Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
La première métapsychologie ou l'art de produire une nécessité de discours
Mario Uribe

Introduction

Nous aborderons ici la question des impasses rencontrées dans l’approche de la pulsion freudienne, de manière à contextualiser les conditions justifiant une nécessité de discours.

Nous nous proposons de mettre en évidence ces impasses afin d’accentuer la part de responsabilité de la cohérence interne du discours freudien et celle de la voie épistémologique choisie. Cette analyse doit nous conduire à concevoir le réel de Lacan et la dite science du réel comme une réponse possible à ces impasses.

Freud et la querelle épistémologique

En simplifiant à l'extrême, la tradition dominante nous apprend que l'expérience relève, soit de l'objectivité, soit de la subjectivité. Il s'agit ici du vieux débat entre le représentationnisme et le solipsisme. Ainsi à la question de savoir " qu'est-ce que la réalité"? ou " qu'est-ce qui est réel"? se superpose celle de savoir si les universaux existent ou non en dehors de l'esprit. La réponse représentationniste sera que le monde existe en soi et nous le voyons comme il est; au contraire, selon le solipsisme, nous ne le percevons qu'à travers notre subjectivité. Voilà les deux voies qui, depuis le départ, on marquée la démarche épistémologique.

Or s'engager dans l'une ou l'autre constitue un choix voire une éthique dont le fondement ne saurait être qu'à priori, à savoir émotionnelle. Toute la démarche consiste ensuite à justifier rationnellement le pourquoi de ce choix, en accordant ainsi des avantages à l'une ou à l'autre par l'analyse systématique de toute la cosmologie qui en découle, à savoir la prise en charge d'une compréhension globale de la réalité incluant les notions de causalité, de temps, d'espace, enfin d'objet et de sujet de la connaissance.

Le réel physique, que ce soit dans la version d'Aristote, de Galilée, de Newton, ou de Descartes rend compte d'une compréhension de la réalité qui s'est trouvée à l'origine de la science; la pensée scientifique étant régit par des principes logiques tels que le principe de non contradiction, le principe d'identité et le principe du tiers - exclu. Néanmoins, l'affaiblissement de la notion de réalité par Einstein, puis par la physique quantique vont destituer progressivement la physique de son statut de paradigme de la science au profit de la logique mathématique, rempart ultime du représentationnisme.

Or, le surgissement au début du siècle, de ce que l'on peut appeler la logique de l'autoréférence, va introduire une nouvelle voie épistémologique parallèle aux précédents. En effet, les multiples formes sous lesquelles l'autoréférence se manifeste, ont fini par nous faire comprendre que l'idéal d'objectivité comme élimination progressive de l'erreur par touches successives - selon les critères scientifiques - n'est qu'une chimère.

Les notions de cercle vicieux et de paradoxe qui font implicitement allusion au phénomène d'autoréférence, ne sont pas d'une découverte récente. Depuis qu'Epimenide a eu l’idée de dire:" cette phrase est fausse", l'autoréférence a été le casse-tête permanent des logiciens. Puis, parmi d'autres modèles, les gravures d'Escher et les paradoxes de Russell (1) vont consolider ce phénomène qui deviendra pour certains un obstacle épistémologique.

Quoiqu'il en soit, ce que les paradoxes de Russel et celle du crétois ont en commun c'est que ces phrases violent explicitement la règle suivante: une phrase ne doit pas parler d'une partie d'elle-même. Ici, deux niveau de compréhension qui devraient reste séparés s'entrecroisent et se confondent pour n'en former qu'un seul. Toute la difficulté consiste à renoncer à rester à un seul niveau de compréhension pour cibler simplement l'énoncé entier comme unité. Mais comment peut-on comprendre un paradoxe? Si on accepte qu'un paradoxe - dans le domaine linguistique - est précisément ce qui ne peut être compris sans aller au-delà des deux niveaux enchevêtrés dans la structure de ce paradoxe, nous devons aussi accepter que celui-ci ne pourra être compris qu'à la condition d'abandonner le besoin de choisir entre le vrai et le faux, et de regarder la circularité de l’énoncé comme un moyen propre à spécifier sa signification. Ce n'est qu'à travers cette condition que l'énoncé prend appui dans un domaine plus large, et ne redevient contradictoire que dans le domaine restreint du vrai et du faux.

Un des paradigmes modernes de l'autoréférence est le Théorème de Gödel. Dans le but de savoir si les langages formels étaient capables de parler d'eux - mêmes Gödel s'est intéressé aux langages formels qui contiennent au moins l'arithmétique. Ce faisant il a entrecroisé le langage formel et les nombres eux-mêmes, dans une boucle qui peut être schématisée de la façon suivante:(2)

Sans rentrer dans les détails de la démonstration de la construction de Gödel, son esprit général propose d'établir une correspondance entre chaque symbole du langage et un nombre afin qu'une chaîne de symboles - un théorème à propos des nombres - puisse aussi correspondre à un nombre. L'entrecroisement de domaines étant établi, on peut engendrer un énoncé circulaire sous la forme: "Je ne suis pas un théorème". (3)

En somme, ce que démontre la production de cet énoncé - de manière implicite chez Gödel- c'est que tous les systèmes formels susceptibles de contenir les nombres et l'arithmétique comportent des expressions bien construites dont on peut pas dire si elles sont ou non un théorème. C'est pourquoi, on dira de ces systèmes qu'ils sont indécidables.

On comprendra mieux maintenant la portée épistémologique de l'introduction du paradoxe dans la réflexion scientifique, à savoir l'ouverture à un domaine logique autre que celui de la binarité oui/non. Mais, à quoi obéit au juste l’émergence de cette troisième voie ? Disons simplement que cette ouverture est de l'ordre d'une nécessité ; elle naît de l’épuisement de la vielle querelle entre le représentationnisme et le solipsisme. En effet, comme le souligne Blanché, ce n'est qu'à partir du moment où la communauté scientifique a commencé à accepter que la science entièrement positive n'existe qu'à titre d'idéal à viser, c'est-à-dire que le savoir positif est loin de constituer tout le savoir scientifique, et que celui-ci n'est pas un champs clos, mais au contraire un domaine ouvert aux controverses, que la nécessité d'une étude de la science s'impose. (4)

Puisque la science n’est rien d’autre qu’une production sociale et que le social renvoie au symbolique il convient maintenant de situer ce débat au sein du langage. La question évoquée est celle de savoir comment ces obstacles - ruptures dans la continuité de la connaissance scientifique - s’inscrivent dans notre condition d’être parlant. L’agalma de la question est le traitement langagier du problème génétique de la dichotomie vie /mort : la langue ne se constitue comme telle qu'en intégrant quelque chose qui est radicalement hors - langue, à savoir le rapport vie/mort. Cette notion est d'ailleurs, implicite chez Freud et largement explicitée par Lacan.

La tradition épistémologique nous apprend que le problème génétique vie/mort a donné lieu à trois formes différentes de gestion : autoréférentielle ou unaire, différentielle ou binaire, intégrante ou ternaire. Selon Dufour ces trois modes peuvent être exclusifs, concomitants ou concurrents. (5)

Le mode unaire ou autoréférentiel regroupe les énoncés tautologiques interdits dans la logique d’Aristote. Ces énoncés se caractérisent par un prédicat qui reprend exactement le sujet de la phrase. L'exemple princeps en est l'énoncé biblique: " je suis celui qui suis". Nous les retrouvons aussi chez Benveniste et chez Lacan sous la forme du «  est je qui dit je » et de la définition du signifiant respectivement.

Avant tout, la matrice unaire a un caractère de révélation , car elle introduit la dimension du non savoir. En d'autres termes, elle ne relève pas du savoir dialectisé et rationnel propres au monde occidental mais elle se pose comme obstacle. Dès lors, les définitions négatives lui conviennent, à savoir les définitions en miroir.

Le mode binaire se constitue comme un ordre alternatif au système ternaire, il est essentiellement dualiste et dialectique. Cette pensée dualiste apparaît, par exemple, dans la philosophie sous la forme de dialectique et dans les techno - sciences sous la forme du calcul binaire. Le paradigme actuel de cette pensée du deux est l'intelligence artificielle dont la source est le jeu binaire de pair et d'impair. En termes d'énoncés, un énoncé est binaire si le prédicat est diffèrent du sujet de cet énoncé. Au point de vue logique il est question de la bivalence canonique vrai/faux, oui/non.

Un exemple paradigmatique de binarité est le système des pythagoriciens. Dans la seconde moitié du VI siècle ils ont été les premiers a avoir refusé dans leur symbolicité l'acceptation mentale de la mort et l'ingestion de la chaire morte. Concomitamment ils sont développé un type de lien social et personnel particulier ainsi que un système de connaissances ayant pour fondement un système binaire de dualités oppositives ou schizis: illimité/limité, pair/impair, multiple/un, gauche/droite, mâle/femelle, repos/mû, courbe/rectiligne, obscurité/lumière, mauvais/bon, oblong/carré. Puis, la philosophie et les mathématiques introduiront l'opposition vrai/faux. Dufour établi un lien entre le refus de l'acceptation de la mort et la promotion du système de pensée des pythagoriciens.(6) La schize n'aurait d'autre expression que le nombre; puisque celui-ci est le concept général de la relation entre les deux termes opposés, c'est l'expression harmonique des opposés. De plus, en dehors des propriétés de perfection et d'harmonie, le nombre peut aussi exprimer une relation entre deux " nombres - mesure"( nombre mesure = expression harmonique d'un couple d'opposés ), c'est-à-dire " un nombre - relation". Ce n'est qu'à partir de cette élaboration où le nombre est une relation de relation que les pythagoriciens fondent leur chère proportion. Le concept de proportion touche à la perfection de l'élaboration des pythagoriciens, dans la mesure où en tant que rapport il représente un degré supérieur de régularité voire ce qui est invariant parmi les valeurs fixes des nombres. La proportion est un troisième terme qui donne la raison des deux autres, à savoir la raison du nombre. Ceci dit, ce trois ne serait que le troisième temps d'un procès où il n'existe que deux termes: "(...) au temps premier je pose, je pose l'Un; au temps second, l'Un se divise en Deux; et, au temps troisième, les deus termes refusionnent en un nouvel Un - non plus le Un unaire du début, mais le Un fermé de la fin du processus". (7) Par conséquent, à défaut de l'existence de trois termes - ce qui donnerait une forme ternaire - il est question ici de trois temps mettant en jeu deux termes issus du Un unaire qui se réunissent en un nouvel Un, unitaire. C'est d’ailleurs le propre de la pensée dualiste de chercher inéluctablement une résolution unitaire : la schize va se résoudre en monade.

C'est précisément parce que le nombre est harmonie, accord de contraires qu'il a permis au pythagoricien l'ouverture vers une autre dimension du monde : celle de la permanence voire de l’eurythmie - monde inconnu dans la forêt enchevêtrée des récits mythologiques -. Si les pythagoriciens cultivaient avec autant de soins la maîtrise du secret du nombre c’est parce qu’ils croyaient en quelque sorte à une disposition humaine , ou mieux à une corrélation entre la nature de l'homme et le nombre. Or, l'utilisation du Nombre et la maîtrise de ses qualités pourraient effacer la division originaire entre les hommes - avant tout mortels - et les dieux. Ainsi , les hommes qui savaient exploiter les qualités du Nombre jouissaient d'un statut leur permettant, d'une part, négocier avec les dieux, et d'autre part, franchir le cap de la mortalité. Voilà l'idéal du surhomme qui est véhiculé dans la binarité.

Enfin, le mode ternaire contient des articulations fondamentales à propos de la présence et de l'absence. Dans le domaine linguistique nous le trouvons dans l’articulation du « je » « tu » et « il ». Le "je" assume la présence vis-à-vis d'un "tu"; mais quand le locuteur cesse de dire "je" il devient "tu". Dès lors "je - tu" est l'espace de la coprésence. Mais pour que deux soient coprésents l'un à l'autre il faut qu'ils aient rejeté l'absence hors de leur domaine. L'absence y étant donc inscrite sous la forme du "il". L'absence sur laquelle repose tout lien social est articulée à la notion de sacrifice de telle sorte que le "il" en tant que représentant de l'absence serait le signifiant dont le signifié est le sacrifice. Ainsi, le mode ternaire correspondrait fondamentalement à un consentement à la mort.

Mais où se situe le discours freudien dans cette querelle ?

Si nous nous situons au stade inaugurale de la psychanalyse, nous voyons qu’il s’agit d’une démarche centrée sur la rencontre de deux subjectivités. Le rapport intersubjectif étant constitutif et inépuisable.

Dans cette dialectique allant du subjectif au subjectif, un premier message est véhiculé dans le discours du névrosé : le sexuel a un statut toujours symptomatique. A l’écoute du névrosé, le sexuel se présente à Freud invariablement véhiculé sous la forme métaphorique du symptôme ; le symptôme ayant le statut épiphénoménal d’une impasse qui remettrait en cause la nature même de la satisfaction et la sexualité étant le champ où se joue cette insatisfaction originaire qui se trouve au fondement de l’inconscient et de toute subjectivité.

Ainsi, d’un stade de systématisation du matériel clinique descriptif, il s’impose à Freud la nécessité d’un hypothèse explicative. Dans l’historique des propositions explicatives freudiennes, la première hypothèse est d’ordre empirique : "L’hystérie est déterminée par un accident sexuel primaire survenu avant la puberté et qui a été accompagné de dégoût et d’effroi".(8) Nous sommes ici à la naissance du traumatisme psychique. La réponse lui vient du malade lui même : le symptôme est la métaphore d’une satisfaction sexuelle détournée.

Au fur et à mesure que sa théorie de la sexualité infantile et celle des pulsions se développent, Freud abandonne l’hypothèse du traumatisme psychique au profit de la théorie du fantasme. Ce n’est qu’à partir des Trois Essais en 1905 que l’existence d’une sexualité infantile par définition perverse, définit une des conditions nécessaires au refoulement et à son corollaire, à savoir le symptôme. La névrose deviendra alors "le négatif de la perversion » (9). La dimension perverse des pulsions est dès lors à refouler en permettant la mise en place d’un fantasme inconscient qui sou - tend le symptôme.

La naissance de la logique de la pulsion est solidaire de ce souci de légitimation du discours freudien vis-à-vis de la science. Inscrite dans une démarche qui exige d'emblée la séquence logique description - explication, la conceptualisation de la pulsion chez Freud correspond au stade inaugural commun à toute discipline d'inspiration "scientifique". Il s’agit ici de la définition de fondements théoriques susceptibles d’asseoir l’hypothèse explicative du phénomène à expliquer; en l’occurrence, le symptôme névrotique et son déterminisme sexuel. La sexualité devient ainsi un domaine a explorer dont la dimension inconsciente engage le choix d’une approche épistémologique voire une éthique.

Or, c’est précisément au niveau de l’introduction de la réflexion sur la pulsion que nous remarquons une première impasse résultante de la voie épistémologique choisie par Freud. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre - la matrice analytique inaugurale ayant un caractère de rapport intersubjectif de - , la voie choisie par Freud dans la conception et l’approche de la pulsion s’inspire nettement de l’idéal du modèle scientifique traditionnel. Là où on aurait pu attendre une démarche allant du subjectif au subjectif, nous en retrouvons une autre qui va de l’objectif à l’objectif. Comment atteindre par ce biais là une subjectivation matérialisée dans la sexuation. ? Avec la modestie et la sagesse que l’on connaît Freud y reviendra à la fin de sa vie.

La réponse au pourquoi de ce choix doit nous renvoyer nécessairement à l'enjeux épistémologique de l'époque. En effet, en 1883, lorsque Freud démarre son activité médicale, dans les universités allemandes le débat appelé " la querelle des méthodes" était en pleine effervescence. Il s'agissait, rappelons le, d'une tentative de distinction entre les " sciences de la nature " et les " sciences de l'homme" ou " de l'esprit ". Nous savons aussi que Freud se montre sceptique devant cette distinction, car, pour lui, il n'y a que les sciences de la nature qui répondent aux critères de scientificité. Voilà le contexte où la pulsion émerge.

Première Métapsychologie : Impasse rhétorique ou épistémologique ?

Classiquement, la conceptualisation de la pulsion chez Freud comporte une dialectique duelle qui peut être divisée en deux périodes : la première métapsychologie entre 1905 et 1920 (Trois Essais - Au delà du Principe du Plaisir) et une deuxième métapsychologie à partir d’Au delà du Principe du Plaisir (après 1920) ;la première phase étant dominée par l’opposition binaire pulsions du moi - pulsions sexuelles (principe du plaisir) et la deuxième par pulsions sexuelles (Eros) - pulsions de mort (Thanatos) (au delà du principe du plaisir).

Dans la première métapsychologie, Freud développe toute une mécanique inspirée de la physiologie et de la physique afin de cerner la notion de pulsion ; il s’agissait d’un effort pour rendre compte du sexuel à l’aide du paradigme biophysique.

Dans la deuxième période, l’introduction de la pulsion de mort et son corollaire, la répétition, permet une approche de la pulsion dont la voie se trouve au delà de tous les mécanismes d’équilibration, d’harmonisation et d’accord sur le plan biologique.

Quoiqu’il en soit, dans les deux périodes, l’idéal de Freud veut que, à partir de multiples pulsions partielles, la mise en place d’un processus dynamique aboutisse à une synthèse, à savoir une tendance sexuelle adulte (sexualstrebung) mise au service de la reproduction (fortpflanzung). Cette hypothèse visait à éclaircir la question de l’inscription subjective de la pulsion et de la différence des sexes.

Néanmoins, malgré son énorme effort théorique, à la fin de son oeuvre, Freud devait admettre que ces questions restaient encore dans l’indétermination. Ainsi, dans l’Abriss der Psychanalyse en 1938, Freud écrivait :" les pulsions émanant de l’organisation somatique trouvent dans le ça, sous des formes qui nous restent inconnues un premier mode d’expression psychique", en insistant que ".. le réel sera toujours non reconnaissable". (10)

Pourquoi la voie choisie par Freud n’atteint pas le but visé ? Impasse attribuable à la cohérence interne du discours freudien ou impasse épistémologique ?

Dans la première métapsychologie la pulsion devient le point de butée entre le psychique et le somatique. Elle est spécifiée par les quatre qualités classiques : poussé, source, but, objet.

Sous l’influence des trois polarités régissant l’appareil psychique, à savoir activité - passivité (biologique), moi - monde extérieur (réelle), plaisir - déplaisir (économique) les pulsions peuvent avoir quatre destins : renversement dans le contraire, retournement sur la personne propre, refoulement, sublimation. Parmi ces destins, le refoulement jouerait un rôle fondamental dans la formation du symptôme et dans la différenciation de l’homme et de la femme.

Sous l’empire du principe du plaisir, le refoulement, opérant en deux temps, permettrait à l’économie libidinale la mise à l’écart de la conscience des motions pulsionnelles inconciliables. Une première phase au refoulement originaire consisterait en le refus de la prise en charge du représentant - représentation dans le conscient et une deuxième phase, le refoulement proprement dit concernerait, dans l’après coup, les rejetons psychiques du représentant refoulé et/ou les chaînes des pensées associées à lui. Une dissociation entre la représentation et la pulsion serait ainsi possible.

Dans les Trois Essais, Freud rappelle que son idéal d’un rassemblement pulsionnel adulte (sexualstrebung) devrait se passer à la puberté suite à une longue période de latence. Tout au long de ce processus évolutif, des relations objectales et des modifications de but pulsionnel doivent se mettre en place sous l’influence d’un enjeu environnemental qui ne peut être que culturel voire familial. C’est ainsi que sont conçus les trois stades classiques d’organisation libidinale, à savoir stade oral, stade anal, stade phallique.

Ce n'est à partir du stade anal qu’on observe chez Freud la première distinction de corps étranger et de la polarité "masculin/féminin" de la vie sexuelle. Néanmoins, cette dernière "ne mérite pas encore le nom de masculin-féminin", (11) mais elle doit être désignée comme activité/passivité. Le stade anal est donc, pour Freud, le début d’organisation de l’altruisme pulsionnel adulte.

Une remarque immédiate s’impose ici à propos de l'enjeu de la notion de représentation qui fait tenir la théorie de la pulsion. En effet, la représentation en tant que notion limite entre le psychique et le somatique serait censé supporter la fondation du psychisme, cependant nous remarquons qu'à aucun moment l'articulation pulsion représentation sous la forme du représentat psychique ( représentant - représentation ) n' admet une explication générative de la représentation - condition nécessaire à toute définition « scientifique » du psychique -. A la place nous y trouvons un saut, à savoir l'impasse que l'on appelle refoulement originaire. En d'autres termes, la pulsion qui concerne essentiellement le somatique véhicule la notion du corps qui doit se faire représenter. Cependant, là où elle se fait représenter elle ne trouve pas - en tant que pulsion - sa place dans l'inconscient car c'est le représentant psychique qui est refoulé. Par conséquent, l'opposition conscient/inconscient ne s'applique pas à la pulsion; la pulsion se trouvant à l'origine de la défaite de cette dualité oppositive fondamentale.(9) Enfin si on admet que dans la fondation du psychique se joue une affaire d'écriture, c'est-à-dire le passage du corps aux mots, nous y retrouvons une impasse au sens d'un défaut de l'explication binaire attendue.

A quoi cela obéit-il? Doit-on attendre une explication ?

Nous voyons que le système psychique conçu ici comme un système ouvert responsable d’assurer l’homéostasie des tensions internes, modèle très proche du rapport causal simple du type: un stimulus donné entraîne une réponse donnée. Ainsi, des excitations déclenchées par des stimuli divers, mécaniques, organiques et même par des processus affectifs, mettent en oeuvre un système énergétique complexe de régulation de la décharge tensionnelle.

En effet, la lecture des Pulsions et Destin des Pulsions (1915), ne peut pas nous empêcher d’évoquer le fonctionnement de la machine homéostatique, avec sa succession d’objets indifférents, son substratum endogène, ses buts interchangeables, ses transpositions, ses actions de décharge à distance, etc.

Ainsi, sans vouloir rentrer dans une logique deleuzienne, deux questions plus générales en découlent: comment peut-on opérer l’avènement du sujet à partir de la pulsion freudienne? Machines ou êtres parlants ?

Essayons d’abord de répondre à la première question en examinant le but, le destin et l’objet des pulsions. Le simple examen du but de la pulsion, à savoir la satisfaction, nous met sur la voie d’une subjectivation déjà accomplie. En effet, si on considère que la pulsion en tant que convention opérationnelle, ne rentre pas dans la catégorie des instances susceptibles d’éprouver une telle satisfaction, la question est de savoir quelle est l’instance à satisfaire : l’individu ? le moi ? le sujet ? Freud n’a pas répondu explicitement à cette question mais, si on prend en considération ce qu’il ajoutera plus tard concernant le couple plaisir - déplaisir qui seraient des termes inadéquats pour l’inconscient et pourtant se rattachant au moi conscient, on peut en déduire que la satisfaction relève d’une instance inconsciente. Et, à se référer à l’inconscient, elle engage le sujet.

A la question de savoir comment Freud opère ce passage de la pulsion à la satisfaction, il nous semble qu’il y a ici un hiatus fondamental voire un manque de thématisation. En effet, il parait évident que la dimension de la pulsion et celle du moi appartiennent à des champs différents et ce dernier détermine le destin des pulsions. Nous disons manque de thématisation et non pas manque de repérage car, à tout moment, pendant cette période de la réflexion freudienne, dès Trois Essais jusqu' Au delà du Principe du Plaisir, ce système bioénergétique pulsionnel, véritable thermodynamique humaine, baigne implicitement et explicitement dans la famille, dans l’oedipe, enfin dans le social.

Il en est de même par rapport au destin de pulsions. Comme dans la satisfaction, nous remarquons ici que le saut consiste à rapporter ces destins à un système social déjà établi comportant la notion d’interdit. A titre d’exemple, le refoulement et la sublimation ne seraient pas concevables sans une référence à l’inconciliable qui découle de l’interdit. D’autre part, il est implicite chez Freud que cette fonction de l’interdit constituerait le pivot autour duquel les pulsions s’organiseront pour atteindre l’idéal du sexualstrebung.

Cela voudrait donc dire que sans une référence à quelque chose d’étranger à la nature même de la pulsion biologique, à savoir l’inter - dit, celle ci ne pourrait jamais atteindre le but du sexualstrebung. Nous voyons donc comment à partir d’une approche scientifique de la pulsion, le seul moyen d’atteindre l’idéal du sexualstrebung serait le décentrement progressif de cette démarche au profit d’un cadre épistémologique a-scientifique susceptible d’accrocher l’inter - dit dans son statut de phénomène social voire langagier. Freud lui-même n'était pas dupe de ce problème. C'est pourquoi il est arrivé a parler de la pulsion comme d’un mythe et il développe sa deuxième métapsychologie. Deux ordres distincts du savoir y sont évoqués : le savoir scientifique et le savoir narratif.

Quoiqu’il en soit l’avènement du sujet à partir des préalables de la pulsion et de l'interdit défini en quelque sorte un champ explicatif transitionnel qui serait le champ épistémologique de la psychanalyse, à savoir la ligne de fuite entre les sciences exactes et les sciences conjecturales.

Si nous prenons maintenant la voie de l’objet pulsionnel, nous voyons que celle ci est controversée. Cela explique d’ailleurs l’énorme divergence dans la conceptualisation de relation d’objet que l’on observe chez les psychanalystes post - freudiens. Lacan a déjà fait la remarque par rapport aux jeux de grammaire et aux glissements syntaxiques auxquels Freud fait appel dans sa recherche du sexualstrebung.

Mettons en évidence ces impasses - en apparence rhétoriques - afin de dévoiler ce que cet exercice cache. Nous trouvons ici que l’idéal de Freud veut que, par le biais de la dialectique pulsions sexuelles/pulsions de conservation (principe du plaisir), on aboutisse à une différenciation sexuelle progressive, laquelle est indissociable de la découverte de l’objet. Le corollaire de ce processus de maturation serait la démarcation de l’opposition dedans/ dehors et le passage de l’amour auto-érotique à l’amour d’objet.

Nous voyons donc comment à partir d’une conception de la pulsion selon laquelle l’objet serait indifférent, il s’opère chez Freud un glissement vers une proposition qui comporte un choix d’objet. Il reste à savoir si ce choix d’objet, comportant d’ailleurs la notion implicite d’une subjectivation à partir de la pulsion, est attribuable à la nature même de la pulsion ou au cadre symbolique de la dimension imaginaire du moi. Et comment Freud opère ce passage de la pulsion au moi ?

Freud nous dit qu’au stade oral, l’activité sexuelle se confond avec le nourrissage donc il n’y aurait pas encore une différenciation des courants opposés : l’objet de l’une de ces activités est aussi celui de l’autre, le but serait ici l’incorporation de l’objet, "prototype de ce qui se jouera plus tard dans l’identification" (12) , le suçotement étant le premier comportement témoignant de l’activité sexuelle, de l’activité alimentaire.

Dans les Trois Essais... Freud écrit textuellement : "Le suçotement dans lequel l’activité sexuelle a abandonné l’objet étranger pour un autre appartenant au corps propre peut être considère comme un reste de cette phase fictive d’organisation qui nous est imposé par la pathologie". (13)

Dans ce même passage Freud attribue à la notion d’activité sexuelle un statut de sujet grammatical, sans préciser s’il s’agit de la pulsion ou du moi. Situations comme cela sont, d'ailleurs, habituels tant dans Métapsychologie que dans Trois Essais... Il nous est donc permis de penser qu’il s’agit ici de subsumer la notion de pulsion sous celle du moi par l’intermédiaire du sujet "activité sexuelle". Maintenant, à la question de savoir si la distinction attribuée à cette activité sexuelle est assimilable à une première distinction dedans/ dehors, moi/monde extérieur chez le nourrisson, l’argumentation de Freud est ambiguë. Apparemment, Freud lui même refuserait cette hypothèse ,car, selon lui, ce n'est qu'au stade anal que la polarité sexuelle et l’objet étranger peuvent déjà être constatés.

Mais, poursuivons cette voie et référons-nous, pour illustrer notre propos, à une réflexion de Freud concernant les sources internes de l’excitation pulsionnelle, dans la Métapsychologie : "Plaçons nous dans la situation d’un être vivant qui se trouve dans une détresse presque totale, qui n’est pas encore orienté dans le monde et qui reçoit des excitations dans sa substance nerveuse. Cet être sera très rapidement en mesure d’effectuer une première excitation et de parvenir à une première distinction. D’une part, il sentira des excitations auxquelles il peut se soustraire par une action musculaire (fuite) : ces excitations, il les met au compte d’un monde extérieur ; mais d’autre part, il sentira aussi des excitations contre lesquelles une telle action demeure vaine et qui conservent, malgré cette action, leur caractère de poussée constante ; ces excitations sont l’indice d’un monde intérieur, la preuve des besoins pulsionnels. La substance perceptive de l’être vivant aura ainsi acquis, dans l’efficacité de son activité musculaire, un point d’appui pour séparer un dehors d’un dedans". (14)

Si nous reprenons fidèlement les propos de Freud, il est implicite que si on veut qualifier de sexuel le suçotement du stade oral, les excitations internes - la preuve des besoins pulsionnels - devront déjà être présentes. Par conséquent, la substance perceptive aura acquis, dans l’efficacité de son activité musculaire un point d’appui pour séparer un dehors d’un dedans. Nous ajouterons que cette substance perceptive ne peut être qu’intégrée au moi freudien. Ainsi, si ce point d’appui musculaire existe déjà au stade orale, la question est de savoir quand et comment chez Freud, ce point d’appui se matérialise en une distinction dehors/dedans de l’ordre moi/autre ? Ne trouvant pas de réponse chez Freud, il faudra attendre le stade du miroir de Lacan pour thématiser cette question. En effet la thématisation du registre imaginaire par Lacan va permettre l'articulation entre notre impasse - réel - et l'imaginaire, articulation qui se passe dans un cadre symbolique primaire. Ainsi l'enfant qui vit son corps sous le signe du morcellement va acquérir - par le biais du miroir - une image cohérente et univoque de soi. D'un côté donc, un réel qui fait impasse, et de l'autre, l'image spéculaire du moi idéal.

Au premier stade du développement du moi Freud le nomme moi - réalité. Nous trouvons ici un "être individuel" qui peut imposer silence par son action musculaire aux excitations externes tandis qu’il reste sans défense contre les excitations pulsionnelles. Le monde extérieur ne serait pas encore investi et le moi sujet ne serait actif à l’égard du dehors que quand la source d’excitation est déplaisante. Nous voyons bien ici que la pulsion a été assimilée au moi à l’aide de cet "être individuel" . Rappelons au passage que Freud avait déjà subsumé la notion de pulsion sous celui d’excitation.

Puis le moi, nous dit Freud, reçoit du monde extérieur "des objets par suite des expériences qui connaissent ces pulsions de conservation et il ne peut pas éviter de ressentir des excitations pulsionnelles internes, pour un temps, comme déplaisantes". (15) C’est l’instauration du moi - plaisir purifié. Sous l’empire du principe du plaisir, le moi peut opérer l’introjection des sources de plaisir et la projection de ce qui, à l’intérieur de lui même, provoque du déplaisir. Le corollaire est la notion d’amour auto-érotique. Remarquons qu’à ce stade du raisonnement freudien concernant la pulsion, celle-ci a une présence accessoire au profit du moi.

A présent la question est de savoir quelle est la nature de ces "objets" susceptibles de déclencher des excitations pulsionnelles déplaisantes et à quelles opérations psychiques font allusion "ces expériences connues par les pulsions de conservation". Nous retrouvons ici de façon manifeste l'enjeu consistant à subsumer la notion de pulsion sous celle de moi. Il nous est permis de supposer que ces objets déclenchant l’excitation pulsionnelle interne seraient des êtres et/ou des situations faisant parti de l’entourage immédiat de l’enfant, voire de la famille. Ainsi, "les expériences connues" par les pulsions du moi seraient donc la reproduction de représentations d’objets du même entourage.

Finalement, le couple amour/haine qui pourrait être pris pour la conséquence ultime du sexualstrebung fait son apparition dans la première métapsychologie par le biais de la subsumation (moi-pulsion) comportant la notion de frustration.

A ce stade là, nous ne pouvons pas nous empêcher d’évoquer la dimension de la perte dans son statut, non thématisé chez Freud, d’une première inscription de quelque chose de l’ordre du sexuel.

En résumé, si nous faisons abstraction des glissements syntaxiques, des jeux grammaticaux et de l’opération qui fait tomber la pulsion sous le concept de moi, exercice de style permettant le mirage de l’avènement du sujet à partir de la pulsion freudienne, il en résulte que :

- l’amour en tant que distinction consciente appartenant au champs imaginaire du moi, est loin d’être une réalisation attribuable qu’a la nature biologique de la pulsion freudienne,

- que ce soit sous une forme active ou passive, le but pulsionnel n’est jamais pour Freud le rapport sexuel mais la satisfaction d’organe et l’objet n’est en aucun cas le partenaire sexuel mais n’importe quel objet partiel ad hoc (le sein, le pouce, etc pour la pulsion orale).

- la polarité biologique activité/passivité s’avère incapable d’expliquer l’inscription psychique de la différence des sexes de telle sorte que celle-ci n’est jamais atteinte dans le cadre de cette métapsychologie.

- la sexualité ne saurait s’inscrire dans le psychisme que sous la forme opérationnelle, indéterminée et morcelée inhérente à la nature des pulsions partielles de telle sorte qu’aucune inscription inconsciente sur l’opposition masculin/féminin et sur un éventuel rapport sexuel prototypique ne peut leur être imputé ; les pulsions étant destinées à devenir des pulsions partielles en raison de la rencontre manqué avec la chose.

En somme, l’idéal du sexualstrebung serait impossible à atteindre à partir de la particulière approche « scientifique » de la pulsion freudienne Pourquoi particulière ? Tout simplement parce qu’il s’agit ici du paradoxe de vouloir atteindre la monade dans un cadre dualiste. En effet, le sexualstrebung et la croyance en le rapport sexuel chez Freud ne visaient rien d'autre que la solution unitaires propre à la pensée binaire, à savoir la monade. En revanche, à défaut d’un tel sexualstrebung nous trouvons un non - savoir qui, lui, du fait d’être une catégorie absente dans la binarité scientifique, se perd en tant que savoir sur cette impasse.

Ceci dit, nous pensons que les impasses mises en évidence au niveau du raisonnement freudien de l a première métapsychologie, loin de remettre en cause la cohérence interne du discours freudien, ne font que refléter la difficulté dans l’approche de cet objet particulier qui est celui du champ épistémologique freudien; car cet objet, traditionnellement, a incarné la pomme de la discorde entre les sciences exactes et les sciences de l'esprit. Alors solipsisme ou représentationnisme ? Freud et la pulsion c’est c'est plutôt le représentationnisme. Est-ce que Freud était dupe du réel, c'est-à-dire de l'impossible au sens de Lacan? Nous croyons que Freud ne méconnaissait pas cette impasse. Par contre, confronté à la récurrence du réel dans son discours binaire, il a été question pour lui de progresser en masquant, systématiquement, les ruptures voire les obstacles consubstantielles à la récurrence de ce réel. C’est précisément cette insistance du réel qui véhicule une nécessité de discours.

Ceci dit, si on considère que la théorie de la pulsion chez Freud est contemporaine d'autres développements, et notamment de la théorie psychogénétique - causalité psychique - et que ce moment binaire de la pensée freudienne n'a jamais atteint le point de prendre appui sur le nombre ou de faire appel à la logique, nous pouvons penser que la machine homéostatique conçue pour asseoir la pulsion dans un cadre scientifique n'est pas un paradigme binaire pur mais une forme frustre de la binarité. Totem und Tabu, 1912-1913, et la mythologie sacrificielle qui en découle, véritable noyau du symbolique freudien - assomption de la sexuation et de la mortalité dans l'après coup de l'émergence de la loi - en témoignent. A la suite d'un tel argument il est difficile de soutenir que le scientisme de Freud visait l'immortalité des pythagoriciens.

En effet, ce qu'il faut savoir,- si l'on croit à l'idéal des pythagoriciens - c'est que toute pensée dualiste comporte en germe une pensée causaliste, laquelle va se manifester en fonction de l'implication ou non du nombre dans l'élaboration binaire dont il s'agit. C'est pourquoi, à partir du moment où le nombre n’y est pas impliqué - le n ombre dans son statut immuable d'agent et de cause - la pensée dualiste exprimera la pensée causaliste qu'elle contient en germe. Or, l'absence d'une référence au nombre chez Freud met en évidence que ce causalisme reste toujours masqué dans la binarité. D'où cette appellation de forme frustre.

La Métapsychologie à l’époque de l’autoréférence

Bien évidemment l’essor de la théorisation sur l’autoréférence n’est pas contemporain du discours freudien inaugural. Freud n’a donc pas pu en profiter. Néanmoins il n’était pas dupe du réel. Bien au contraire, Freud luttait contre le bruit du réel car il savait bien qu'il ex-sistait. Dès lors la formule que l’on entend souvent : Freud était dupe du réel, ne veut rien dire d'autre que ce réel n'a pas été thématisé parce que chassé de son discours. En d'autres termes, fidèle à l’idéal binaire au lieu d'y voir une possibilité il y a vu un obstacle.

Mais quel aurait été le devenir de la pulsion dans le nouveau cadre des logiques autoréférentielles ? Faute de pouvoir trouver sa place dans la binarité pure, nous croyons que la machine homéostatique conçue aurait bien pu résoudre ses impasses si elle avait été conçue sur ces modèles. Par exemple, parmi ces systèmes nous pouvons évoquer les systèmes modernes définis par ce que l'on appelle la clôture opérationnelle. Ces systèmes hébergent au sein d'eux-mêmes l'autoréférence.

L’autoréférence en tan que alternative entre le solipsisme et le représentationnisme aurait permis à Freud de voir dans l'obstacle une possibilité. Cette proposition semble, sans doute, curieuse voire paradoxale, car si on homologue l'obstacle à l'impossible on ne voit pas comment on pourrait voire la possibilité dans l'impossible. La nuance consiste ici à dire que l'acceptation de la catégorie de l'impossible dans un mode de pensée nous ouvre la possibilité d'un changement de position susceptible de nous faire comprendre différemment le phénomène en question. Rien que ce changement de position ou de domaine aura pour conséquence la défaite de cet impossible; car l'impossible n'est impossible que par et dans la binarité. En d'autres termes, c'est en projetant l'impossible sur le domaine unaire et par conséquent sur le contrepoids ternaire que le paradoxe va se défaire, car dans l'unaire tout est possible et tout est impossible, tout est suffisant et tout est insuffisant, l'unaire ne pose pas de questions, il n'attend ni explique rien, il implique en silence car il n'est pas dans la nécessité Enfin, l'unaire qui n'a pas de référent accepte tout et refuse tout et son savoir se fonde précisément sur le non - savoir.

Or, les systèmes modernes dotés de clôture opérationnelle fondent leur savoir sur cette voie alternative qui prend en charge le non savoir propre de la circularité autoréférentielle. De plus il n'es plus question ici d'un système ouvert mais fermé. Ainsi, dans une logique de clôture opérationnelle, les réponses du système nerveux ne sont pas déterminées par les stimuli mais par la propre structure du système. La clôture opérationnelle définit que l’organisation du système nerveux doit être un réseau de composantes actives, dans lequel, chaque changement dans la relation entre les activités conduit à d’autres changements dans les relations entre les activités. Certaines de ces relations restent invariantes malgré les perturbations continues provenant de la propre dynamique du système ou des interactions de l’organisme qu’il intègre. Autrement dit, le système nerveux fonctionne comme un réseau fermé de changements intervenant dans le cadre des relations entre les activités de ses composantes.

Ainsi, si on superpose spéculativement cette doctrine à la proposition freudienne sur la pulsion, l’expérience d’une augmentation de la tension interne pourrait déclencher une réponse du système qui prendra la forme des quatre destins des pulsions. Le but sera de rétablir l’équilibre souhaité par le principe du plaisir, à savoir la satisfaction. Mais, au point de vue de l’opération du système nerveux, il n'y aura eu que le simple maintient de l’équilibre de certaines relations entre les éléments moteurs et sensoriels, temporairement perturbés par la tension interne ; la relation interne maintenue constante étant l’équilibre entre une activité sensorielle et un tonus musculaire. Il en résulterait donc une opération circulaire. Et, du fait de cette circularité, la complétude qui doit nous renvoyer à l'objectif à atteindre, à savoir la satisfaction, restera toujours incomplétude. N'est-ce pas cette incomplétude sous la forme de l'insatisfaction ce qui caractérise la satisfaction de la pulsion freudienne?

A partir du moment où la machine freudienne - contrairement aux systèmes fermés définis par la clôture opérationnelle -, n’est pas conçue sur le modèle autoréférentiel du déterminisme structural mais d’un réel définit par la continuité, le problème se produit quand on exige d’elle la production de la discontinuité. Dans les termes de Lacan, le problème se produit lorsqu'il est question d'engendrer le sujet au niveau de l’algorithme S <> D (exigence pulsionnelle nouée à la demande).(16) C’est là que nous trouvons le paradoxe du système et l’impossible d’une telle opération. Car la discontinuité, définie par la béance de l’inconscient est une dimension impensable par la structure d’un tel système pulsionnel. Donc, il ne pourrait jamais l’engendrer. Or le seul moyen de comprendre le paradoxe est d'élargir le domaine du discours freudien et de prendre en charge le réel en tant qu'impossible au sein de la structure. Tel nous semble être le pari de Lacan.

Cette impasse épistémologique dans la logique de la pulsion freudienne soulève, sans doute, la question de l’objet de la psychanalyse et celle du champ épistémologique freudien. Ainsi, si nous adhérons à la thèse de Lacan sur le champ freudien, nous devons accepter que l’expérience psychanalytique désignerait une ligne de fuite de telle sorte que l’objet de la psychanalyse ne serait pas un objet mais "un être en train de se réaliser" 17 Or, l’"être en train de se réaliser" serait bien l’objet de la pulsion freudienne, mais, à la recherche du sexualstrebung le réel surgit sous la forme de l’impossible réalisation de l’être. Dorénavant, peut-on parler de l’être ?

La science du réel : une nécessité de discours face à l’impossible ?

La voie choisie par Freud va sans doute du naturel au social ou si l’on veut de l’objectif au subjectif, et c’est justement ce passage qui fait obstacle. Car chacune des deux dimensions existentielle engage traditionnellement une approche épistémologique différente. La démarche syncrétique poussant Freud à explorer la transition soma - psyché met en évidence le problème de deux domaines distincts qui se côtoient : le champ réel de la pulsion et la dimension imaginaire du moi.

La grande tentation du Freud de la première métapsychologie est celle de la certitude de traiter l’expérience comme si elle reflétait un monde absolu. Autrement dit, il s’agit ici du vieux mirage de prétendre appréhender la continuité des régularités empiriques par la biais de l’expérience. Mais, l’expérience est, par définition, discontinue. C’est d’ailleurs la grande certitude des sciences exactes qui suppose l’existence de cette continuité sous la forme d’un réel revenant toujours à la même place dont la grande horloge continue de marquer l’heure même quand l'homme n'est plus là. (18)

Il en résulte la certitude de l’objectivité d’un phénomène de connaissance qui fait abstraction de la connaissance de la connaissance ; cette certitude supposant la forclusion du sujet de l’énonciation au profit du mirage de la toute puissance de l’oeil. Mais, comme le souligne Lacan, nous ne sommes pas un oeil et cela veut dire que: "(...) dans le rapport de l’imaginaire et du réel, et dans la constitution du monde telle qu’il en résulte, tout dépend de la position du sujet".(19) Et, nous savons que cette position du sujet est caractérisée par sa place dans le monde symbolique, autrement dit dans le monde de la parole. En d'autres termes, même si notre nature est biologique, toute réflexion sur elle-même y compris la réflexion sur la connaissance ne peut avoir lieu que dans le langage.

Nous touchons donc ici à une dimension de l’impossible relevant de l’épistémologie qui doit se lire "impossible à connaître voire impossible à écrire". C'est la révélation même du réel sous la forme d'obstacles ou de ruptures qui va imposer une nécessité de discours. D'où la nécessité d'une prise en charge et d'une thématisation de ce réel.

Or, la prise en charge de ce Réel sous la forme de l'impossible va nous conduire a une réflexion circulaire où une connaissance de la connaissance ne consisterait pas en une explication linéaire qui part d’un point fixe et arrive à sa fin lorsque tout est expliqué mais ressemblerait plutôt au garçon du tableau d’Escher "La galerie des tableaux". (20) Le tableau qu’il contemple se transforme graduellement et devient imperceptiblement la ville où se trouvait la galerie et le garçon ! Nous sommes incapables de situer le point de départ : à l’intérieur ? à l’extérieur ?

A cet égard, si nous adhérons à "cet être en train de se réaliser", dans son statut d’objet scientifique dont Lacan nous parle, une épistémologie d’inspiration scientifique devrait présupposer que le phénomène de la connaissance ne concerne pas les objets, et son aspiration devrait consister en ceci qu’en acquérant la connaissance de la connaissance, nous nous construisons nous mêmes.

Au total, si la pulsion freudienne, conçue sur le modèle du réel de la science, s’avère insaisissable dans sa subjectivation et dans son sexualstrebung à partir d’une telle approche épistémologique fondée sur l’objectivité c'est parce qu' il y a du réel qui fait trou dans ce semblant articulé qui est son discours scientifique.

Mais comment pénétrer ce réel tracé par la voie de la pulsion ? Lacan répondra par la mathèmisation, c’est-à-dire le traitement du réel par le symbolique. Voilà la nécessité de discours, à savoir la nécessité d’une écriture puissante susceptible d’accrocher le réel de la pulsion et de la sexuation freudiennes.

La nécessité est donc essentiellement logique, c’est-à-dire inscrite au sein du discours. L’art, conçu sur le modèle des arts libéraux du moyen âge, définit la place particulière de la psychanalyse par rapport à l’ensemble des sciences : la psychanalyse se distingue des sciences par son rapport fondamental à la mesure de l’homme qui comporte l’usage de la parole. Enfin, le discours binaire pourtant qu’il s’agit d’un semblant troué par le réel impose à la fonction épistémologique du symbolique quelque chose de l’ordre de la nécessité d’un discours qui ne serait pas du semblant.

Notes

1 Cf. B. Russell, The Principles of mathematics ( 1903), et B. Russell and A.N. Whitehead, Principia Mathematica (1910-1913)

2 F. Varela in Autonomie et connaissance, p. 23 : «  A ce point du raisonnement, les nombres ne sont pas de théorèmes mathématiques ; ce sont des objets appartenant au langage de l’arithmétique ».

3 Ibid., p. 23

4 Robert Blanché, in L’épistémologie, p. 123.

5 D.R. Dufour, in Les mystères de la trinité, p. 15 .

6 Ibid., p. 357.

7 D.R. Dufour, op. Cit., p. 357.

8 Cf. Edition française de la correspondance Freud - Fliess, publié dans La naissance de la psychanalyse. Ici, la lettre du 8 Octobre 1885.

9 S. Freud, in Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 80. Cette idée est déjà ébauché dans les lettres à Fliess du 6 décembre et du 11 Janvier 1897 ( 52 et 55 ).

10 S. Freud, Abrégé de Psychanalyse, PUF, op. cit. p. 4.

11 S. Freud, in Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 129.

12 S. Freud, in Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 128.

13 Ibid. p. 129.

14 S. Freud, in Métapsychologie, p. 14.

15 Ibid., p. 137.

16 J. Lacan, «  Subversion du sujet et dialectique du désir », in Ecrits, p. 817.

17 Dans Le Séminaire, livre II, p. 130, Lacan insiste sur le fait que l’être et l’objet pour la philosophie ne sont pas la même chose. De plus l’être au point de vue scientifique est insaisissable car il n’est pas d’ordre scientifique. C’est pourquoi la psychanalyse, en désignant le point de fuite entre les deux disciplines souligne que l’homme n’est pas un objet, mais «  un être en train de se réaliser », quelque chose de métaphysique.

18 Voir la définition du réel de la science développée par Lacan dans son article «  Psychanalyse et cybernétique », in Séminaire II, p. 343.

19 J. Lacan, «  La topique de l’imaginaire », in Séminaire I, p. 95.

20 Voir The magic mirror of M.C. Escher, p. 31.

 

 

 

 

Bibliographie

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 10 - Diciembre 1999
www.acheronta.org