|
1. Mutation
Dans son livre Postmodernisme , Frederic Jameson analyse larchitecture dun hôtel de Los Angeles, The Westin Bonaventure, construit par larchitecte et promoteur John Portman. Il sagit dun « bâtiment populaire » que Jameson oppose aux uvres élitistes de la modernité créées par Le Corbusier. Le Bonaventure a trois entrées mais aucune na la place centrale dune porte cochère classique. Les entrées du Bonaventure sont situées de façon latérale et sont des « backdoor affairs » ; deux dentre elles se trouvent sur des jardins élevés qui vous introduisent directement au sixième étage des tours de cet hôtel. Une fois arrivé à ces étages, vous devez descendre pour trouver les ascenseurs et les escalators qui vous amènent à la réception. Il paraît quil est assez difficile de trouver dans cet hôtel les couloirs qui donnent accès aux chambres. Selon Jameson, Le Bonaventure est un espace total, qui ne veut pas faire partie de la ville mais plutôt être son équivalent, son substitut. Langliciste allemand Klaus Reichert, un éminent spécialiste de Joyce, ayant lu Jameson, compare cet hôtel à Finnegans Wake (FW) car on ny trouve plus les orientations massives de la modernité freudienne dichotomie entre le manifeste et le latent, entre le signifiant et le signifié. On pourrait y ajouter la cyclicité du texte sans début ni fin. Nous y reviendrons. Le Bonaventure livre à Jameson un exemple en faveur de sa thèse que nous sommes là en présence dune mutation de lespace construit, une mutation dont tient compte un certain nombre darchitectes, mais qui na pas tout de suite trouvé son équivalent du côté des sujets censés habiter cet espace. « Nous ne possédons pas les équipements perceptifs pour nous adapter à cet hyper-espace ( ) », écrit lauteur (p. 38). Peut-être, les travaux que Lacan a accompli sur Joyce dans les années 1975-1976, marquent-ils une mutation comparable au niveau de cet objet que doit incarner le psychanalyste. Cet objet se perd pour devenir quelque chose de comparable au « hyper-espace » dont parle Jameson, à savoir un « sinthome ». Dans une leçon de son séminaire « Le sinthome », Lacan répond à un auditeur : « Je pense queffectivement le psychanalyste ne peut se concevoir autrement que comme un symptôme. Ce nest pas la psychanalyse qui est un symptôme, cest le psychanalyste ». Beaucoup de psychanalystes ont mal supporté cette mutation pour la simple raison quils ne se sont pas vraiment posé la question de savoir ce que Lacan entendait par « sinthome ». Il faut lire Joyce pour saisir le sinthome dans toute sa portée. 2. Deux remarques sur la transmission : Au cours de ce séminaire, nous essayons de répondre à la question : comment la psychanalyse se transmet-elle ? Je dirai aujourdhui quelle se transmet en ne perdant jamais de vue ce qui ne va pas, à savoir le symptôme. Si elle cède sur son désir den savoir plus sur le symptôme, elle perd du terrain. Si elle ne lâche pas sa recherche dans ce domaine, elle assure sa transmission.. Jai en effet le soupçon que cest le propre du discours de lanalyste de partager avec les grandes variations musicales mais aussi avec Finnegans Wake, de dire toujours la même chose mais de façon nouvelle: « The seim anew » . Je voudrais, en un premier temps, donner un exemple dune transmission réussite entre le discours de Freud et celui de Mélanie Klein. Dans la dernière partie de « Deuil et mélancholie », Freud soulève la question dont les cliniciens ne nieront pas la pertinence de savoir pourquoi la libido du mélancolique narrive pas à se retirer de lobjet perdu. Réponse : La représentation inconsciente de lobjet est démultipliée ; elle est « représentée par dinnombrables impressions singulières (traces inconscientes de celle-ci) ». Cest comme-ci le sujet narrivait pas à rassembler ces « innombrables impressions singulières », comme sil manquait du signifiant qui les rassemblerait pour en faire une représentation. Du coup, le sujet narrive pas à se défaire de lobjet.
Freud donne encore une deuxième raison pour cette impossible séparation.
Là encore, le multiple fait ses ravages car, chez le mélancolique, la relation à lobjet nest pas simple mais compliquée par le conflit dambivalence : « Dans la mélancolie ( ) se noue autour de lobjet une multitude de combats singuliers dans lesquels haine et amour luttent lun contre lautre, la haine pour détacher la libido de lobjet, lamour pour maintenir cette position de la libido contre lassaut ». Ces combats singuliers, nous ne pouvons les situer dans un autre système que lIcs, le royaume des traces mnésiques de chose (par opposition aux investissements de mot) . » Regardons maintenant comment Mélanie Klein explique la dépression. Elle écrit dans « Contribution à létude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs » (1934) : « Chez les enfants comme chez les adultes souffrant de dépression, jai mis à jour la peur dabriter en eux des objets mourants ou morts (et en particulier les parents) et lidentification du moi à de tels objets ». Elle ajoute à la théorie freudienne de lambivalence une note sur la dangerosité de lamour, une note à laquelle Lacan aurait sans doute souscrite . Si le sujet, enfant ou adulte, craint dabriter un objet mourant ou déjà mort, cest parce que sa pulsion de destruction sétait emparée de cet objet, mais pas seulement elle ! Klein écrit : « Et ce nest pas seulement la violence de lincontrôlable haine du sujet qui met lobjet en péril, cest aussi la violence de son amour. Car, à ce stade de son développement, aimer un objet et le dévorer sont inséparables. « Le petit enfant qui croit, lorsque sa mère disparaît, lavoir mangée et détruite (que ce soit par amour ou par haine), est torturé dangoisse à son sujet, ainsi quau sujet de la bonne mère quil na plus pour lavoir absorbée » .( p.315). Selon Freud, si le mélancolique a tant de mal à abandonner lobjet perdu, cest parce que celui-ci a pour lui une grande importance, renforcée par mille liens ». Le sujet dépressif de Klein est plutôt « affligé par le désastre provoqué par son sadisme et en particulier son cannibalisme » (ibid ; p. 319). Mais Freud et Klein ne partagent pas seulement lobservation que le sadisme joue un rôle primordial dans la mélancolie. On trouve chez eux aussi un autre point commun bien quils lenvisagent sous deux angles différents. Selon chacun deux, lobjet du mélancolique dépasse, voire écrase le sujet parce quil a perdu ce que lon pourrait appeler avec Lacan « de lun ». Selon Freud trop de traces inconscientes des représentations celles-ci sont « innombrables » - de lobjet ligotent le sujet, le nouent à lobjet. Chez Klein, les objets aimés sont « dans un état de désagrégation totale », ils sont « en morceaux » (ibid., p. 319).
De cette « évidence » naît le désespoir, le remords et langoisse. Le sujet a peur « de ne pouvoir rassembler les morceaux de la bonne manière et à temps ; de ne pouvoir trier les bons morceaux et rejeter les mauvais ; de ne pouvoir ranimer lobjet une fois quil aura été reconstitué ; et aussi la peur dêtre gêné dans cette tâche par les mauvais objets et par sa propre haine, etc. ». Dans les deux théories, celle de Freud et celle de Klein, le sujet se voit engagé dans un travail sans fin et il y tombe en miettes. Il y a donc transmission entre Freud et Klein. Klein ne répète pas Freud, mais elle est parmi les rares analystes qui ont immédiatement reconnu la portée du sadisme. Elle adopte également lincorporation tout en lui donnant une dimension clinique. Lincorporation, plus souvent nommée introjection nest jamais anodine. Soit elle aboutit à un acte violent où le sujet dévore lobjet, soit elle intègre des objets dangereux. Aux traces mnésiques innombrables dont le sujet ne peut plus se défaire correspondent chez Klein les morceaux de lobjet désintégré que le sujet ne sait plus recomposer. La transmission entre Freud et Klein procède donc dune part par la fidélité au concept fondamental de la pulsion et dautre part par une série de déplacements qui ouvrent de nouvelles perspectives à la clinique. Mon deuxième exemple dune transmission joue entre Freud et un poète. Le poète allemand Durs Grünbein, né en 1962 à Dresde a publié lannée dernière un journal sous le titre La première année. Notes berlinoises où il oppose, le 25 mars 2000, Freud à Nietzsche. Ce poète a lu Nietzsche de telle sorte quil a pu se débarrasser de cette fascination que lauteur de Ainsi parlait Zarathoustra exerce sur dautres lecteurs moins avertis. Selon Grünbein, Nietzsche est resté romantique, à la différence de Baudelaire et de Flaubert mais aussi à la différence de médecins comme Broca ou Charcot qui auraient tous constitué une « école du document humain ». Nietzsche naurait pas réussi la percée vers le factum brutum, le fait brut, quil avait pourtant annoncé dans Ecce Homo. Il naurait trouvé dautre sortie de lécriture et de la rhétorique vers le réel que celle de la psychose.
Sa brillance aurait encore rajouté au semblant quil avait pourtant voulu combattre. Nietzsche resterait captif de la rhétorique, son écriture aurait seulement retardé le déclenchement de sa psychose. Et le poète fait ce bilan mélancolique : après Freud, tout ce que Nietzsche a essayé de penser se présente comme une science romantique ». Freud supplante Nietzsche en tirant les conséquences de sa visite à Charcot à Paris. Il réussit la percée vers le « fait brut » devant laquelle le philosophe sest arrêté malgré ses intentions de principe. Cest donc le réel découvert par Freud, élève de « lécole du document de lhomme », qui est ici cause de la transmission. Dans « Joyce, le symptôme », Lacan écrit : « linconscient cest un savoir en tant que parlé comme constituant de LOM ». 3. « Joyce que jai connu à vingt ans » Lacan a connu Joyce. Dans sa conférence, donnée le 16 juin 1975 à louverture du 5ème Symposium international James Joyce, il le fait savoir : « Il se trouve quà dix-sept ans, grâce au fait que je fréquentais chez Adrienne Monnier {qui tenait la librairie « Shakespeare & Compagnie » }, jai rencontré Joyce.
De même que jai assisté, quand javais vingt ans, à la première lecture de la traduction française qui était sortie dUlysse ». Dans un deuxième texte, écrit pour ce même Symposium, dans lequel il pastiche Finnegans Wake, il dit simplement avoir connu Joyce. Mais ce détail transmis de sa vie sinsère dans une réflexion serrée sur deux effets de Joyce, lun porte sur la littérature et lautre sur la psychanalyse. « Que Joyce ait joui décrire Finnegans Wake (désormais FW) ça se sent. Quil lait publié, je dois ça à ce quon ma lait fait remarquer, laisse perplexe, en ceci que ça laisse toute la littérature sur le flan. La réveiller, cest bien signer quil en voulait la fin ». Ce qui frappe ici dabord, cest une certaine ambivalence vis-à-vis de luvre ultime. Pourquoi Joyce a-t-il publié FW ? Cette question lui fut sans doute soufflée par quelquun dautre, un proche mais il la trouve pertinente. Transfert (négatif) sur ce produit de la folie, et peut-être même sur son auteur ?
Ce nest pas à exclure en ce qui concerne le livre dont Lacan ou un de ses élèves sétonnent que Joyce lait fait paraître. Dans la leçon I (18 novembre 1975) du séminaire (inédit) « Le sinthome », Lacan reprend à Philippe Sollers le signifiant lé-l-a-n-g-u-u-e-s, lélangues, pour caractériser FW, signifiant par lequel Sollers semble faire allusion au symptôme de lélation dans la manie. Et Lacan dénoncer : « Cest bien en effet ce à quoi ressemble sa dernière uvre, à savoir Finnegans Wake, qui est celle quil a si longtemps soutenue pour y attirer lattention générale ». Cette qualification de luvre - FW ressemble à quelque chose de lordre de la manie - et la question - pourquoi la-t-il publié ?- minspirent le terme de transfert. Un transfert sur cette uvre, on le trouve dailleurs aussi chez des joyciens non-analystes, déjà chez les contemporains de Joyce son frère Stanislaus, et Miss Weaver, qui pensaient tous les deux à peu près la même chose, à savoir que lauteur dUlysse était en train de gaspiller son talent. Des critiques plus proches de nous ne peuvent pas non plus sempêcher, soit de réduire la portée de cette uvre soit den décrire ses excès. Arno Schmidt affirme que Joyce y aurait, avant tout, réglé ses comptes à son frère Stanislaus.
Jacques Aubert parle, pour sa part du « monstrueux » de ce texte et Klaus Reichert mobilise les théoriciens du sublime Moses Mendelsohn, Emmanuel Kant, Edmund Burke pour parler des affects que FW peut susciter chez ses lecteurs. Burke utilise en effet le terme de awfullness (effroi) pour parler du sublime. FW pose à ses exégètes le problème de nêtre ni un livre à lire ni un livre-objet que lon met tranquillement dans sa bibliothèque parce quil est beau ou curieux. Ce nest plus un objet et jusquà aujourdhui personne ne sait pas vraiment ce que cest. Plus aucun critique ne rejette FW à cause de sa prétendue illisibilité. FW est une énigme et une énigme, il faut la déchiffrer pour la résoudre. Quel est leffet que Joyce a, selon Lacan, dans la littérature ? Jai affirmé que Lacan se tient dans une certaine ambivalence vis à vis de FW. À vrai dire, dans ses deux contributions au Symposium de 1975 Lacan témoigne de beaucoup de sympathie et dadmiration pour ce livre ! Il dit à ses auditeurs dans « Joyce le symptôme I (op. cit., 25) : « Lisez des pages de Finnegans Wake, sans chercher à comprendre ça se lit. Ca se lit, mais comme me le faisait remarquer quelquun de mon voisinage, cest parce quon sent présente la jouissance de celui qui a écrit ça . Vous voyez que même Lacan avait des voisins dangereux ! Au moins celui qui lui a fait poser cette question pourquoi Joyce a-t-il publié FW ?. Dautre part, le concept de jouissance arrive là un peu comme le phallus dans la théorie des années 50. La jouissance doit toujours tout expliquer. Je ne crois pas quil suffise de dire que FW se lit parce que Joyce a joui en lécrivant.
Linvitation à le lire est pourtant très juste et il est vrai que ça se lit même si Beckett dit par provocation exactement le contraire .
Poursuivons notre recensement des jugements de Lacan sur FW. On ne peut pas être daccord aujourdhui avec lidée que « Joyce a réservé (à cette uvre majeure et terminale) la fonction dêtre son escabeau ». (« Joyce le symptôme I », p. 26). Si « escabeau » fait allusion à la théorie du beau il faut bien dire que ce terme ne nous aide pas beaucoup car nous tenons avec Klaus Reichert que cette uvre devrait plutôt être abordé avec le concept du sublime . Par contre, Lacan a tout à fait raison quand il dit : « On navait jamais fait de la littérature comme ça ». (ibid.). Dans le texte qui est finalement devenu « Joyce le symptôme » (op. cit.), il réitère sa perplexité sur le fait que Joyce ait publié FW et son avis que Joyce ait joui en lécrivant et énonce maintenant leffet que cette uvre a exercé sur la littérature : « Quil lait publié, ( ), laisse perplexe, en ceci que ça laisse toute littérature sur le flan . La réveiller, cest bien signer quil en voulait sa fin ». On a limpression que Lacan apprécie cet assaut que Joyce aurait lancé contre les prétentions littéraires. 4. Rêve ou réveil ? Or, Joyce devient un vrai allié pour lui par leffet que Lacan lui suppose dans un domaine propre à lanalyse le rêve. Pour Lacan, Joyce ne signe pas seulement la fin des lettres mais aussi la fin du rêve : Joyce réveille ! « Il coupe le souffle du rêve, qui traînera bien un temps. Le temps quon saperçoive quil ne tient quà la fonction de la hâte en logique » (Autres écrits, p. 570). Il faudrait expliquer cette idée que le rêve « ne tient quà la fonction de la hâte en logique », fonction illustrée dans lapologue des prisonniers. À fin de comprendre cette réduction on peut à mon avis sadresser à la leçon V («Tuchè et automaton ») du Séminaire XI, p. 55-59 où Lacan parle de ces rêves qui surviennent « avant que je ne me réveille » (p. 56). Dailleurs, les vrais rêves dans FW ont lieu au moment de la levée du jour. Mais si vous voulez rester dans le cadre de La Science du rêve vous pouvez vous adresser aux longues excursions de Freud sur le caractère succinct de lénoncé du rêve et la prolifération des ses pensées. La relation personnelle que Lacan entretient avec Joyce se montre encore dans deux réflexions, la première portant sur le destin, la seconde sur le corps.
Les deux réflexions apportent du nouveau. Mais pour bien saisir le transfert de Lacan sur lécrivain irlandais, nous devons dabord passer par le seul endroit des Écrits où Lacan mentionne le nom de Joyce.
5. Joyce et les siens
Dans son « Séminaire sur La Lettre Volée », Lacan dénonce limbécillité des policiers qui cherchent partout la lettre que le ministre a dérobée à la reine sans se rendre compte que le ministre avait caché cette lettre à un endroit sur sa cheminée - où tout le monde aurait pu la voir. Poe écrit à propos du Préfet de la police : « Il na jamais cru probable ou possible que le ministre eût déposé sa lettre juste sous le nez du monde entier, comme pour mieux empêcher un individu quelconque de lapercevoir.
Il sagirait là dune imbécillité subjective, affirme Lacan. Le Préfet et sa police cherchent la lettre là où, eux, ils lauraient cachée, ils ne sont pas capables de se mettre à la place de cet homme intelligent quest le ministre, un poète à ses heures. Dupin, le détective, la découvrira à lendroit où le ministre la déposée : une lettre « fortement salie et chiffonnée ». Et lauteur précise : « la lettre avait été retournée comme un gant, repliée et recachetée ». Cette caractéristique de la lettre comme « fortement salie et chiffonnée » inspire à Lacan une allusion à Joyce : «Dans ce quils [les policiers]tournaient entre leurs doigts, que tenaient-ils dautre que ce qui ne répondait pas au signalement quils en avaient » ?. Et il poursuit : « A letter, a litter, une lettre, une ordure. On a équivoqué dans le cénacle de Joyce sur lhomophonie de ces deux mots en anglais ». Dans une note en bas de page, Lacan renvoie au premier ouvrage sur Finnegans Wake. Cest un recueil dessais et de textes qui défendent le work in progress. Il a été pour la premier fois publié en 1929 et cest Joyce lui même qui a demandé à un certain nombre de ses amis décrire les textes pour ce recueil critique paru sous un titre qui fait pastiche de son uvre : Our exagmination round his factifiction for incamination of work in progress. Le dernier texte, écrit par un nommé Vladimir Dixon pseudonyme de Joyce lui-même porte le titre « A Litter to Mr. James Joyce ». Cette litter est écrit à la manière du livre. Vous y trouvez des phrases comme « You must not stink I am attempting to ridicul (de sac !).. » Ou celle-ci : « I am writing you, dear mysterr Shames Voice, to let you no how bed I feeloxerab out it all » Dans son séminaire inédit « Le sinthome », leçon du 13 janvier 1976, Lacan donne à Stephen Dedalus, le héros du Portrait de lartiste en jeune homme et aussi dUlysse qui représente Joyce la fonction de déchiffrer sa propre énigme. « Il ne va pas loin parce quil croit à tous ses symptômes. Oui cest très frappant ». Lacan se moque un peu de ce que lon pourrait nommer la dimension messianique du symptôme de Joyce : « Mais enfin il croit à des choses. Il croit à la conscience incréée de sa race ». Là il fait allusion aux dernières phrases du Portrait : « Bienvenue, ô vie ! Je pars, pour la millionième fois, rencontrer la réalité de lexpérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée ma race ». Puis, la phrase finale également citée par Lacan : « Antique père, antique artisan, assiste-moi maintenant et à jamais ».. Ce signifiant dune race malheureuse insiste dans le chapitre V du Portrait : « Je suis un produit de cette race, de ce pays, de cette vie, dit-il ». (730). Ou : «Et sous le crépuscule plus dense, il sentait les pensées et les désirs de la race à laquelle il appartenait, voletant comme des chauve-souris par les sentes nocturnes » (765). La race à laquelle il appartient, il la rejette, mais il lui reconnaît aussi un potentiel, sinon il ne parlerait pas de sa « conscience incréée». Il se sent donc la mission de créer cette conscience. Cette mission appartient à son « sinthome ». Cest de cette mission auprès de sa race que vient leffet que Joyce a exercé sur son entourage, son « cénacle », comme dit Lacan, un cénacle auquel appartenaient des personnages aussi capables que Samuel Beckett et les autres auteurs du livre Our exagmination round his factification for incamination of work in progress. Cest loin dêtre un simple effet de fascination qui fonctionnerait sur le schéma de la psychologie des foules.
Joyce avait, au cours des années, rassemblé autour de lui des personnes aussi remarquables que Valery Larbaud, Frank Budgen, Stuart Gilbert, Eugen Jolas ou Paul Léon qui, risquant sa vie, a sauvé les Journaux de Joyce des mains de la Gestapo qui la finalement arrêté et fait déporter dans un camp de la mort. La qualité de ces intellectuels ne pouvait échapper à Lacan. Certains chercheurs maintiennent cette tradition à luniversité.
Lacan est le premier à reconnaître lexcellence de leurs études. Mais Joyce impulse encore aujourdhui un lien social inédit en ayant crée avec FW, non seulement un livre sans égal mais aussi un nouveau lecteur. Il parle, FW 120, 13 de « ce lecteur idéal souffrant dune insomnie idéale ».
Ce nest pas anodin que FW soit aussi un livre de réveil (wake). Le lecteur de FW ne peut pas sattendre à comprendre le sens des mots et des phrases dans ce livre, il doit constituer les transformations auxquelles lauteur a soumis les noms et les mots au niveau de la lettre. Plus encore ! Beaucoup de mots et au moins chaque phrase dans FW font allusion à toute une histoire, un épisode de la vie de lauteur ou un problème de son écriture . « There extand by now one thousand and one stories, all told of the same » Le lecteur insomniaque saisira vite pourquoi Joyce met en relation, FW, p. 4, le maçon Finnegan qui, ayant construit un mur, en tombe avec le constructeur Solness de Henrik Ibsen qui, à la fin de la pièce avec le même titre fait, lui aussi, une chute énigmatique et mortelle de la tour de la maison quil avait édifié lui-même. Mais ce lecteur aura beaucoup plus de mal à comprendre pourquoi Joyce écrit que le maçon irlandais recevait « des messies avant que les juges de Joshua nous aient gratifiés des Nombres ou quHelveticus ait commis sa deutéronomie ( ) ». Ou, prenons par exemple ces quelques phrases du chapitre I.7 qui porte sur Shem, the penman (Shem, le plumitif), frère jumeau et rival du dominant Shaun, the postman , dont une des identités serait le psychanalyste Ernest Jones (« que Joyce Shaunise, si je puis dire, le Jones en question », dit Lacan dans « Joyce le symptôme I », p. 24). Les deux jumeaux sont les fils de Humphrey Chimpden Earwicker et dAnna Livia Plurabelle. Tandis que HCE se prolonge littéralement dans Shaun, son frère Shem est lartiste, inapte pour la vie réelle ; pour Lacan cest «Shemptôme ». (« Joyce le symptôme I », op. cit., p. 24). Shem, tel Bloom, est aussi doué des identifications juives de lauteur à la page 171, il est désigné comme « that greekenhearted yude » (« ce juif au cur grec »).
Joyce a livré dune certaine façon quelques traits de lui-même dans ce chapitre où il met Shem sur la sellette. Ce chapitre se lit comme un réquisitoire sans complaisance que lauteur sadresse à lui-même et corrobore lobservation de Lacan que Joyce, à la différence de la plupart des hommes, nétait pas dans ladoration de sa propre personne . «Let me finish ! Just a little judas tonic, my ghem of all jokes, to make you to go green in the gazer. Do you hear what Iam seeing, hammet ? And remember that golden silence gives consent, Mr. Anklegazer ! Cease to be civil, learn to say nay ! Whisht ! » (FW, 193, 9-12) . Cest avec lhumour du surmoi freudien que Joyce tient son réquisitoire, peut-être pour parer aux attaques dun surmoi plus féroce. En tout cas, limpératif surmoïque pousse Shem dont le nom devient un objet métonymique (ghem of all jokes, {James Joyce}, donc « gemme de toutes les plaisanteries »), à se tonifier avec un peu de jouissance scopique : a little judas tonic. Le judas étant cette petite ouverture dans une porte ou dans un mur par laquelle on peut épier un(e) autre sans être vu. Grâce à Roland McHugh ), nous savons que le reste de la phrase est une allusion à Othello jealousy ; It is the green eyd monster. En français et en allemand, la jalousie et plus encore lenvie semblent être associées à la couleur jaune. La jalousie avait enfoncé Joyce en 1909 dans une de ses crises les plus profondes. Un de ses anciens camarades, un nommé Cosgrave, lui a raconté quil avait couché avec Nora en été 1904, à lépoque même où Joyce lavait rencontrée ! Shem nest pas seulement jaloux comme Hamlet mais, lui aussi devient la proie dinsinuations malveillantes concernant lobjet : « Do you hear what I am seeing hammet ? ». Les jeux de mots érigent une défense contre les suggestions de la voix . Joyce condense deux proverbes : Le silence est dor et Le silence signifie consentement. Et dans la même phrase Shem est accusé dêtre un Mr Anklegazer , une sorte de fétichiste, voyeur de chevilles. Un germanophone entend dans la graphie de Anklegazer le mot Angeklagter (accusé). La dernière phrase varie une injonction biblique cease to do evil ; Learn to do well (cessez de méfaire, apprenez à bien faire, Isaïe I, 16-17 ; traduction Chouraqui). Mais là où le prophète dit,apprenez à bien faire, Joyce écrit, « learn to say nay ! Whisht ! ».
Apprends à dire non ! Le signifiant whist !commande le silence. Joyce a en effet dû apprendre à dire non, comme la montré Jacques Aubert dans son article « La voix de Joyce et son nego , commenté par Sophie Mendelsohn dans mon atelier « Les psychoses après Joyce ». Il était vital pour lui de dire non à la mère, à lÉglise, à lIrlande. Sans son non il naurait jamais trouvé sa place de sujet. Vous avez donc dans trois lignes de FW des pans entiers de la biographie de lécrivain, des histoires cruciales de sa vie. Les plus férus des joyciens le disent : lauteur irlandais a inventé un nouveau lecteur et ce lecteur ne se recrute pas seulement à luniversité. Il lui suffit parfois dêtre attentif pour déchiffrer un mot ou un passage encore opaques. Insérant un savoir auquel le texte ne fait quallusion, ce lecteur semble continuer le work in progress. Cette appréciation du lecteur actif évoque le réalisme radical du jeune physicien Max Tegmark pour lequel le mathématicien quil construise ou quil contemple ses objets, nest lui même rien dautre quun sous-ensemble des mathématiques, suffisamment grand pour savoir quil existe . Tegmark pour lequel tout ce qui existe mathématiquement existe aussi comme fait (réel), ne forclôt point le sujet : Les propositions mathématiques auxquelles aucun mathématicien na pas encore pensé peuvent être soit vraies, soit fausses, celles, auxquelles lunivers na pas encore pensé, soit, pour lesquelles aucune preuve physique a été calculé au niveau des objets matériels (particules, par exemple), ces propositions ne son rigoureusement parlé, ni vraies, ni fausses. Le lecteur de Joyce appartiendrait-il à ce livre « pas tout », selon Jacques Aubert quest FW ? Peut-être agit-il plutôt entre le sinthome de Joyce et lAutre qui ne sait pas « à quoi ça rime ». Doù aussi lobservation que ce lecteur a un intérêt de chercher ses semblables. 6. Hasards et destin Joyce a donc ému Lacan. Dun côté, Lacan fait de lui un auteur ayant créé quelque chose de complètement inaccessible pour linconscient de ses auditeurs : « Le symptôme chez Joyce est un symptôme qui ne vous concerne en rien. Cest le symptôme en tant quil ny a aucune chance quil accroche quelque chose de votre inconscient à vous ». On pourrait faire correspondre à cette inaccessibilité de luvre joycienne pour linconscient une remarque de Lacan sur le nud borroméen quil répète plusieurs fois au cours de son séminaire « Le Sinthome ». Ainsi, il explique à la fin de la séance du 9 décembre 1975 que le nud nest pas un modèle parce qu« il a quelque chose près de quoi limagination défaille ». Il semble donc y avoir dans lesprit de Lacan une solidarité entre le nud et luvre de Joyce. Tel le nud, Joyce relève dun réel difficile à approcher par linconscient du névrosé. Dautre part, Joyce fait causer Lacan sur sa propre vie , il le fait raconter son histoire, plus encore, il lui inspire une nouvelle théorie du destin, notion de première importance dans la seconde topique de Freud . Après avoir dévoilé ses deux rencontres quil avait eu, en jeune homme, avec lécrivain irlandais, il note ceci : « Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons car cest nous qui le tressons comme tel notre destin. Nous en faisons notre destin, parce que nous parlons. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais cest ce quont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez-là ce nous comme un complément direct. Nous sommes parlés, et à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé nous appelons ça notre destin.
De sorte que ce nest sûrement pas par hasard, quoiquil soit difficile den retrouver le fil, que jai retrouvé James Joyce à Paris, alors quil y était, pour un bout de temps encore ». Lacan sexcuse ensuite de raconter son histoire, il ne le ferait quen hommage à James Joyce. Mais on peut déduire de cette confidence quà lépoque, en 1923, Lacan navait pas encore trouvé sa vocation, hésitant peut-être à emprunter, lui aussi, la voie de lartiste. Elisabeth Roudinesco confirme lincertitude sur le choix professionnel mais pas lambition littéraire. Le jeune homme aurait plutôt joué avec lidée dune carrière politique . Lacan répond sans doute dans ce passage à Freud qui explique le destin, ananké, comme une figure du surmoi, constitué de la « puissance parentale » et les figures idéales du sujet.. Mais ananké, cest aussi la nécessité. Chez Lacan, la matière brute du destin cest les hasards. Et cest nous, les êtres parlants qui en faisons, en les tressant, notre destin. Si nous ne parlions pas, si nous étions des autistes, nous nen ferions pas notre destin. Notre destin, aussi inéluctable quil soit, aussi nécessaire quil nous paraisse, repose donc a) sur la contingence les hasards - et b) sur notre choix de devenir des parlêtres. Chez Freud, le choix du destin est fondé dans les identifications du sujet qui contribuent au surmoi, identifications dont il saisit quelles ne sont pas seulement les restes de ldipe mais quelles entraînent aussi un destin de la pulsion paradoxale, sa désexualisation et souvent la désintrication dÉros et de Thanatos. Chez Lacan, cest donc la parole qui crée le destin. Un obsessionnel veut par exemple rompre avec sa partenaire parce quelle ne correspond pas à ce quil attend dune femme dans son fantasme. Et à chaque fois quil décide la rupture et sexplique avec elle, il revient sur sa décision. Au lieu de sen séparer, il décide de rester avec elle, et cela se répète ! Hasards choix de la parole - nécessité du destin, cest la série lacanienne. On a le choix de parler ou de se taire mais il nest pas sûr que nous disons ce que nous voulons ; nous croyons seulement que nous disons ce que nous voulons notez le double sens de cette phrase: nous ne sommes pas les maîtres du sens de ce que nous voulons et nous ne pouvons pas toujours dire ce que nous voulons (faire). La différence entre lintention de dire et le résultat du dit a amené à un abus de pouvoir de la part des interprètes. Certains critiques littéraires tirent de lincertitude ou du non-savoir concernant le sens la conclusion de pouvoir dire nimporte quoi sur un poème de Celan, par exemple. Mais lironie du destin fait quils tombent mal car, à linstar de Joyce, Celan savait dire ou plutôt ce quil voulait. Cest Jean Bollack qui a prouvé cette concordance entre lintention poétique et lécriture chez lauteur de La Rose de personne. Nous autres névrosés, nous croyons que nous disons ce que nous voulons. Illusion ! Nous disons non pas ce que nous voulons mais ce quont voulu les autres, « plus particulièrement notre famille », donc pas seulement papa et maman. Cest ce queux, notre famille, ont voulu qui nous parle. Cest comme si nous étions parlés par leur vouloir dire ; par leur vouloir qui nest pas forcement leur pouvoir . Et comme nous somme alors parlés nous faisons de notre destin quelque chose de « tramé », à la fois une trame pour lire les hasards de la vie et un complot, un complot de famille. Dans lécriture de Joyce, la contingence joue un rôle très important, Richard Ellmann, son biographe, en livre plusieurs témoignages recueillis de proches de lécrivain. La contingence se sert de lhomophonie « en loccasion translinguistique » comme dans bourgeoismeister (FW, 191) avec sa partie française (bourgeois), sa partie allemande (meister) et son allusion au Bygmester Solness de Henrik Ibsen, (who thought to touch both himmels - « qui pensait toucher des deux ciels ») et qui tombe déjà, cest le cas de le dire, à la page 4 du Wake. Lacan apporte son propre exemple, écrivant « phone » (dans « phonème ») avec les lettres : f.a.u.n.e. Et il note : « Le faunesque de la chose repose tout entier sur la lettre, à savoir sur quelque chose qui nest pas essentiel à la langue, qui est quelque chose de tressé par les accidents de lhistoire. Que quelquun en fasse un usage prodigieux, interroge en soi ce quil en est du langage ». Une page plus loin, Lacan revient sur le rapport entre la langue et le langage dans lécriture de Joyce, en expliquant dabord que « le symptôme est purement ce que conditionne lalangue ». Ensuite, il caractérise lopération de Joyce : celui-ci porte le symptôme à la puissance du langage (ibid., p. 27).
Cela vaut également pour un poète comme Celan. Jean Bollack a bien démontré lexistence dune langue idiomatique, donc dun langage, chez Celan. Et si lon veut lire FW, on doit établir ou consulter le vocabulaire polyglotte utilisé dans ce livre et observer les transformations auxquelles lauteur soumet son matériel linguistique . Quand Lacan parle de « puissance de langage », il insiste sur le fait que Joyce veut partager son symptôme avec ses lecteurs (son autre). Ce symptôme est certes chiffré, parfois obscène Lacan parle dun « jet dart sur leaube scène de la logique elle même » mais il nest pas privé, caché à lautre. La lettre est donc « quelque chose de tressé par les accidents de lhistoire ». Cette contingence-là évoque les hasards à la base du destin que nous tressons, en faisant de notre destin « quelque chose de tramé ». Donc dune part, la lettre, « quelque chose de tressé par les accidents de lhistoire » et dautre part le destin, «quelque chose de tramé » que nous faisons nous-même à cause du fait que nous parlons ou plutôt parce que nous sommes parlés. Il faut bien dire que Lacan nest pas le premier à sêtre interrogé sur labord si particulier du hasard et de la nécessité par Joyce. Il prend plutôt en compte des interrogations antérieures. On pourrait mentionner ici les lignes que Beckett avait écrit sur ce problème dans « Dante Bruno. Vico.. Joyce », larticle fondateur de toutes les lectures de FW . 7. La structure duWake Beckett passe par La Science nouvelle de Giambattista Vico pour expliquer la structure du work in progress. Il relève dans Vico un concept de lhistoire où ni le destin ni le hasard nont leur place mais qui admet bien la nécessité et la liberté . Il précise : « Lhistoire ne résulte donc pas du destin et du hasard ( ) mais elle résulte dune nécessité qui nest pas destin, dune liberté qui nest pas hasard ( ) ». (ibid., p. 7).
Cette force résultante, Vico lappelle la providence divine - sans trop croire à cette notion , - et cest cette providence « immanente », à la différence de la providence transcendantale de Bossuet, qui est à lorigine de ces institutions humaines que sont lÉglise, le mariage et la sépulture. Joyce dont la position nest daucune façon philosophique (op cit., p. 7) adopte cette classification historique et sociale comme un avantage - ou désavantage structural (as a structural convenience or inconvenience). Beckett entend par « structural » quelque chose qui inclut la répétition : « les variations substantielles sans fin de ces trois battements ». Ainsi la première partie de FW correspond à la première institution humaine, le religion ou lâge théocratique, une abstraction de la naissance ; la deuxième partie, le jeu damour des enfants est la seconde institution, le mariage, lâge héroïque ou la maturité ; la troisième partie se passe pendant le sommeil, correspondant donc à la troisième institution, la sépulture ou dans labstraction, la corruption.
La quatrième partie, cest le jour qui recommence et correspond à la providence de Vico et, dans labstraction, à la génération. Par la transition de lhumain à lâge théocratique, tout recommence. Or, Joyce ne se contente pas dadopter le schéma de Vico, il y inscrit sa propre pensée, il brouille les frontières trop rigides. Aussi Beckett fait-il tout de suite remarquer : « Mr Joyce ne tient pas la naissance pour garantie comme semble lavoir fait Vico ». (p. 8). Et il y rajoute : « La conscience quil y a une grande part de lenfant non-né dans loctogénaire sans vie, et une grande part des deux dans lhomme à lapogée de sa courbe de vie, ôte tout à lexclusivité mutuelle rigide qui est souvent le danger dans les constructions nettes ». (op. cit., p. 8). Les trois institutions (naissance, mariage, sépulture), correspondant aux trois âges (théocratique, héroïque et humain) sont co-présentes dans les quatre parties du Wake, voire dans chaque chapitre et même à toute page et cest cette simultanéité, cette synchronie qui rend sa lecture si difficile. Par exemple, Anna Livia Plurabelle, la femme de Humphrey Chimpden Earwicker apparaît déjà à la page 4 , soit une page après le tonnerre qui, selon Vico, déclenche la religion, et alors que, HCE, son mari, nest pas encore introduit sous son nom (il est un plus loin Haroun Childeric Eggeberth).
Par un jeu de lettres, ALP apparaît même sous le »s traits de Alice P. Liddle, le modèle de Lewis Carroll pour Alice au pays des merveilles . FW nest ni un « jardin à la française » comme celui que Lacan se félicite davoir fait dans la psychanalyse, ni « le débat des lumières » dans « un domaine où laurore même tarde ». Laube, dans FW ne tarde pas, cest la transition entre la corruption et la génération qui apporte la vie mais aussi la mort et ceci est dit dès le départ. Quant au jardin à la française, il est sérieusement mis en cause par luvre ultime de Joyce.
Ainsi Klaus Reichert fait remarquer que les deux « dimensions de profondeurs » de la psychanalyse la dichotomie du latent et du manifeste et celle du signifiant et du signifié - sont perdues dans FW. Les premières exégèses du Wake avaient en effet cherché à linterpréter comme un rêve sans jamais trouver un contenu à ce rêve qui aurait dépassé les généralités dune psychanalyse vulgaire. Quant aux signifiants de ce livre ils ne renvoient pas à un signifié. Ainsi on peut gloser sur ladverbe immarginable à la page 4, cest un mot valise composé du mot « imaginable » et du mot « marge ». Mais nous ne pouvons donner à ce mot son sens que si nous découvrons la partie théorique que Joyce a condensée dans ce signifiant. Il ne renvoie donc quau processus de la création littéraire lui-même, tel que Joyce la pensé. Un autre exemple dun signifiant qui ne renvoie quà la réflexion de Joyce sur ce quil fait est racecourseful, déchiffré comme composé de resourcefull (plein de ressource) et le ricorso de Vico, cest à dire la cyclicité de lhistoire. Le Wake parle de lui même : « Son écrit (celui de Joyce) nest pas sur quelque chose; cest ce quelque chose lui-même » (Beckett, op. cit., p. 14). Mais cela ne veut pas dire que le signifié soit absent. Joyce sapplique plutôt de créer un signifiant qui est le signifié : « Si le sens est danser, les mots dansent » (When the sens is dancing, the words dance, op. cit., p. 14.). Selon Philippe Sollers, cité par Lacan , Joyce aurait « écrit dune façon telle que la langue anglaise nexiste plus ». Lacan rajoute à cela : « Elle avait déjà, je dirai, peu de consistance ». Ce nest pas exactement le point de vue de Beckett. Lui, il affirme plutôt qu « aucune langue nest aussi sophistiquée que langlais. Il a été abstrait {rendu abstrait} à mort ». Joyce se trouve dans une tradition poétique quil partage avec Shakespeare et Dickens. Au lieu dutiliser le nom doubt (« doute ») pour exprimer un état dextrême incertitude, il le remplace par in twosome twiminds . « Cette écriture que vous trouvez si obscure est une extraction quintessenciée de langage, de peinture et de geste avec toute la clarté inévitable de lancienne inarticulation. La sauvage économie des hiéroglyphes est ici. Les mots ne sont pas les contorsions polies de lencre de limprimeur au vingtième siècle. Ils sont vivants » (op. cit., 16, 17). Appliquant De Vulgari Eloquentia de Dante à Joyce, Beckett arrive à une étonnante explication du caractère polyglotte de son Wake. Il ne sagit absolument pas pour Dante de faire lapologie de quelque chauvinisme local ou de prêcher par exemple la supériorité du Toscan sur ses rivaux parmi les dialectes italiens. Tous les dialectes sont corrompus et cest pourquoi il est impossible den choisir un pour une forme littéraire adéquate. Afin décrire « le vulgaire » il faut rassembler «les éléments les plus purs de chaque dialecte et construire une langue synthétique », et cest ce que Dante avait fait. Cétait un prédécesseur de Joyce. 8. Conclusion Quand nous répétons après Lacan léquivalence de Joyce et du «sinthome » nous ne pouvons pas nous limiter au geste du clinicien et surtout pas à celui du psychopathologue pour lesquels un symptôme est après tout un objet détude et de thérapie. Or, le sinthome de Joyce nest certainement pas un objet. Cest à la fois un artefact pensé et réalisé dans ses détails. Klaus Reichert a, dés 1961, expliqué pourquoi les épiphanies telles que Joyce les avait lui même définies dans Un portrait de lartiste en jeune homme ne sont plus le « principe structural » de FW. Lépiphanie révèle lessence de lobjet, sa quidditas.
« Lartiste perçoit cette suprême qualité au moment où son imagination conçoit limage esthétique. ( ) Linstant dans lequel cette qualité suprême du beau, ce clair rayonnement de limage esthétique se trouve lumineusement appréhendé par lesprit ( ) arrêté sur lintégralité de lobjet et fasciné par son harmonie cest la stase lumineuse et silencieuse du plaisir esthétique ( )». Ce « clair rayonnement » (clear radiance) de limage ésthétique de lobjet fait de celui-ci un « point de croisement » dans luvre. Voilà pourquoi Reichert appelle lépiphanie un principe structural. Elle est ce point et les lignes (lumineuses) qui se croisent dans les objets dont parle luvre. Les objets captés par les épiphanies sont ainsi aussi les points de croisement de luvre . Dans FW , affirme Reichert, Joyce fait des mots eux-mêmes des épiphanies. (ibid., p. 185), ils deviennent les points de croisement de luvre. Lacan connaissait limportance de la figure de la croix dans les textes de Joyce, à partir dune autre source, et la cyclicité de FW ne lui avait évidemment pas échappé de sorte quil se sentait encouragé par cette uvre dans sa recherche sur le nud borroméen, où on peut établir léquivalence de la droite infinie et du cercle. Ainsi le symptôme écrit de Joyce apparaît comme un artefact hautement structuré. Mais en même temps il échappe à toute mesure. Personne ne saurait le résumer sous la forme dun récit, dune intrigue ou dune idée. Cest donc aussi une formation qui ne se laisse pas enfermer dans un tout et même une formation « monstrueuse ».
Dailleurs, les premiers exégètes, par exemple Marcel Brion ou Stuart Gilbert avaient parfaitement compris lexcès de ce livre. Stuart Gilbert cite Chesterton qui a dit ceci : « Les grands poètes sont obscurs pour deux raisons opposées ; dune part parce quils parlent de quelque chose de trop grand pour que quelquun le comprenne maintenant et dautre part parce quils parlent de quelque chose de trop petit pour que quelquun puisse le voir ». À partir de Joyce, Lacan doit complètement changer son concept du symptôme car il sait désormais quun symptôme risque dêtre sublime. Si des psychanalystes sadonnent aujourdhui souvent à leur narcissisme, somme toute mesquin, cest parce quils nont pas encore saisi que le symptôme réel les dépasse.