire tendanciellement la place faite à la femme dans la polis : la langue leur refuse un nom, les institutions la cantonnent dans la maternité, les représentations officielles lui retireraient volontiers jusqu'au titre de mère. »3
Peut-on hasarder une hypothèse ? Les rapports de parenté codifient la loi d'alliance et résultent du principe de réciprocité. Ils engagent les parents à respecter des règles contraignantes pour chacun, et ce sans exception. En revanche, l'ordre politique prévoit l'exception ; bien plus, il l'exige. Le tyran est par nature incestueux, il transgresse les lois qui veillent à l'équilibre familial des clans et assurent la permanence des « places légitimes » où s'inscrivent les générations successives. Le politique, c'est d'abord l'affirmation du droit du sol, la volonté d'appartenir à une terre au détriment éventuel de l'échange qui fait valoir l'hospitalité contre la propriété, le partage contre la domination. C'est la terre qui est la mère de ses premiers occupants, lesquels s'efforcent après-coup de légitimer leur existence civique ou nationale en se réclamant d'un "père" fondateur.
Le principe de réciprocité.
On sait que Lévi-Strauss commence par opposer deux domaines qui se font mutuellement frontière : la Nature et la Culture, l'immanence de l'instinct animal et la richesse des systèmes symboliques qui constituent les sociétés sur le mode de la règle. C'est « sur le terrain de la vie sexuelle, de préférence à tout autre, écrit-il, que le passage entre les deux ordres peut et doit nécessairement s'opérer. »4 Ainsi, là où la Nature abandonne la conjonction sexuelle au hasard de la rencontre et aux rapports de force entre les individus, la Culture organise, ordonne, structure la répartition des partenaires en fonction d'une règle qui « refuse de sanctionner l'inégalité naturelle de la distribution des sexes au sein des familles, et établit, sur le seul fondement possible, la liberté d'accès aux femmes du groupe, reconnue à tous les individus. Le fondement est, en somme, le suivant : que ni l'état de fraternité ni celui de paternité ne peuvent être invoqués pour revendiquer une épouse, mais que cette revendication vaut seulement au titre par lequel tous les hommes se trouvent égaux dans leur compétition pour toutes les femmes : celui de leurs relations respectives définies en terme de groupe, et non de famille. »5 Le couple Nature/ Culture devient donc le paradigme d'une série d'oppositions qui mettent en parallèle le hasard et l'ordre, l'inégalité naturelle et l'égalité sociale. Ce qui me semble décisif dans la position de Lévi-Strauss, c'est l'insistance avec laquelle il soutient le caractère profondément égalitaire du principe dont s'inspirent les règles d'alliance. Ce principe, appelé « principe de réciprocité », ne s'oppose pas seulement à la distribution aléatoire des sexes dans le monde naturel, mais encore à l'inégalité consubstantielle à toute forme de pouvoir.
Toute société compose avec une double tendance, centripète et centrifuge. Elle est divisée par le caractère antagoniste de ces tendances qui s'exercent l'une à l'encontre de l'autre, le principe de réciprocité (codifié par les règles d'alliance) débouchant sur l'extension généralisée de l'échange, le pouvoir s'efforçant par contre de contenir cette extension et de la limiter à un ensemble de groupes restreints, sévèrement hiérarchisés6. La tendance égalitaire du principe de réciprocité, en quelque sorte libertaire et an-archique, implique à la fois l'existence de groupes séparés (de « moitiés » dit Lévi-Strauss), et leur abolition potentielle dans la généralisation de l'alliance, tous devenant à terme parents, frères et surs. Le fait que « tous les hommes se trouvent égaux dans leur compétition pour toutes les femmes » est en principe -- mais seulement en principe ; nous verrons en effet que son application en limite l'extension en répartissant les termes de l'échange matrimonial, non plus sur un plan horizontal, mais sur un axe vertical, celui des générations -- est lourd d'un danger mortel pour la notion même de groupe, puisqu'un groupe ne peut se définir que relativement à un autre, avec ses particularités, ses signes propres, ses emblèmes. Or, l'échange des femmes pose nécessairement l'existence de groupes antagonistes, sans lesquels il n'y aurait pas de don ni de réciprocité possibles. Égalitaire dans son principe, an-archique dans son essence, universelle dans son application, l'exogamie (fondée sur la prohibition de l'inceste) dissout la pluralité des groupes dans la prolifération indéfinie de la parenté par alliance. D'où la nécessité, une fois posé le principe de réciprocité, d'en régulariser l'extension.
L'organisation dualiste.
« L'existence universelle de la prohibition de l'inceste, écrit Lévi-Strauss, équivaut à dire que, dans la société humaine, un homme ne peut obtenir une femme que d'un autre homme, qui la lui cède sous forme de fille ou de sur. »7 Si la prohibition de l'inceste ne fait qu'exprimer, sur un mode négatif, l'obligation positive de donner, de céder une femme avec laquelle un homme a un rapport de consanguinité, il apparaît que, pour Lévi-Strauss, la relation nucléaire dont part le mouvement de l'échange concerne le couple frère-sur. Un frère cède sa sur à un autre homme qui, en contrepartie, lui donne sa propre sur. L'échange aurait donc lieu de frère à frère, ou plutôt de fratrie à fratrie. Il s'effectuerait à l'intérieur d'une même classe d'âge, rendant du coup problématique le lien, la succession d'une génération à l'autre, tout se passant comme si, à chaque fois, pour les individus en âge de procréer, les mêmes gestes (donner, recevoir, rendre) devaient se répéter de manière aussi volontariste que mécanique.
Or, il n'en est rien. Si, dans sa généralité, son universalité, la prohibition de l'inceste n'est rien de moins que la « règle du jeu » qui applique à tous et à toutes l'axiome de réciprocité, l'exogamie limite l'échange à des « classes de bénéficiaires », à ce que Marcel Mauss appelait des « personnes morales », distinctes des individus qui ne peuvent avoir entre eux que des relations plus ou moins immédiates, confinées à la durée d'une existence humaine. « Ce ne sont pas des individus, écrivait Marcel Mauss, ce sont des collectivités qui s'obligent mutuellement, échangent et contractent ; les personnes présentes au contrat sont des personnes morales : clans, tribus, familles, qui s'affrontent et s'opposent soit en groupe se faisant face sur le terrain même, soit par l'intermédiaire de leurs chefs, soit de ces deux façons à la fois. »8 Sur le plan des échanges matrimoniaux, il convient d'ajouter, au nombre des personnes morales, les lignées représentées tantôt par l'oncle maternel, tantôt par le père.
L'un des moments clés de la démonstration de Lévi-Strauss concerne l'organisation dualiste, « système dans lequel les membres de la communauté -- tribu ou village -- sont répartis en deux divisions. »9 Même si ce type d'organisation n'est « qu'une modalité du principe de réciprocité »10, il n'en fournit pas moins le modèle d'une répartition du corps social en deux groupes antagonistes dont les membres se définissent en fonction de leur appartenance à l'une des moitiés à l'exclusion de l'autre, ce qui nous autorise à dire que le « sujet parlant » (l'expression même est de Lévi-Strauss) se trouve divisé en deux moitiés. C'est donc l'appartenance de l'individu à une moitié qui détermine la prohibition de l'inceste, celle-ci incorporant son objet « à un certain système de relations antithétiques, dont le rôle est de fonder des inclusions par des exclusions, et réciproquement. »11 Autrement dit, l'inceste, loin de reposer sur des critères biologiques, résulte de la position qu'un homme entretient vis-à-vis d'une femme : s'ils s'inscrivent l'un et l'autre dans la même moitié, ils sont dits frère et sur et ne peuvent devenir époux.
Cousins parallèles et cousins croisés.
La dimension symbolique de l'inceste apparaît avec une clarté singulière dans le système qui oppose les cousins parallèles aux cousins croisés, les premiers étant proscrits et les seconds permis. Dans ce système, sont définis comme "parents" : la sur de la mère et le frère du père, tandis que la catégorie des "beaux-parents" inclut la sur du père et le frère de la mère. Les cousins parallèles, tous enfants des "parents", sont appelés "frères" et "surs", alors que les cousins croisés, rejetons des "beaux-parents", forment la classe des "époux" où le conjoint du sujet doit être choisi. Ego est donc permis pour les uns et interdit pour les autres se-lon la classe à laquelle il appartient. De fait, l'an-tagonisme entre les deux moitiés signifie que le père et la mère ne peuvent faire partie de la même classe, donc que le frère ne peut épouser sa sur. Cette interdiction (ou plutôt cette impossi-bilité logique) pose d'emblée que le frère est l'oncle maternel des enfants de sa sur ; corrélativement, la sur du père est la tante en lignée paternelle des enfants de son frère. Les enfants respectifs de l'oncle maternel et de la tante du côté paternel (les cousins croisés) forment une classe matrimoniale d'époux et d'épouses poten-tiels pour tous ceux qui ne peuvent se ma-rier entre eux, à savoir les enfants de l'oncle pater-nel ainsi que ceux de la tante du côté maternel. Ceux-ci sont considérés comme faisant partie des "cousins parallèles".
On constate, sur base de cet exemple, que rien ne distingue, au niveau de la consanguinité, les cousins parallèles des cousins croisés. Et pourtant, l'union des uns est considérée comme incestueuse, tandis que le mariage des autres est permis, voire, dans certains cas, préférentiel. De même, les notions de "frère" et "sur" reposent autant sur l'appartenance des sexes à une même moitié que sur un lien de consanguinité.
Au regard des critères biologiques, ce système est d'une totale incongruité. En revanche, si l'on admet que la prohibition de l'inceste a pour fonction de scinder la société en deux moitiés contraintes d'échanger leurs femmes respectives à défaut de pouvoir se les procurer dans leur voisinage immédiat, la bizarrerie du procédé disparaît pour laisser place à une singulière efficacité. « Le principe de réciprocité explique, à la fois, écrit Lévi-Strauss, la distinction des oncles et des tantes, des cousins et des cousines, enfin des neveux et des nièces, en croisés et parallèles [ ] En fait, le principe de réciprocité agit simultanément aux trois étages ; considérons d'abord la génération précédant celle du sujet : dans la structure de réciprocité, le frère du père occupe la même position que le père (tous deux ont acquis des épouses et cédé des surs), et la sur de la mère occupe la même position que la mère (toutes deux ont été, ou sont susceptibles d'être, acquises comme épouses et cédées comme surs). Mais le frère de la mère occupe une position inverse de celle de la mère, car, quel que soit le système de filiation, l'un est celui qui cède ou acquiert, l'autre celle qui est acquise ou cédée ; et la relation est la même entre le père et la sur du père [ ] Le signe reste le même, qu'il soit un signe (+) ou un signe (--), quand on passe du père au frère du père ou de la mère à la sur de la mère, tandis que le signe change quand on passe de la mère à son frère ou du père à sa sur. Les premiers sont identifiables dans une terminologie fondée sur un système d'oppositions, tandis que les seconds doivent être distingués. »12
Autrement dit, la bipartition entre cousins parallèles et cousins croisés ne se justifie que si l'on applique la règle dans ces termes : le sujet reçoit une femme d'un donateur qui fait partie de la génération supérieure à la sienne (un père me cède sa fille) ; l'obligation de rendre ne restitue pas cette femme (ou une autre) au donateur, mais à l'un des membres de la génération qui le suit. C'est donc l'enfant qui constitue le paiement de la dette contractée par le donataire vis-à-vis de l'autre moitié, paiement acquitté à la personne morale d'un groupe et non à un individu déterminé. Ainsi, je reçois une femme à la seule condition de rendre une fille au groupe dont provient mon épouse : y (A) reçoit x (B) à condition de restituer sa fille x (A) au groupe B. Si l'échange a lieu effectivement entre membres des deux moitiés antagonistes, la rétribution de la chose donnée est différée d'une génération. Ainsi, la règle d'alliance ne met pas seulement en relation deux groupes distincts, elle assure le passage d'une génération à l'autre et vérifie, en la fondant rétroactivement, la relation de parenté. Le principe de réciprocité s'ajuste sur un autre principe, sans lequel l'échange des femmes se condamne à rester sur un plan horizontal, dépourvu de toute dimension temporelle : la réciprocité se fonde sur la filiation.
Logique ternaire des générations.
Il faut donc admettre que l'échange, tout en concernant des acteurs réels, hommes, femmes, parents et beaux-parents, engage plus profondément encore ces personnes morales que sont les groupes et leurs représentants. La conséquence, c'est que l'identification de la personne morale avec le donateur ne manque jamais de pervertir la fonction symbolique de l'échange, fonction qui consiste à maintenir le pacte d'alliance en assurant sa transmission de génération en génération. Identifier les personnes morales à des êtres qui donnent et reçoivent à titre individuel, c'est tout bonnement forclore la dimension véritable des "objets" mis en circulation. Ces "objets", qu'il s'agisse de présents, de femmes ou d'enfants, sont symboliques du pacte d'alliance conclu entre des groupes qui, sans la puissance coercitive du lien, disparaîtraient de la scène sociale.
D'autre part, ce n'est pas simplement à titre d'objet qu'un parent, père, mère ou frère, cède une femme qui deviendrait de ce fait la propriété du donataire ; loin d'être objet d'échange, la femme est ce que Lévi-Strauss, avec une rare pertinence, nomme un « signe d'altérité » ; c'est un signe qui représente un groupe pour un autre, qui divise la société (le sujet) en moitiés contraintes de communiquer entre elles. La femme reçue ne peut revenir au donateur, elle retourne à la communauté à laquelle celui-ci appartient.
« Les femmes parentes sont des femmes perdues, écrit Lévi-Strauss ; les femmes alliées sont des femmes gagnées. » La fonction du système de parenté est de créer un rapport tel entre parents de sexe opposé que ce rapport débouche sur l'obligation de céder une parente (fille ou sur), donc de la perdre -- ce qui, en retour, confère aux donateurs (aux parents) un droit, une créance sur les "épouses" de la moitié bénéficiaire. Inversement, le gain d'une femme implique sa restitution différée d'une génération, autrement dit la nécessité, pour le donataire, d'accéder au rang de parent. Ainsi me faut-il devenir le père d'une fille pour rendre l'équivalent de ce que j'ai reçu en devenant moi-même époux.
En somme, un père cède sa fille, non seulement parce qu'il est en dette vis-à-vis de la génération précédente de l'autre moitié dont provient son épouse, mais parce qu'il compte retrouver sa fille sous la forme d'un enfant qui reviendra, non à lui-même, mais à la moitié à laquelle il appartient. Échanger une femme, céder une femme, c'est mobiliser un cycle qui comprend : 1°) le paiement de la dette contractée par mes aînés vis-à-vis des aînés du groupe antagoniste ; 2°) l'anticipation d'un retour, d'une restitution à mon groupe, sous la forme d'une fille, de la femme que j'ai cédée à l'autre moitié. Loin de revêtir une forme binaire (A donne à B, qui rend à A), l'échange est ternaire. S'il a lieu entre deux moitiés distinctes, il ne faut pas moins de trois générations pour que la femme donnée revienne à son groupe d'origine, en quelque sorte métaphorisée par l'enfant né dans l'autre groupe.
La femme divise l'homme.
En reconnaissant que « le principe de réciprocité agit simultanément aux trois étages », Lévi-Strauss ne fait en somme qu'appliquer la découverte majeure de la sociologie telle que Marcel Mauss la formule dans Essai sur le don : la dynamique sociale repose essentiellement sur la triple obligation de donner, de recevoir, et de rendre. Le don appelle le lien, il crée le lien auquel le donataire est sommé de répondre sous peine de rompre le pacte et d'engager la guerre. Parce que donner, c'est demander en retour, le don d'une femme est demande d'une autre femme, soit pour moi-même, soit pour quelqu'un de ma parenté. D'où les malentendus auxquels on s'expose lorsqu'on parle des femmes en termes d'objets d'échange. Il n'y a pas d'objet d'échange parce que c'est toujours en tant que « signe de l'altérité » qu'une femme est donnée -- reçue -- rendue. Si c'est à l'Autre que je donne, c'est pour obtenir en retour le signe de son altérité, ce qui le symbolise comme Autre moitié. Je cherche à m'approprier son altérité en lui faisant offre de ce que j'ai, et que je ne peux faire valoir qu'en lui attribuant le sens d'un signe qui me représente comme Autre à ses yeux -- je fais donc offre de ce que je n'ai pas, de l'Autre comme tel.
Ainsi, le don est plus précisément une offre, la cession d'une altérité à laquelle je n'ai pas directement accès. Car cette sur (ou cette fille), que j'échange pour une femme de l'autre moitié, représente l'hétérogénéité de la moitié à laquelle j'appartiens, tout comme la division hommes/ femmes. Revenons sur cette affirmation de Lévi-Strauss que nous avons critiquée non sans quelque légèreté : la prohibition de l'inceste « refuse de sanctionner l'inégalité naturelle de la distribution des sexes au sein des familles, et établit, sur le seul fondement possible, la liberté d'accès aux femmes du groupe, reconnue à tous les individus. Le fondement est, en somme, le suivant : que ni l'état de fraternité ni celui de paternité ne peuvent être invoqués pour revendiquer une épouse, mais que cette revendication vaut seulement au titre par lequel tous les hommes se trouvent égaux dans leur compétition pour toutes les femmes : celui de leurs relations respectives définies en terme de groupe, et non de famille. »13 Il y a là une intuition profonde que nous gagnerions à développer. Oublions le caractère problématique de « l'inégalité naturelle de la distribution des sexes au sein des familles » pour ne considérer que l'altérité immanente à chaque groupe du fait de la différence des sexes. Toute collectivité se trouve scindée par une division naturelle qui lui pose problème dans la mesure où l'usage de la parole l'incite à voir dans l'espèce humaine deux genres distincts, qui n'ont entre eux d'autre rapport que dicté par les besoins de la procréation. Or, en pratiquant l'échange entre moitiés, les hommes -- admettons pour l'instant la thèse de Lévi-Strauss selon laquelle ce sont les hommes, et non les femmes, qui ont la responsabilité de l'échange 14 -- ont tout simplement substitué, à la division des sexes, une division entre deux moitiés constituées d'acteurs du même genre, deux groupes où les hommes communiquent entre eux par l'intermédiaire des femmes. En somme, le rapport entre les sexes est médiatisé par l'assujettissement des hommes à une règle, les femmes étant les supports, les « corps conducteurs » d'un lien de donneur à récepteur, d'une relation dont les grandes lignes sont données par le schéma de la communication. En conséquence, un homme n'a de rapport avec une femme que dans la mesure où son appartenance à l'autre moitié la lui fait apparaître comme « signe de l'altérité », non de l'Autre sexe, mais du groupe d'hommes auquel lui-même n'appartient pas.
« Pas plus que la moitié, la femme qui tient d'elle son état civil, n'a de caractère spécifique ou individuel -- ancêtre totémique, ou origine du sang qui coule dans ses veines -- qui la rende objectivement impropre au commerce avec les hommes portant le même nom. L'unique raison est qu'elle est même, alors qu'elle doit (et donc peut) devenir autre. Et sitôt devenue autre (par son attribution aux hommes de la moitié opposée), elle se trouve apte à jouer, vis-à-vis des hommes de sa moitié, le même rôle qui fut le sien auprès de leurs partenaires. »15 C'est parce qu'elle porte le même nom que les hommes de son groupe qu'une femme leur est interdite. Il suffit en quelque sorte qu'elle change de nom pour leur apparaître autre et devenir de ce fait une épouse potentielle. Affirmation à première vue paradoxale, qui se fonde néanmoins sur certaines coutumes observées par les indigènes du Sud de l'Australie : « Dans les fêtes de nourriture, les présents qui s'échangent peuvent être les mêmes ; dans la coutume de kopara, les femmes rendues en échange peuvent être les mêmes que celles qui furent primitivement offertes. »16 Et Lévi-Strauss de conclure : « Il ne faut, aux uns et aux autres », aux présents comme aux femmes échangées, « que le signe de l'altérité qui est la conséquence d'une certaine position dans une structure, et non d'un caractère inné. » Que les cadeaux et les femmes restitués par l'autre moitié puissent être les mêmes que ceux et celles qui leur furent donnés, signifie clairement que la valeur de l'objet d'échange réside en majeure partie dans sa réalité symbolique. C'est en tant que signe qu'il est offert, puis rendu, sa vertu résidant dans le fait qu'il représente la structure même de l'échange. Le donneur est signifié comme tel par le signe qu'il émet, il est signifié pour le récepteur qui reçoit du signe -- et du signe seul -- sa fonction de récepteur. C'est pourquoi le don implique nécessairement le retour du signe à l'envoyeur. Le signe a une structure de renvoi -- ainsi s'explique le principe de réciprocité. En renvoyant le signe au donneur, le donataire accuse réception, et les rôles s'échangent : le donneur reçoit et le récepteur donne. Tout donneur reçoit son signe sous une forme inversée. Le signe renvoyé peut donc être le même, puisqu'il change de sens lors de l'échange, du chiasme des positions. Ce n'est à vrai dire plus le même signe, c'est le signe d'une altérité réciproque, le signifiant de ce que chacun des partenaires est pour.
Loin d'être un simple « objet d'échange », la femme est donc un signifiant ; sa fonction est de représenter le sujet pour ses deux moitiés : sujet divisé, qui ne saurait se figer dans une stature identitaire. La triple obligation de donner, de recevoir et de rendre, fait de chaque homme simultanément un donneur et un donataire, un émetteur et un récepteur, en un mot, un sujet parlant. Pour qu'un homme du groupe A ait la qualité de donneur, il faut qu'il soit dans une relation telle avec la femme qu'il donne au groupe B qu'il ne peut que la céder. En somme, il faut entrer une fonction dans A telle qu'il est impossible aux éléments mâles de A de ne pas céder leurs femmes (leurs "surs") aux éléments mâles de B, et réciproquement. Ainsi, un "frère" est dans un tel rapport de parenté avec une "sur" qu'il ne peut que la céder, non à l'un de ses "frères", mais à un non-frère (pour qui cette sur aura statut d'épouse). Car s'il cédait sa fille ou sa sur à un membre de son clan, le principe de réciprocité entre moitiés (qui n'ont d'autre sens que de s'opposer) s'annulerait. Il faut donc poser un impossible, et cet impossible s'énonce sous forme d'interdit. La prohibition de l'inceste n'est pas arbitraire. Elle se fonde sur l'impossible, c'est-à-dire sur la structure, sur les lois de la parole. En effet, s'il m'était permis de céder ma fille à l'un de mes "frères", je ne serais plus sous la contrainte de la donner à un membre de l'Autre moitié. J'aurais toute liberté de ne pas échanger, je m'abolirais comme sujet de l'échange. C'est ce dont dipe témoigne lorsqu'il s'accuse d'avoir « ensemencé le champ d'où il est né » : « Ô noces, noces ! Vous m'avez semé. Et quand vous m'eûtes semé, C'est la même semence que vous avez fait lever, Et ce sont des pères, des frères, des enfants que vous avez montrés, Du sang apparenté, et des filles, des mères, des épouses, Tout ce qui peut naître de plus honteux parmi les hommes ! »17 La traduction (déjà citée) de Hölderlin fait apparaître l'impossibilité pour le père et le fils de féconder la même femme sans devenir les frères d'une même sur, les rejetons et les souches d'une "même semence". L'inceste entraîne la catastrophe des noms, des places et des générations, barrant aux fils et aux filles l'accès légitime à la parenté.
S'il est vrai que la femme est « signe de l'altérité » et qu'elle représente, en tant que "sur", l'appartenance d'un homme à un groupe de "frères", -- si la sur, interdite au frère, définit ce même frère selon une relation d'inclusion (classe des y Ì A) impliquant une relation d'exclusion (classe des y ËB), alors, on peut dire que la femme divise l'homme, puisqu'elle est le signifiant qui le représente comme A relativement à B. En d'autres termes, la femme le fait sujet. Il n'y a là aucune auto-détermination de l'homme par lui-même, mais assujettissement à une Loi (celle du lien, de l'alliance) dont les femmes sont les agents. Si Lévi-Strauss peut à bon droit écrire que les hommes s'échangent "leurs" femmes, on peut soutenir avec une égale vérité que les femmes représentent les hommes dans leur rapport au lien (à la Loi, c'est-à-dire à la parole). En somme, les femmes ne font pas qu'enfanter les hommes, elles les engendrent symboliquement.
L'altérité dont la femme est le signe concerne les deux moitiés du sujet "homme". Le rapport de tout homme à l'Autre sexe est ainsi médiatisé par le partage des mâles en "frères" et "époux", à laquelle correspond la catégorie des "surs" opposée à celle des "épouses". C'est l'homme qu'une femme représente, l'homme dans sa division, clivé en deux moitiés interprétées par les personnes morales que sont les familles, les lignées et les clans. Sans s'identifier formellement à la Loi, à la règle d'alliance fondée sur le principe de réciprocité, la femme n'en est pas moins ce qui tresse le lien entre les hommes et les générations. Son passage d'une moitié à l'autre (échange horizontal), de même que son retour à sa moitié d'origine sous la forme d'une fille (axe vertical de la succession) assure non seulement la réciprocité de l'échange d'un groupe à l'autre, mais encore la permanence, de génération en génération, de chacune des moitiés.
Père contre mère, masculin contre féminin, mort contre vie.
« D'une femme, dit Lacan, peut sortir un nombre indéfini d'êtres. S'il intervient là-de-dans des éléments masculins, ils joueront leur rôle de fécondation sans être autre chose, comme dans l'animalité, qu'un circuit latéral in-dispen-sable. Il y a engendrement des femmes par les femmes, avec l'aide d'avortés latéraux qui peu-vent servir à relancer le processus, mais ne le structu-rent pas. C'est uniquement à partir du moment où nous cherchons à inscrire la descen-dance en fonction des mâles, qu'intervient une novation dans la structure. C'est uniquement à partir du moment où nous parlons de descen-dance de mâle à mâle que s'introduit une cou-pure, qui est la différence des générations. L'introduction du signifiant du père introduit d'ores et déjà une ordination dans la lignée, la série des générations. »18
L'argument est spécieux. Car il suppose un état de nature où les femmes jouent un rôle dominant, voire exclusif. Dans un même ordre d'idées, Pierre Clastres écrit : « La propriété essentielle des femmes, qui définit intégralement leur être, c'est d'assurer la reproduction biologique et, au-delà, sociale de la communauté. »19 Réduit au rôle d'instrument, l'homme est censé n'intervenir que « latéralement ». Lacan semble reprendre l'hypothèse de Lévi-Strauss, qui, pour expliquer la structure du phénomène social, oppose la Nature à la Culture, le caractère désordonné, indéfini de l'animalité, aux régulations de la Loi. Toutefois, il se démarque de Lévi-Strauss de manière décisive ; là où celui-ci fonde le passage de la Nature à la Culture sur un principe (la réciprocité) codifié par une règle universelle (la prohibition de l'inceste), Lacan fait valoir, en termes de coupure, le tranchant d'un signifiant apparemment tombé du ciel : « L'introduction du signifiant du père introduit d'ores et déjà une ordination dans la lignée, la série des générations. »
Je pense avoir montré, en alignant prudemment mes pas sur ceux de Lévi-Strauss, que la femme est, non pas simple objet d'échange, mais « signe de l'altérité », et qu'elle représente l'une pour l'autre les deux moitiés d'un même "sujet" apparemment identifié aux mâles du clan : « le lien de réciprocité qui fonde le mariage n'est pas établi entre des hommes et des femmes, mais entre des hommes au moyen de femmes. »20 Certes, la question est de savoir si ce sujet divisé est bien un sujet sexué. Or, il n'en est rien. Car ce n'est pas en tant que mâle que l'homme se définit, mais en tant que frère, c'est-à-dire associé à une sur, de même qu'une femme s'inscrit dans le circuit de l'échange à titre de sur pour un frère, ce qui lui permet de prendre la valeur d'épouse pour tout homme qui ne serait pas son parent. Autrement dit, la relation de parenté surplombe le rapport sexuel au point d'en fixer rigoureusement les termes. Ceux-ci étant déterminés en fonction de leur appartenance à l'une ou l'autre moitié, la différence des sexes n'est qu'un moyen, assurément nécessaire mais non suffisant, pour mettre en relation, à travers les individus, des "personnes morales" que nous aurions tort de réduire aux seules entités "hommes" et "femmes".
Rappelons que, pour Lévi-Strauss, ce n'est pas le père qui est la clé de voûte de la structure, mais l'oncle maternel, véritable « atome de parenté » : « s'y trouvent présents les trois de types de relation familiales toujours donnés dans la société humaine, c'est-à-dire : une relation de consanguinité, une relation d'alliance, une relation de filiation ; autrement dit, une relation de germain à germaine, une relation d'époux à épouse, une relation de parent à enfant. »21 Nous avons vu que la succession des générations résulte du principe de réciprocité, c'est-à-dire de la triple obligation de donner, de recevoir et de restituer. Si l'on suit le raisonnement de Lévi-Strauss, le signifiant "père" n'est aucunement requis pour supporter l'« ordination dans la lignée. » S'agirait-il donc d'une erreur, d'un mécompte, ou d'une position théorique qui n'engagerait que Lacan ? Pour reprendre les termes de Freud, déciderait-il « que la paternité est plus importante que la maternité bien qu'elle ne se laisse pas prouver, comme cette dernière, par le témoignage des sens »22 ?
Poser le problème en ces termes, c'est raviver la querelle oiseuse qui oppose le régime patriarcal à la juridiction des mères, mais c'est aussi vouer les femmes à servir, en qualité de prolétaires, un pouvoir obsédé par le contrôle de la reproduction. « La féminité, c'est la maternité, écrit Pierre Clastres, d'abord comme fonction biologique, mais surtout comme maîtrise sociologique exercée sur la production des enfants : il dépend exclusivement des femmes qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas d'enfants. » 23 Autrement dit, les hommes, faute de pouvoir exercer la « maîtrise sociologique » du groupe en termes de vie, n'ont d'autre choix que de l'imposer en termes de mort : « Dès lors éclate, dans la société primitive, la différence entre homme et femme : comme guerrier, l'homme est être-pour-la mort ; comme mère, la femme y est être-pour-la vie. C'est leur rapport respectif à la vie et à la mort sociales et biologiques qui détermine les relations entre homme et femme. » Et Pierre Clastres de conclure : « Les mythes tentent de penser, en renversant l'ordre réel, le destin de la société comme destin masculin ; les rituels, mise en scène où les hommes jouent leur victoire, s'emploient à conjurer, à compenser la trop évidente vérité que ce destin est féminin. »24
L'oubli de l'oncle.
Comment sortir de cette impasse ? Nous est-elle imposée par les faits eux-mêmes, par « la supériorité irréversible des femmes sur les hommes »25, voire par un conflit ancestral entre deux puissances, l'une, positive, puisque naturellement enracinée dans les nécessités biologiques de l'espèce, l'autre, négative, dès lors qu'elle ne peut s'affirmer qu'à travers la destruction symbolique de l'autre ? En fait, la solution se trouve dans l'analyse que Lévi-Strauss fait du système dualiste. Nous avons vu que l'échange est plus complexe qu'il n'y paraît, puisqu'il implique le retour, au bout d'un cycle de trois générations, d'une femme donnée au départ. Ainsi, les filles qui se succèdent sont comme le fil qui tisse l'alliance entre moitiés antagonistes. C'est qu'il ne faut pas moins trois générations pour que le groupe A se faufile en B et réciproquement. C'est précisément cette logique ternaire qui rend suspecte la phrase de Lévi-Strauss : « le lien de réciprocité qui fonde le mariage n'est pas établi entre des hommes et des femmes, mais entre des hommes au moyen de femmes. »26 Encore faut-il savoir quels hommes, et préciser leur rôle ainsi que leur fonction.
Lévi-Strauss fait grand cas de l'oncle maternel : ce serait en lui que convergent « les trois de types de relation familiales toujours donnés dans la société humaine, c'est-à-dire : une relation de consanguinité, une relation d'alliance, une relation de filiation. »27 En lui conférant la dignité d'« atome de parenté », Lévi-Strauss sous-entend qu'il est possible d'en déduire l'ensemble de la structure. Or, c'est là méconnaître l'existence d'un autre « atome » tout indispensable au fonctionnement de la structure d'échange. Il s'agit du père. Enfin, c'est faire l'impasse sur le rôle de l'oncle utérin dans l'échange des femmes.
Contrairement à ce que Lévi-Strauss laisse entendre (notamment dans une phrase telle que : « un homme ne peut obtenir une femme que d'un autre homme, qui la lui cède sous forme de fille ou de sur »28), la fonction de l'oncle utérin n'est pas de céder sa sur à un autre homme, c'est-à-dire de substituer un lien de consanguinité à une relation d'alliance. Du moins pas à ce niveau. Qu'est-on en droit d'attendre de l'oncle maternel ? Et qui a ce droit ? Réponse : le neveu est en droit d'attendre du frère de sa mère qu'il lui trouve une femme qui ne soit pas de sa parenté -- qui ne soit ni sa mère, ni une sur. Autrement dit, non seulement l'oncle se charge de quérir une épouse pour son neveu, mais il intervient à ce titre en tant qu'agent séparateur entre le jeune homme et les femmes de sa famille. La phrase précitée -- « un homme ne peut obtenir une femme que d'un autre homme, qui la lui cède sous forme de fille ou de sur » -- prête à confusion parce qu'elle met sur le même plan des femmes, la sur et la fille, qui ne font pas partie de la même génération.
En clair, "surs" et "frères" définissent une classe d'individus qui, parce qu'ils sont prohibés entre eux, ne s'échangent qu'avec des non-frères et des non-surs, des "époux" et des "épouses". À aucun moment, ils ne sont acteurs dans le processus d'échange. Homme et femme partagent le même sort, l'un et l'autre sont « objets d'échange. » Il faut donc distinguer deux niveaux, ceux qui échangent et ceux qui sont échangés. Ceux qui sont échangés : un neveu d'une part, une fille de l'autre. Ceux qui échangent : l'oncle utérin du neveu et le père de la fille. En accédant au statut de parents, les premiers deviendront "échangeurs" de leur progéniture. Les seconds n'assument cette fonction que dans la mesure où ils été jadis échangés et dotés d'un conjoint, devenant du coup débiteurs d'une femme vis-à-vis de l'autre moitié.
Les deux fonctions, celles du père de la fille et de l'oncle utérin, si elles sont complémentaires, ne sont pas pour autant symétriques. L'oncle prend, gagne une femme pour son neveu, tandis que le père cède sa fille, c'est-à-dire la perd. Or, investir quelqu'un d'une obligation, c'est lui reconnaître le pouvoir de s'y soustraire. Tout devoir a sa contrepartie, qui n'est autre que la capacité d'en refuser la charge. Le père est celui qui, dans l'échange, a le pouvoir de dire non à la contrainte de céder celle qui, du coup, apparaît comme son objet, sa jouissance. Implicitement, le père est suspect d'inceste -- tandis que l'oncle pèche tout au plus par irresponsabilité, par négligence. Freud, au fond, ne dit pas autre chose lorsqu'il avance, dans Totem et tabou, l'hypothèse d'un père qui refuse de céder toutes ses filles, qui se les approprie de manière à bloquer toute redistribution des femmes dans la société. Lacan formalisera cette hypothèse en lui faisant correspondre le mathème : $ x : ØF x, "il existe un x qui fait objection à la fonction phallique".
Nous avons donc la réponse à la question que se posait Lacan : Lévi-Strauss , disait-il, « ne va pas plus loin qu'à nous indiquer pourquoi le père n'épouse pas la fille -- il faut que les filles soient échangées. Mais pourquoi le fils ne couche-t-il pas avec sa mère ? Là, quelque chose reste voilé. » 29 Je dirai quant à moi : non pas voilé mais refoulé, puisque l'oncle utérin, en attribuant le fils de sa sur à la fille d'un père, n'accomplit rien de particulièrement mystérieux. Ce qu'on feint d'oublier n'est rien de moins que la double nécessité de l'oncle et du père, nécessité qui atteste que les deux fonctions se complètent sans pour autant se recouvrir. Un neveu est échangé contre une fille par un oncle qui traite la négociation avec un père -- telle est la logique en vigueur dans les organisations dualistes. Contrairement à ce que prétend Lacan, « l'introduction du signifiant du père » est moins fondamentale qu'il n'y paraît lorsqu'il s'agit d'introduire « une ordination dans la lignée, la série des générations. »30
Notes
1 Pierre Legendre, L'inestimable objet de la transmission, Fayard, Paris 1985, pp. 75 et suiv.
2 Emile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 1, Editions de Minuit, Paris 1969, p. 213.
3 Nicoles Loraux, Les enfants d'Athéna, op. cit. p. 131.
4 Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, P. U. F. 1449, reprint Paris-Mouton & Co-La Haye 1967, p. 14.
5 Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. p. 48
6 Cf. le système des castes en Inde, magistralement analysé par Louis Dumont dans Homo Hierarchicus.
7 Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Librairie Plon, Paris 1958, p. 56.
8 Marcel Mauss, Essai sur le don, in Sociologie et Anthropologie, P. U. F. "Quadrige", Paris 1999, pp. 150-151.
9 Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. p. 80.
10 Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. p. 97.
11 Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. p. 133.
12 Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. p. 167.
13 Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. p. 48
14 Il importe, écrit Lévi-Strauss, de ne pas « méconnaître le fait fondamental que ce sont les hommes qui échangent les femmes, et non le contraire. » Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. p. 134.
15 Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. p. 133.
16 Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, reprend des observations de Malinowski allant dans le même sens.
17 Hölderlin, dipe de Sophocle, traduction de l'allemand de Philippe Lacoue-Labarthe, Paris, Bourgois 1998, vv 1429-1434, p. 189.
18 Lacan, Les psychoses, séminaire Livre III, séance du 4 juillet 1956, Éditions du Seuil, Paris 1981, pp. 359-360,
19 Pierre Clastres, "Malheur du guerrier sauvage", in Recherches d'anthropologie politique, Seuil, Paris 1980, p. 241. Je souligne.
20 Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. p. 135.
21 Lévi-Strauss, "Langage et parenté", in Anthropologie structurale, Plon, Paris 1958, pp. 56-57.
22 Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste, traduit par Conrnélius Heim, Gallimard, Paris 1986, p. 213 ; ainsi que Monique Schneider, Généalogie du masculin, Aubier, Paris 2000, p. 18.
23 Pierre Clastres, "Malheur du guerrier sauvage", in Recherches d'anthropologie politique, Seuil, Paris 1980, p. 241. Je souligne.
24 Pierre Clastres, op. cit. , ibidem.
25 Pierre Clastres, op. cit. , ibidem.
26 Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. p. 135.
27 Lévi-Strauss, "Langage et parenté", in Anthropologie structurale, Plon, Paris 1958, pp. 56-57.
28 Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Librairie Plon, Paris 1958, p. 56.
29 Lacan, L'éthique de la psychanalyse, Séminaire Livre VII, Paris, Seuil 1986, p. 329.
30 Lacan, Les psychoses, séminaire Livre III, séance du 4 juillet 1956, Éditions du Seuil, Paris 1981, pp. 359-360,