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Pygmalion et la création artistique
Nous allons introduire le commentaire sur Dante par le récit du mythe de Pygmalion, qui peut nous illustrer le rapport entre le créateur et sa création. Dans lune des versions de ce mythe, Galatée est une sculpture faite par Pygmalion lui-même, selon ses plus hauts idéaux esthétiques. A force de la désirer du plus profond de son âme, elle gagne vie et devient désormais une partie indissociable de lexistence du sculpteur, son épouse et la mère de ses enfants.
"Pygmalion était un roi de Chypre qui devient amoureux dune statue dAphrodite. Le poète latin Ovide fait de lui un sculpteur qui avait façonné une statue divoire représentant son idéal féminin. Pris de passion pour cette image, il adressa à Aphrodite de ferventes prières et celle-ci, émue, insuffla la vie à la matière inanimée. Pygmalion put donc épouser sa créature et eut delle une fille, nommée Paphos." (1)
Les versions se modifient normalement quant à lorigine de cet amour plus tard voué à Galatée. Les unes affirment que Pygmalion était tombé amoureux dune statue du temple dAphrodite, les autres quil sagissait dune jeune fille réelle. Mais, de toute façon, en étant pris par cette image idéale, il élabore une statue qui ressemble cette image. "Roi légendaire de Chypre et sculpteur réputé, Pygmalion sétait voué au célibat et avait reporté lamour dont il se frustrait sur une statue de jeune fille dont il était lauteur" (2).
Quelle que soit linspiration première de ses sentiments, on voit se répéter une espèce de projection de sa passion sur la sculpture. Ce mouvement projectif est sans doute présent dans toute oeuvre dart et il serait même la condition essentielle pour quelle se produise, pour qu'elle "gagne vie". Dans ce sens, on peut voir ce mythe comme une métaphore du propre processus de création artistique.
Toutefois, pour accomplir les désirs de Pygmalion, il faut lintervention dune déesse. Cest Aphrodite qui montre pitié et écoute ses prières:
"Il supplia Aphrodite de lui procurer une femme qui ressemblât à son oeuvre. La déesse anima la statue et Pygmalion put épouser Galatéa quil avait créée" (3). Cette main divine posée sur la création est ce qui lui donne la vie. On peut la rapprocher de linspiration du poète, ou de lartiste en général, inspiration qui serait ce "souffle divin de vie". Le souffle divin est ce qui transforme cette force passionnée et projetée dans une statue, en créature pleine de vie.
Cette inspiration ou force créative transforme les passions et, dune forme plus générale les expériences de lauteur, en oeuvre dart. On dit de loeuvre quelle vient au jour, quelle gagne vie, cest-à-dire, on la personnalise avec nos propres expressions. Loeuvre devient une "chose vivante". Dans ce mythe, ce mécanisme a lieu dune façon tout à fait littérale. Loeuvre reçoit vraiment la vie. On dit aussi des oeuvres, quelles peuvent laisser ses racines et donner des fruits. Elle laisse derrière soi ses produits, cest-à-dire ses enfants. Dans le mythe de Pygmalion, cela se passe à un niveau concret et très humanisé, Galatée devient une femme et même la mère de deux enfants :
"Aphrodite pénétra dans cette statue, lui donna la vie et elle devint Galatée qui lui donna Paphos et Métharmé. Paphos, le successeur de Pygmalion, était le père de Cinyras, et le fondateur de la cité de Paptos, à Chypre; il y bâtit un temple à Aphrodite, qui est célèbre" (4).
Comme nous parlons des "fruits" dune oeuvre et de ses influences sur limaginaire culturel, nous allons citer quelques oeuvres dans le domaine de la sculpture et de la littérature qui présentent un lien de familiarité avec le mythe de Pygmalion. Il y a un groupe sculpté inspiré par Pygmalion qui a été exposé au Louvre en 1756, de Etienne Falconnet. Le même motif a inspiré Rodin, qui a sculpté en 1889 son Pygmalion. Quant à la littérature, il y a louvrage de E.T.A. Hoffman de 1816 intitulé Lhomme au sable qui reprend ce thème, et également Arnim, dans un roman contemporain, La statue de marbre (1819). Edgar A. Poe a travaillé ce thème dans Le portrait ovale, mais dans une perspective inverse : loeuvre dart créée par lartiste est ce qui coûte la vie à la femme vivante. Et encore, il y a loeuvre connue de Bernard Shaw intitulée Pygmalion (1913), où il sagit de la transformation dune jeune fille issue des bas-fonds de la société en "lady" parfaitement respectable (5).
On pourrait dire, de toutes ses oeuvres, quelles sont "filles" du mythe de Pygmalion et y ont trouvé son inspiration, au moins au regard de la thématique. Thème, celui-là, qui reste dans notre culture et fait même partie de notre lexique : on dit dune personne qui a contribué de façon déterminante à léducation de quelquun ou à lévolution de sa carrière quelle a été son pygmalion.
Dante: lauteur et le personnage
Il y a une oeuvre littéraire dont le thème nest pas identique au mythe de Pygmalion, mais où, cependant, se manifeste la présence tout à fait "vivante" des idéaux du poète : La Divine Comédie. Pendant le parcours de Dante dans les instances de lau-delà - lEnfer, le Purgatoire, le Paradis - il est accompagné successivement par trois guides. En premier lieu Virgile, poète classique le plus admiré par lui; après Béatrice, son idéal féminin et tout à la fin Saint Bernard. Selon quelques critiques, la Comédie a été élaborée comme un don damour à son héroïne, Dante laurait écrit afin de proclamer sa passion pour Béatrice. Loeuvre serait ainsi un instrument pour la faire en quelque sort revivre, étant donné que Béatrice est morte à lâge de 24 ans, bien avant lécriture du poème. On pourrait donc placer Béatrice comme Galatée, femme aimée qui attire la passion dun mortel, Dante, qui fait appel aux divinités pour la faire vivante. La tâche de Dante consiste justement à transformer cette passion en oeuvre, en donnant vie à sa "statue aimée", Béatrice, à travers son écrit.
Dans cette partie, notre point de mire cest le rapport de lauteur à son oeuvre, son texte. On a commencé par citer un mythe où la créature, une statue, parvient à pénétrer complètement la vie du créateur, en devenant sa femme. Dans la Comédie, presque au contraire, le créateur devient la "chose créée" : Dante est le héros/narrateur.
A part ce lien établi avec le mythe de Pygmalion, la Comédie nous servira ici dappui pour réfléchir sur la question de loeuvre littéraire comme une forme de réécriture des expériences de lauteur. Cette réécriture nous apparaît comme un versant par lequel il est possible détablir une analogie avec le processus analytique. Analogie en ce qui concerne du moins le travail avec le langage et lécriture.
Dans le cas de la Comédie, la superposition de lauteur et du narrateur est évidente : le personnage est Dante lui-même. Son nom est même marqué dans la narration : à la fin du "Purgatoire", quand Béatrice apparaît, elle lappelle par son nom - "Dante" (6). En plus, la majorité des personnages dont il est question appartinrent à la vie de Dante - dune façon très générale on dirait quil parle de ses ennemis et de ses amis, plaçant les uns dans lEnfer et les autres soit dans le Purgatoire soit dans le Paradis. Et encore, il sont évoqués plusieurs personnages et histoires qui ont marqué la vie de Dante, comme la légende de Paolo et Francesca da Rimini, très en vogue à lépoque.
A propos de ce rapport de Dante en tant quauteur avec Dante en tant que personnage, voyons ce qui peut nous éclaircir J. L. Borges, en tant quécrivain, lorsquil indique que le poète "est" chacun de ses personnages : "La notion panthéiste dun Dieu qui est aussi lunivers, dun Dieu qui est chacune de ses créatures et le destin de ces créatures, est peut-être une héresie et une erreur si nous lappliquons à la réalité mais elle est indiscutable si on lapplique au poète et à son oeuvre. Le poète est chacun des hommes de son monde fictif, il en est chaque souffle et chaque détail. Une de ses tâches, et non des moindres, est de cacher ou de dissimuler cette omniprésence. Le problème est singulièrement ardu dans le cas de Dante, obligé par le caractère même de son poème dadjuger la gloire ou la perdition, sans que ses lecteurs aient pu remarquer que la Justice qui émettait ces jugements nétait autre, en fin de compte, que lui-même. Pour obtenir ce résultat, il a inclu son propre personnage dans la Comédie et il a fait en sorte que ses réactions ne coïncident pas, ou ne coïncident que parfois - dans le cas de Filippo Argenti, par exemple, ou dans celui de Judas, avec les décisions divines." (7)
prenons alors comme objet danalyse loeuvre de la Divine Comédie. Il faut dabord préciser quelle ne sest pas toujours appelée ainsi. Dante la nommée Commoedia, ou plus précisément Incipit Dantis Alighierii fiorentini natione non moribus. Cest-à-dire, Dante, florentin par naissance, pas par les moeurs. Cétait sa façon à lui de faire une critique voilée aux citoyens qui lont proscrit de sa terre natale. Avec ce nom de Comédie, le poème a parcouru son chemin, dabord à travers les copies manuscrites et ultérieurement dans les premières à être imprimées, à partir de 1472. Plus tard, les citoyens florentins demandèrent sa censure, et pour réaliser une étude préliminaire ils chargèrent le poète Boccaccio. Celui-ci initie la lecture et y est tellement pris quil devient lun des plus grands défenseurs et divulgateurs de loeuvre. Il la croit si merveilleuse et incommensurable quil lui ajoute un adjectif jugé plus approprié : "divina". A partir de cette date ce mot sincorpore au nom par lequel le poème est devenu connu : La Divina Commedia. La première édition qui porte ce titre date de 1555, aux éditions Giolito de Venice.
Et quant au mot Comédie, à lépoque il sappliquait au genre littéraire utilisé pour traiter divers sujets avec un style hétérogène comme celui de Dante, qui ajoutait le religieux au profane et le trivial au sublime. Contradictions ou paradoxes qui néanmoins habitent notre âme et que Dante se met à exploiter. Cette âme déchirée par ses passions et tentations, ainsi que par les "nobles sentiments" et correctes intentions de la morale et de la religion, comme on peut faire la preuve pendant la lecture de la Comédie. Enfin, celui-ci constitue - lâme et ses détours - le thème par excellence de ce poème.
Quant à la date de son élaboration, jusquà aujourdhui on ne la connaît pas avec présicion. Ce que lon sait avec certitude cest quen 1317 "lEnfer" était déjà connu et avait été copié sous forme manuscrite. En 1319 on connaissait quelques parties du "Purgatoire". Quant au "Paradis", il na été divulgué quaprès la mort de Dante. Actuellement, lhypothèse la plus admise est que lauteur aurait initié loeuvre après la mort dHenri VII, en 1313, et laurait écrite, sans grandes interruptions, jusquà sa mort. Il est remarquable quau moins deux de ses oeuvres ont été initiées lors de la mort de quelquun qui lui était chèr. Et de plus, la perte réelle de deux êtres qui sustentaient ses plus intenses idéalisations : Béatrice dans le plan amoureux, et Henri VII dans le plan politique - soit dans sa vie privée et dans sa vie publique.
Quant à la structure de la Comédie, il y a un itinéraire connu : le parcours commence par lEnfer, se poursuit dans le Purgatoire et termine dans le Paradis. Trois ont été les guides : Virgile, pour Dante le plus grand Poète, le conduit par lEnfer et le Purgatoire, à la fin duquel Béatrice prend le relais et laccompagne. Il suivent le parcours dans le Paradis, en passant par des sphères célestes jusqu à lEmpyrée, où Saint Bernard devient le guide, amenant Dante en direction de sa rencontre face à Dieu.
En termes de la forme poétique, tout les chants sont élaborés dans lessai pour sharmoniser avec les nombres 3 et 10, et ses multiples. On voit par ce biais la forte présence du symbolisme inhérent à la culture médiéval, qui avait établi dans le numéro 10 la perfection, aussi bien que le culte à la Sainte-Trinité, présent dans le numéro 3.
Dans ce sens, la structure générale du poème est faite dans un équilibre entre les trois parties, chacune ayant 33 canti, espèce de chapitres. LEnfer possède 34 chants parce quil inclut lintroduction à loeuvre, le premier chant. Le total est alors 100 chants - comme le 10 serait le numéro parfait, 100 serait la perfection du parfait. Et encore, chacune de ces parties est formée par dix cercles. LEnfer possède neuf cercles ("cerchi") et lAmphithéâtre; le Purgatoire a sept degrés ("cornici"), deux Antipurgatoires et le Paradis Terrestre; et le Paradis a neuf ciels et lEmpyrée. On parcourt les trois instances comme sil sagissait dun ensemble danneaux ou, mieux, dune grande spirale.
Lharmonie est donnée aussi par le numéro 3 : la métrique adoptée est de tercets hendécasyllabes et les rimes suivent la formule : ABA, BCB, CDC et ainsi de suite, le verse intermédiaire étant le premier du prochain tercet. Comme Dante a été le premier poète à employer ce schéma, il a été nommé "tercets dantesques". Cette façon de construire la mélodie du poème le confère une fluidité et légèreté, que lon aperçoit pendant la lecture. Toute loeuvre semble avoir été construite avec un patient travail presque architectural. Au-delà de la métrique, la rime, la musicalité, le poète a construit un système sophistiqué qui nest pas sans rappeller une cathédrale médiévale.
Le voyage poétique dans la triade Enfer-Purgatoire-Paradis, Dante la fixé comme ayant été réalisé pendant la Sainte Semaine de lannée 1300. Il a reculé laction à cette époque pour bien pouvoir traiter quelques faits, épisodes, personnages qui ont mérité son exaltation, approbation ou sa réprobation, ou des faits au moins dignes de registre.
Cette année, 1300, a été le premier Jubilé romain, date dans laquelle on souligne le pardon et lindulgence. Ainsi, ce choix permettrait leffort dun chrétien médiéval qui, ayant reconnu avoir perdu le droit chemin, "la diritta vita" de la vertu et de la conquête de lâme purifiée, chercherait sa réconciliation avec Dieu. Rappelons le début de la Comédie:
"Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita." (8)Cette recherche de la voie droite se fait à travers des mortifications et des illuminations spirituelles. Dans le cas de Dante, il lui faut ce long parcours par les misères de lEnfer et les châtiments du Purgatoire, pour enfin accéder aux gloires des illuminés du Paradis. Sa rencontre avec le Dieu ressuscité se fait justement dans le Dimanche de Pâques, moment suprême où loeuvre se termine. Le voyageur se trouve maintenant émerveillé devant la face de Dieu.
Le thème dun voyage au royaume de lau-delà nétait pas nouveau. A lépoque des incursions au monde des esprits, surtout en sagissant des punitions et châtiments ce thème était abondant dans la littérature.Dès lâge classique, les héros saventurent hors de la vie terrienne, comme Hércules ou Orfeu, et Enéas qui est allé à lAverne. Ce que distingue Dante cest la magnificence de son oeuvre et son approche assez particulière et personnelle de la question, en se servant de ses collègues comme personnages, soit les amis admirés, soit les ennemis méprisés. Il prend ses propres passions et les met comme agents importants du déroulement de la narration.
Il y a plusieurs interprétations de la Comédie et requêtes à propos de son sens dernier. Dante lui-même, a contribué pour le surgissement de quelques théories et spéculations. Par exemple, lorsquil écrit une lettre au seigneur de Verona ( XIII, VII 20-22), il dit que la Comédie devrait être comprise dans plus dune optique. Il donne à son oeuvre quatre sens juxtaposés : le littéral ou historique, le moral, lallégorique ou figuré, et le mystique.
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Certains commentateurs, en privilégiant la perspective mystique, disent quen réalité la signification de loeuvre est liée à la condition humaine, en même temps mortelle et divine. Le "voyage dantesque" serait ainsi la modèle de Dante pour que les hommes puissent sortir du péché et de langoisse. Les êtres pourraient rencontrer le bon chemin seulement avec lorientation de lempire, rendu présent par Virgile, et de lEglise, symbolisé par Béatrice.
Autres critiques centrent loeuvre dans le domaine moral, en affirmant que la mission humaine serait dachever une ardue transition de la servitude des passions à la liberté spirituelle et à la perfection morale. Ces conquêtes seraient possibles avec laide de la raison et de la vérité révélée, représenté respectivement par Virgile et Béatrice. Cette dernière pourrait symboliser encore, en plus de lEglise et de la vérité, la philosophie, qui serait l'explication humaine pour le sens de la vie dans la Terre. Philosophie qui, néanmoins imparfaite et finie, parce que toujours humaine, serait la seule consolation et stimulus face aux questions de lexistence.
La plus vivifiante des hypothèses est celle qui relie Béatrice à limage de lAmour. Il ne sagit pas simplement de Béatrice-femme, cet autre imaginaire qui a vraiment existé et qui possède une histoire, mais de la muse inspiratrice en tant que La femme, héroïne qui occuperait cette place symbolique de lidéal féminin, absolu. Et qui serait finalement réductible à un nom. Nom qui, presque par hasard, a été marqué comme "Béatrice" - le nom dune jeune fille que le poète a vu dans son enfance, une époque plus sensible et impressionnable de lexistence. Il sagit de lAmour en majuscule, celui qui pousse à la vie. En ultime instance, on peut laisser cette question ouverte : lamour qui fait vivre et, plus, fait parler, serait en fait lautre nom du désir, désir qui se fait demande, parole.
"Io son Beatrice che ti faccio andare (...); Amore mi mosse che mi fa parlare".
Dante termine sa Comédie en faisant appel aux étoiles, comme dailleurs il le fait à la fin des trois parties de loeuvre, lEnfer, le Purgatoire et le Paradis - toutes terminent avec le mot "étoile", "stelle". "Lamore que muove il sole e laltre stelle" (Paradis, XXXIII, 145). On dit que Béatrice serait pour Dante cette étoile. Comme un amour construit à partir dun autre, projection dun autre amour ineffable, lumineux et éternel, qui conjugue tous les êtres, de tous les mondes, dès les invisibles atomes, jusquau plus grand infini, amour qui mantient le mouvement et la vie de lunivers. Comme exprimé dans le dernier vers du poème: "Lamour qui tourne le soleil et les autres étoiles" (Paradis, XXXIII, 145).
Cependant essayons de ne pas poursuivre dans une voie obsédée de la quête dune signification dernière du nom "Béatrice". Essayer de sortir de ce cercle bouclé, normalement infécond, et en fait impossible, de la quête dun sens ultime aux mots. On sait bien que le sens dune oeuvre est continuellement construit, il dépend de chaque lecteur et critique, et de chaque époque, qui vont laisser les traces de la fiction de sa propre vérité.
Un autre point important dans le commentaire de la Divine Comédie est la question de la parole et son caractère limité et comment, toutefois, elle se fait oeuvre : lettre, marque décriture.
Dès les vers de lEnfer, Dante parle de la difficulté de construction de la narration et "comme les mots manquent" pour bien décrire tout ce quil est train de se passer ou tout quil ressent dans son esprit:
"Qui pourrait jamais, même sans rimes,
redire à plein le sang et les plaies
que je vis alors, même en répétant son récit?Certes toute langue y échouerait
car notre discours et notre pensée
pour tant saisir ont peu despace."
(Enfer, XXVIII, 1-6)Tout le Paradis est aussi marqué par cette impossibilité, les merveilles sublimes et la grâce divine ne sont pas "atteignables" par le langage humain:
"J'ai vu des choses que ne sait ni ne peut
redire qui de là-haut descend;
pour ce quen sapprochant de son désir
notre intellect va si profond
que la mémoire ne peut ly suivre." (Paradis, I, 5-9)Cet impossible à parler caractérise en fait tout le discours qui va suivre, au long du Paradis. Il sagit de la rencontre indicible entre le divin et lhumain dont il sera question dans cette partie. Ainsi, "la parole qu'a été engagée dans cette aventure se définira par conséquent comme parole paradoxale, infiniment risquée - cest pourquoi elle aura besoin pour commencer - pour "entrer dans larène" - de sapprofondir infiniment comme parole poétique" (9).
Dans le chant VIII de lEnfer, Dante oeuvre le récit par ces vers énigmatiques:
" Papè Satàn, papè Satàn aleppe
commença Pluton à voix rauque." (Enfer, VII, 1-2)Cest un jeu avec les mots qui en fait ne remet à aucun sens dans aucune langue parlée. Au maximum il se réfère à quelque langue diabolique propre à la non-communication, à ne pas se faire comprendre. Ce jeu phonique et incantatoire invoqué par Satan a pour effet exclure ceux qui lécoutent, dans le cas, Dante et Virgile. "Latin, hébreu, arabe, dialectes italiens, plusieurs interprétations sont possibles - lessentiel restant lexclusion, et lapparition de ce bord inquiétant - "anticommunicatif" - du langage - figure en abîme, formule même du refus démoniaque" (10). Le langage, en même temps que donne lillusion dune communication vraie et directe, peut bien opérer dans le sens inverse, empêchant toute possibilité de compréhension. Celui-ci est justement son côté "démoniaque".
Joyce, maître de ce versant du langage complètement appuyé sur le pur signifiant, sest intéressé à la Comédie. La langue se caractérise comme lieu de "précipitation, de prise de formes, de métamorphoses (...) Langue donc qui est le contraire dun monument fixe, qui est devant nos yeux et dans la matière verbale, "work in progress" - dans le sens même où Joyce employait ce terme pour désigner Finnegans Wake. Et ce nest pas un hasard si, comme le révèle son autotraduction en italien, Joyce avait constamment en tête le modèle Dante, lusage fait par "padre Dante" (...) de la langue à la limite de labsence de sens" (11).
De façon récurante, cest la structure langagière qui introduit lindicible et lincompréhensible, notamment à la fin du texte:
"Telle il la voit, que quand me redit
je nentends pas, tant il parle subtil"
(Vita Nuova, XLI).La dernière vision du poème, "admirabile visione", laisse Dante face à lincompréhension et au non-sens, à cause de cet aspect "subtil" de la parole. Cest même cet "impossible à comprendre" et cet "impossible à dire" qui poussent le poète à continuer dans sa recherche et à "parler" encore, à écrire. Cest ainsi quil poursuit ses écrits et élabore la Comédie, dont le "Paradis" sera construit entièrement autour de cette notion de lindicible:
"Jai vu des choses que ne sait ni ne peut
redire qui de là-haut descend" (Paradis, I, 5-6)Chez Dante il y a toujours la marque dun point final, dune limite. Limite aussi bien de lexpression que de la compréhension. Selon lavis de J. Risset, "on peut saisir la Comédie comme progression (en spirale) de cercle en cercle, à travers les trois règnes, jusquau cercle impossible qui les couronne et les trancende tous, dans lincompréhensible" (12).
"Tel est le géomètre attaché tout entier
à mésurer le cercle, et ne peut trouver
en pensant, le principe qui manque,
tel jétais moi-même à cette vue nouvelle:
je voulais voir comment se joint
limage au cercle, comment elle sy noue;
mais pour ce vol mon aile était trop faible" (Paradis, XXXIII, 133-138)Ce dernier cercle est lEmpyrée, le cercle immobile et presque impossible à concevoir. Il s'agit là d'un instant de jouissance pensée comme absolue (13). La jouissance paradisiaque, telle quelle est atteinte finallement ici, est "circularité parfaite : chacun des éléments qui la composent se dissout pour ainsi dire dans le suivant. (...) Dieu même, limage de Dieu en laquelle à la fin il sabîme, est un ensemble de trois cercles passant lun dans lautre et où sinscrit limage humaine" (14).
Notes
(1) Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, sous direction de René Martin, Ed. Nathan, 1992, p. 214.
(2) Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Joël Schmidt, Larousse, 1985, p. 268.
(3) Ibid, p. 268
(4) Les mythes grecs, 174. Robert Graves, Fayard, 1967, p.
(5) cf. Dictionnaire culturel de la mythologie, op. cit.
(6) La Divine Comédie, "Purgatoire", XXX, 55.
(7) Borges, J. L., Neuf essais sur Dante, Gallimard, 1987, p. 31.
(8) "Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue." Enfer, I, 1-3(9) Risset, J, Dante écrivain, p. 41-42.
(10) Ibid, p. 85.
(11) cf. Joyce, J., Scritti italiani, cité par Risset, J., Dante écrivain, p. 72.
(12) Ibid, p. 204.
(13) Cf. Lacan, J. Le séminaire. Livre XX. Encore. Paris: Seuil, 1975.
(14) Ibid, p. 203.