Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
Pulsion et raison graphique
Dominique Inarra

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Il n’ y a de droite que d’écriture, comme d’arpentage que venu du ciel. Mais comment l’oublierions-nous quand notre science n’est opérante que d’un ruissellement de petites lettres et de graphiques combinés ?

J. Lacan « Litturaterre »

Le dispositif du colloque qui nous rassemble fait du séminaire XI de Jacques Lacan ; « les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » la cible à laquelle nous allons confronter, mesurer et peut-être accorderons-nous les lectures sur quelques visées, en tout cas lancer une dialectique que Lacan qualifie de dialectique du tir à l'arc puisque ce dispositif est dispositif de la pulsion. En tournant autour de l'objet, nous allons tenter d'apercevoir la fente qui se referme aussitôt selon sa pulsation temporelle et qui constitue la dimension caractéristique de la découverte et de l'expérience analytique. À la fin de ce séminaire il y a une postface de Lacan, il nous rappelle que ce séminaire n'est pas un écrit, et que, de ce fait, il ne le postfacerait pas, néanmoins il accepte d'être transcrit. «Vous ne comprenez pas stécriture. Tant mieux, ce vous sera raison de l'expliquer.». Voilà notre tâche, expliquer en raison cette écriture, renouveler la cristallisation tranchante et décisive dans laquelle Freud trouve la raison d'aller au-delà de l'expérience immédiate, ce que l’on appelle aujourd’hui la raison freudienne.

Expliquer en termes de raison une écriture, c’est faire appel à ce que l'on nomme la raison graphique. Il y a en effet une raison graphique à l'œuvre dans la raison freudienne. Les analystes d'enfants le démontrent tous les jours. Ceci doit être rappelé car c'est une évidence qui s ‘évanouit dans l’oubli.

Comment considérer le fait que Freud, et bien plus encore Lacan, aient eut recours à des opérations graphiques pour tracer le mouvement de leur pensée ? J'entends par graphique ce qui se représente par des lignes, des figures, des points, des dessins dans une surface. Notre définition est proche de celle de Kandinsky.

Si on considère l'oeuvre que Freud sur le plan de ses constructions graphiques, on ne peut pas manquer de s’étonner lorsque l'on réalise qu'elles se laissent classer en deux genres. Les unes ont une structure en arbre (ex. : l’Esquisse, le schéma perception-conscience de la lettre 52 les schémas de la Traumdeutung) ; ces formations graphiques témoignent toujours de l’effort de Freud pour saisir la structure, elles sont linéaires. Les autres ont une structure en boucle comme le schéma du manuscrit M qui montre le travail analytique à accomplir sur la structure hystérique, travail qui consiste en un nombre de boucles (Schleifen) et le schéma dit « sexuel » du manuscrit G où il montre le fonctionnement circulaire le la tension sexuelle qui lui permet de distinguer la mélancolie de la neurasthénie et la névrose d’angoisse.

La raison freudienne dans sa dimension graphique met en jeu la structure linéaire du signifiant et la structure circulaire de la pulsion. Nous allons tâcher de mettre en lumière le rapport entre ces deux structures.

Je dis « en lumière » à dessein, puisque Freud nous indique dans la Trauduntung que son schéma perception-conscience procède de quelque chose d’analogue à la lumière dont la réfraction changerait de couche en couche.

Nous voudrions subvertir la métaphore optique de Freud, si chère à la méthodologie d’un Descartes qui en fit un traité, et qui répond chez Freud à l’image qu’il se fait du processus d’accumulation et de stratification des données dont relève le phénomène. Nous voudrions avancer une autre façon d’éclairer la lecture de ce schéma perception-conscience et de le nouer à la pulsion. Comment passer de la métaphore optique à la logique du signifiant ? La lumière a ceci de commun avec le signifiant qu'elle se transmet sur un mode linéaire dans une temporalité donnée.

Nous voudrions montrer que ce graphe élémentaire peut être utilisé de telle façon qu'il puisse identifier la pertinence des deux opérations graphiques que Lacan nous lègue « clefs en main », puisque nous ne savons rien des principes qui ont gouverné le montage des schémas L et R. Nous devons y chercher la logique qui commande le montage. Nous voudrions aussi montrer que le pliage que nous allons faire subir au graphe perception-conscience de Freud permet d’arriver à donner une représentation graphique de la pulsation de l’inconscient en utilisant l’astuce et la trouvaille de mon ami Jean-Michel Vappereau1. Car Lacan s’échine tout au long de son séminaire à appuyer sans cesse cette notion de pulsation temporelle de l’inconscient ; elle se traduit par la rencontre de ce qui un instant apparaît dans l’ouverture de la fente, la schize et qui s’évanouit à l’instant même en une fermeture.

Ce qui distingue le graphe de Freud et les deux graphes de Lacan est que le premier est un graphe ouvert, ses deux extrémités sont libres alors que les deux schémas de Lacan sont des graphes fermés.

En décembre 1896, qui date la conception de son schéma, Freud n'a évidemment pas les moyens de produire autre chose qu'un graphe ouvert. Quelques années plus tard, dans la Trumdeutung, il reprend, concernant le travail du rêve, l'idée de la lettre 52. À regarder attentivement les schémas modifiés qui en résultent, on aperçoit deux flèches aux extrémités. Des flèches qui sont une véritable invitation - pour peu que l’analyste soit animé du désir du topologue - à mettre en continuité les deux extrémités du graphe ouvert. Mais comment passer de la linéarité à la circularité ?

Lorsque Freud s’est littéralement imposé d’inventer le concept de pulsion il se trouve confronté à un tel passage. Il se l’est imposé comme une nécessité. Il décide d’emblée, à ses risques, de le construire comme un concept fondamental de la psychanalyse. Il reconnaît se fonder sur une idée abstraite aux contours flous qui ne relève pas seulement de l’expérience de la cure. Il faut d’abord deviner l’idée - écrit-il - avant même de pouvoir en avoir la connaissance et en fournir la preuve. Il accepte avec une assurance remarquable l'empirisme de sa position et reconnaît la place qu'occupe l'intuition dans la genèse de ce concept. La nécessité d'inventer ce concept tient au fait que l'inconscient comme phénomène se manifeste d'abord dans sa pratique essentiellement sous la forme d’une discontinuité que Freud va interroger comme personne ne l'a jamais fait avant lui. Partant de l'intuition du concept de la pulsion il pose sa fiction comme une convention, Freud se propose de lui donner un contenu en soumettant ce dernier au matériel de l'expérience analytique.

Ce n'est pas l'expérience qui fait le concept, c'est le concept qui est vérifié par l'expérience analytique.

Telle est la méthodologie que Freud nous propose. Cette méthode a pour but de surmonter la difficulté dans laquelle il se trouve pour forger le concept de l'inconscient dont il doit extraire le savoir. La méthode freudienne à ceci de remarquable qu'elle va réaliser à partir de ce qui n'est pas encore. Elle doit toujours réaliser le concept qui manque, c’est le prix du maintient de l’ouverture de l’inconscient, c’est l’épreuve de la théorie qui se présente à la pensée de Freud avec une audace, une certitude qui impressionne encore. Il cherche un point d’appui et une limite. Le point d’appui est celui qui permettrait de séparer avec efficacité un dedans et un dehors. Et où le trouve-t-il ?, dans la décharge motrice que motive la fuite de la source d’excitation. La limite, c’est la somato-psychique qu’il trouve dans les zones érogènes. Et il énonce l’essence de la pulsion : elle prend son origine à l’intérieur de l’organisme, elle est un concept limite entre le psychique et le somatique, elle se manifeste par une poussée constante, la fuite n’en vient jamais à bout. Le terme de pulsion recouvre une fiction du vivant qui ne peut se concevoir dans sa nature que comme biologique ; elle s’attache à un mode d’énergie psychique spécifique, l’énergie sexuelle, la libido. Elle se distingue de tous modes d’excitation extrinsèques, agissant sur le mode d’un impact unique qui ne pouvant être supprimé qu’à se soustraire de façon appropriée par la fuite motrice.

Le texte de Freud est décidé, ingénieux. Il lève le voile et jette une lumière inédite sur l’ombre que la faille laisse entre-aperçevoir d’où il extirpe l’objet qu’il expose avec clarté et c’est d’ailleurs ce qui pose un certain nombres de difficultés au lecteur d’aujourd’hui. Cela c’est ouvert et cela c’est refermé. Il faut ré-ouvrir le texte qui, bien loin d’épuiser pour autant les questions en pose d’autres. Prenons par exemple le terme de libido, est-elle une où est-elle deux ? On pourrait répondre hâtivement que Freud la fait deux ; celle qui se fixe sur les objets et celle qui se fixe sur le moi. Cette réponse n’est pas fausse, mais elle n’est pas tout à fait juste non plus. Avec le concept de libido que la raison freudienne déploie, on assiste à l’émergence d’une dimension paradoxale si nous répondons que la libido est une et deux à la fois. Mais comment cela est-il possible ? La libido à une structure moebienne. En effet, la bande bilatére à qui on fait subir une torsion et dont on raboute les extrémités montre qu’avec du deux, on peut faire du un. Et bien la libido c’est cela et bien plus encore lorsque Lacan sur les traces de la caverne de Platon forgera en s’amusant du «un mythique», le mythe de la lamelle2 où il montrera que son domaine est bien plus étendu que celui du corps propre bien que sa source est intrinsèque à l’organisme.

Freud enfonce le clou en énonçant les quatre caractéristiques de la pulsion : poussée, but, objet, source. Il trace assurément sa voie dans le réel à la force de son désir. Le concept tourne déjà et il peut maintenant un moment s’apaiser ; il a trouvé ce qu’il cherchait depuis longtemps, un concept dont la source est interne qui s’appareille avec un objet qui la plupart du temps lui est extérieur. Une dialectique nouvelle s’instaure selon une dynamique d’aller et retour, de circularité entre le dedans et le dehors, le somatique et le psychique ; elle répond de la raison freudienne, et pour longtemps.

Comment passer de la ligne ou circuit ? Comment boucler le schéma perception-conscience de la lettre 52 ?

Il faut avoir l’esprit du topologue pour s’affranchir de l’orthodoxie que la ligne droite impose à nos yeux, élémentaire comme la « forme la plus concise de l’infinité des possibilités de mouvement ». Elle nous capture comme en témoigne cette définition de Kandinsky. La ligne droite et le trait qui la signifie exerce son pouvoir séparateur au point de nous faire oublier que l’on peut la déformer. C’est ce que nous allons faire.

Prenons le schéma de Freud :

Nous le considérons comme un graphe élémentaire ouvert mais dont les extrémités sont rendues indisponibles du fait que l’instance de la perception l’inaugure et celui de la conscience l’achève.

Il faut donc transformer ce graphe. Cela est rendu possible grâce à une opération que l’on appelle « line-graph », qui consiste simplement à remplacer les points d’intersection par un segment et les segments du schéma de Freud par des points d’intersection.

Bien qu’étant identifiable une à une, la distribution des lettres apparaît différente de ce que la raison graphique de Freud opère.

Comme vous le constatez, les extrémités du graphe sont libérées, elles acceptent le raboutage.

Il ne reste plus qu’à subvertir la ligne du graphe en la brisant d’une certaine manière pour obtenir ce que nous cherchons.

Pliage du graphe de Freud Schèma F de Vappereau

Le schéma F auquel nous parvenons à la même structure que le schéma R de Lacan. Il s’y applique directement se laisse orienter et distribue ainsi toutes les instances qu’il représente et reçoit celles du schéma de Lacan.

Application du schéma F dans le shéma R

Ce graphe que nous nommerons application de F dans R mérite d’être médité car il s’anime de façon nouvelle : il peut lui-même se déplier, revenir à la ligne avec les nouvelles données qu’il importe, et permet de s’entraîner à saisir ce que l’on appelle une identification littérale. Il rend compte du schéma de 1896, vérifie et assure sa pertinence.

Mais il va bien au-delà de cela puisqu’il nous permet de donner une représentation de la pulsation de l’inconscient. Et pour ne pas tomber bêtement sur la métaphore de l’huître à perle, de quelque chose qui s’ouvre et qui se ferme, nous avancerons avec force que la pulsation de l’inconscient, c’est la structure du langage lui-même.

On constate que le graphe F dans R est ouvert. Perception et conscience sont disjoints, ça ne passe pas, le circuit est ouvert comme on le dit de la lumière lorsqu’elle est éteinte. Si nous rabattons le segment conscience sur celui de la perception, c’est le raboutage des extrémités du schéma de Freud, c’est aussi le schéma L de Lacan, nous établissons la boucle, nous trouvons la circularité, ça passe, Lux est, le circuit est fermé comme on le dit quand la lumière est allumée.

Voilà donc une représentation graphique de la pulsation de l’inconscient. Elle est la pulsation du langage même, battements incessants à l’état de veille. Ce mode de représentation est, pour la raison attenante à sa lecture, déployé sur un mode linéaire. Son efficacité est de montrer la pulsation. Nous pourrions nous y laisser enfermer, mais nous allons, une deuxième fois nous affranchir de la capture du linéaire en introduisant dans l’appareil une dimension nouvelle.

Cette dernière est verticale et il suffit de bien lire « litturaterre » pour l’apercevoir. Cette verticalité est agie dans l’écriture japonaise telle qu’elle s’écrit et se lit sur les kakemono qui fascinent tant Lacan, où l’on devine à bien les regarder, le ruissellement de l’encre qui vient mouiller le papier, la pluie, voire l’averse d’idéogrammes qui viennent troubler la blancheur du papier. « D’entre les nuages », c’est de l’avion qui le transporte au retour du Japon avec ce que lui laisse « ce petit trop » de la langue japonaise qui l’affecte encore, que le ruissellement invinciblement - ceci n’est pas rien insiste-t-il - lui apparaît.

En bas, la surface terre scintille de mille reflets, réfléchis à la surface de l’eau, s’irradiant en d’immenses bouquets. De l’eau (et de la libido aussi bien) qui rempli ce qui, du ravinement a fait le lit dont elle suit le parcours dans le territoire.

Vu du ciel chargé de nuages, le spectacle vient à prendre un tour météorologique. C’est la notion d’Umwelt (environnement, milieu, ambiance) qui en commande le mouvement. Des nuages d’où s’aperçoit le ruissellement se trouve être la source en suspension de la surface d’où lui parviennent les reflets du signifiant. C’est en crevant les nuages que Lacan précipite le bouclage du cycle de l’eau, parvient à établir la rayure qui vient du ciel telle qu’elle se montre sur les estampes d’Hiroshigé, les traits figurant la pluie comme autant de rayures qui unissent le ciel et la terre. Il établit une circularité. Celle-ci se prête bien à l’achèvement de l’appareil de Vappereau telle que notre lecture le saisit.


Schéma de l’appareil psychique selon le principe de l’involution du signifiant

La pulsation de l’inconscient est la pulsation du langage même, battements incessants à l’état de veille. Comment en rendre compte sur le plan clinique ? Pour être repérée comme telle, pour devenir significative cliniquement il faut une rupture d’équilibre de l’Umwelt. Elle signale la pulsation, soit la rupture de l’ordre établi du semblant. Cette rupture est coupure, scansion occasionnée par le surgissement d’un événement dans la vie psychique de l’analysant. L’événement convoque le sujet dans une procédure de vérité qui envahi la conscience et c’est du langage qu’il occasionne qu’il s’impose au parl’être comme obligation de le penser. Il s’est passé quelque chose de réductible à une inscription et c’est à l’analysant de la retracer. Ce travail n’est pas aisé car tout saisit dans sa conscience de l’événement qui l’habite, il s’expose au flux décuplé des perceptions tel que l’affect le signale. Dés lors, c’est le registre imaginaire qui se décompose et prend de l’enflure en un discours qui présente alors une grande perméabilité aux formations du fantasme.

L’événement produit ses effets dans le signifiant. Il y a élévation de la perméabilité de la barre de résistance qui sépare le signifiant du signifié. C’est ce qui déclenche le ruissellement, « conjonction du trait premier et de ce qui l’efface ».

Vascillation des amarres de l’être, régime de la jouissance modifié, avec ses effets de relâchement et de perte d’inertie du discours, ruissellement de paroles et de larmes parfois, d’où s’aperçoit que l’organique ruisselle bien aussi.

Ce ruissellement des signifiants ne saisit pas l’objet dans sa consistance pas plus qu’il ne se laisse par lui attraper, et pourtant c’est dans sa chute qu’il remanie le signifié, c’est cela le ravinement dont nous parlons et c’est paradoxalement ce qui assure à la langue d’être vivante.

Rupture de semblent, ruissellement du signifiant, ravinement du signifié, il ne manque que le dernier temps où le processus involutif s’achève.

C’est le ravissement, le temps de l’identification où se restaure le semblant sur l’écran du fantasme. C’est ici que ressurgit la dimension du symbolique en son pouvoir séparateur, ses fonctions de médiation et de régulation telles qu’elles opèrent dans la parole, l’écriture et la lecture.

Notes

1 On doit à Jean-Michel Vappereau la trouvaille du pliage du schéma de la lettre 52 (1988 Etoffe édition TEE) qui lui sert à développer le concept d’involution signifiante de Lacan. Il est étonnant que les psychanalystes n’aient pas remarqué l’importance de cette conception de l’appareil psychique qui répond de la théorie des graphes, des surfaces, et des nœuds tel que Lacan les met en jeu.

2 Lacan sort de son chapeau le mythe de la lamelle en réponse à Loewenstein qui l’a interpelé lors de la Xeme rencontre des psychanalystes de langue française: “Monsieur Lacan attaque le biologisme; on ne peut pas s'en passer, c'est une chose inévitable, on ne doit même pas s'en passer.” –Ignacio Garate Martinez «Re-susciter le théorique théorique en psychanalyse» “Boletín de la Institución Libre de Enseñanza” N°3, Madrid 1987

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 13 - Julio 2001
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