Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
Dante et l'écriture de Béatrice: Jouissance et langage dans La Divine Comédie
María Lucía Homen

Pygmalion et la création artistique

Nous allons introduire le commentaire sur Dante par le récit du mythe de Pygmalion, qui peut nous illustrer le rapport entre le créateur et sa création. Dans l’une des versions de ce mythe, Galatée est une sculpture faite par Pygmalion lui-même, selon ses plus hauts idéaux esthétiques. A force de la désirer du plus profond de son âme, elle gagne vie et devient désormais une partie indissociable de l’existence du sculpteur, son épouse et la mère de ses enfants.

"Pygmalion était un roi de Chypre qui devient amoureux d’une statue d’Aphrodite. Le poète latin Ovide fait de lui un sculpteur qui avait façonné une statue d’ivoire représentant son idéal féminin. Pris de passion pour cette image, il adressa à Aphrodite de ferventes prières et celle-ci, émue, insuffla la vie à la matière inanimée. Pygmalion put donc épouser sa créature et eut d’elle une fille, nommée Paphos." (1)

Les versions se modifient normalement quant à l’origine de cet amour plus tard voué à Galatée. Les unes affirment que Pygmalion était tombé amoureux d’une statue du temple d’Aphrodite, les autres qu’il s’agissait d’une jeune fille réelle. Mais, de toute façon, en étant pris par cette image idéale, il élabore une statue qui ressemble cette image. "Roi légendaire de Chypre et sculpteur réputé, Pygmalion s’était voué au célibat et avait reporté l’amour dont il se frustrait sur une statue de jeune fille dont il était l’auteur" (2).

Quelle que soit l’inspiration première de ses sentiments, on voit se répéter une espèce de projection de sa passion sur la sculpture. Ce mouvement projectif est sans doute présent dans toute oeuvre d’art et il serait même la condition essentielle pour qu’elle se produise, pour qu'elle "gagne vie". Dans ce sens, on peut voir ce mythe comme une métaphore du propre processus de création artistique.

Toutefois, pour accomplir les désirs de Pygmalion, il faut l’intervention d’une déesse. C’est Aphrodite qui montre pitié et écoute ses prières:

"Il supplia Aphrodite de lui procurer une femme qui ressemblât à son oeuvre. La déesse anima la statue et Pygmalion put épouser Galatéa qu’il avait créée" (3). Cette main divine posée sur la création est ce qui lui donne la vie. On peut la rapprocher de l’inspiration du poète, ou de l’artiste en général, inspiration qui serait ce "souffle divin de vie". Le souffle divin est ce qui transforme cette force passionnée et projetée dans une statue, en créature pleine de vie.

Cette inspiration ou force créative transforme les passions et, d’une forme plus générale les expériences de l’auteur, en oeuvre d’art. On dit de l’oeuvre qu’elle vient au jour, qu’elle gagne vie, c’est-à-dire, on la personnalise avec nos propres expressions. L’oeuvre devient une "chose vivante". Dans ce mythe, ce mécanisme a lieu d’une façon tout à fait littérale. L’oeuvre reçoit vraiment la vie. On dit aussi des oeuvres, qu’elles peuvent laisser ses racines et donner des fruits. Elle laisse derrière soi ses produits, c’est-à-dire ses enfants. Dans le mythe de Pygmalion, cela se passe à un niveau concret et très humanisé, Galatée devient une femme et même la mère de deux enfants :

"Aphrodite pénétra dans cette statue, lui donna la vie et elle devint Galatée qui lui donna Paphos et Métharmé. Paphos, le successeur de Pygmalion, était le père de Cinyras, et le fondateur de la cité de Paptos, à Chypre; il y bâtit un temple à Aphrodite, qui est célèbre" (4).

Comme nous parlons des "fruits" d’une oeuvre et de ses influences sur l’imaginaire culturel, nous allons citer quelques oeuvres dans le domaine de la sculpture et de la littérature qui présentent un lien de familiarité avec le mythe de Pygmalion. Il y a un groupe sculpté inspiré par Pygmalion qui a été exposé au Louvre en 1756, de Etienne Falconnet. Le même motif a inspiré Rodin, qui a sculpté en 1889 son ‘Pygmalion’. Quant à la littérature, il y a l’ouvrage de E.T.A. Hoffman de 1816 intitulé L’homme au sable qui reprend ce thème, et également Arnim, dans un roman contemporain, La statue de marbre (1819). Edgar A. Poe a travaillé ce thème dans Le portrait ovale, mais dans une perspective inverse : l’oeuvre d’art créée par l’artiste est ce qui coûte la vie à la femme vivante. Et encore, il y a l’oeuvre connue de Bernard Shaw intitulée Pygmalion (1913), où il s’agit de la transformation d’une jeune fille issue des bas-fonds de la société en "lady" parfaitement respectable (5).

On pourrait dire, de toutes ses oeuvres, qu’elles sont "filles" du mythe de Pygmalion et y ont trouvé son inspiration, au moins au regard de la thématique. Thème, celui-là, qui reste dans notre culture et fait même partie de notre lexique : on dit d’une personne qui a contribué de façon déterminante à l’éducation de quelqu’un ou à l’évolution de sa carrière qu’elle a été son pygmalion.

 

Dante: l’auteur et le personnage

Il y a une oeuvre littéraire dont le thème n’est pas identique au mythe de Pygmalion, mais où, cependant, se manifeste la présence tout à fait "vivante" des idéaux du poète : La Divine Comédie. Pendant le parcours de Dante dans les instances de l’au-delà - l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis - il est accompagné successivement par trois guides. En premier lieu Virgile, poète classique le plus admiré par lui; après Béatrice, son idéal féminin et tout à la fin Saint Bernard. Selon quelques critiques, la Comédie a été élaborée comme un don d’amour à son héroïne, Dante l’aurait écrit afin de proclamer sa passion pour Béatrice. L’oeuvre serait ainsi un instrument pour la faire en quelque sort revivre, étant donné que Béatrice est morte à l’âge de 24 ans, bien avant l’écriture du poème. On pourrait donc placer Béatrice comme ‘Galatée’, femme aimée qui attire la passion d’un mortel, Dante, qui fait appel aux divinités pour la faire vivante. La tâche de Dante consiste justement à transformer cette passion en oeuvre, en donnant vie à sa "statue aimée", Béatrice, à travers son écrit.

Dans cette partie, notre point de mire c’est le rapport de l’auteur à son oeuvre, son texte. On a commencé par citer un mythe où la créature, une statue, parvient à pénétrer complètement la vie du créateur, en devenant sa femme. Dans la Comédie, presque au contraire, le créateur devient la "chose créée" : Dante est le héros/narrateur.

A part ce lien établi avec le mythe de Pygmalion, la Comédie nous servira ici d’appui pour réfléchir sur la question de l’oeuvre littéraire comme une forme de réécriture des expériences de l’auteur. Cette réécriture nous apparaît comme un versant par lequel il est possible d’établir une analogie avec le processus analytique. Analogie en ce qui concerne du moins le travail avec le langage et l’écriture.

Dans le cas de la Comédie, la superposition de l’auteur et du narrateur est évidente : le personnage est Dante lui-même. Son nom est même marqué dans la narration : à la fin du "Purgatoire", quand Béatrice apparaît, elle l’appelle par son nom - "Dante" (6). En plus, la majorité des personnages dont il est question appartinrent à la vie de Dante - d’une façon très générale on dirait qu’il parle de ses ennemis et de ses amis, plaçant les uns dans l’Enfer et les autres soit dans le Purgatoire soit dans le Paradis. Et encore, il sont évoqués plusieurs personnages et histoires qui ont marqué la vie de Dante, comme la légende de Paolo et Francesca da Rimini, très en vogue à l’époque.

A propos de ce rapport de Dante en tant qu’auteur avec Dante en tant que personnage, voyons ce qui peut nous éclaircir J. L. Borges, en tant qu’écrivain, lorsqu’il indique que le poète "est" chacun de ses personnages : "La notion panthéiste d’un Dieu qui est aussi l’univers, d’un Dieu qui est chacune de ses créatures et le destin de ces créatures, est peut-être une héresie et une erreur si nous l’appliquons à la réalité mais elle est indiscutable si on l’applique au poète et à son oeuvre. Le poète est chacun des hommes de son monde fictif, il en est chaque souffle et chaque détail. Une de ses tâches, et non des moindres, est de cacher ou de dissimuler cette omniprésence. Le problème est singulièrement ardu dans le cas de Dante, obligé par le caractère même de son poème d’adjuger la gloire ou la perdition, sans que ses lecteurs aient pu remarquer que la Justice qui émettait ces jugements n’était autre, en fin de compte, que lui-même. Pour obtenir ce résultat, il a inclu son propre personnage dans la Comédie et il a fait en sorte que ses réactions ne coïncident pas, ou ne coïncident que parfois - dans le cas de Filippo Argenti, par exemple, ou dans celui de Judas, avec les décisions divines." (7)

prenons alors comme objet d’analyse l’oeuvre de la Divine Comédie. Il faut d’abord préciser qu’elle ne s’est pas toujours appelée ainsi. Dante l’a nommée Commoedia, ou plus précisément Incipit Dantis Alighierii fiorentini natione non moribus. C’est-à-dire, Dante, florentin par naissance, pas par les moeurs. C’était sa façon à lui de faire une critique voilée aux citoyens qui l’ont proscrit de sa terre natale. Avec ce nom de Comédie, le poème a parcouru son chemin, d’abord à travers les copies manuscrites et ultérieurement dans les premières à être imprimées, à partir de 1472. Plus tard, les citoyens florentins demandèrent sa censure, et pour réaliser une étude préliminaire ils chargèrent le poète Boccaccio. Celui-ci initie la lecture et y est tellement pris qu’il devient l’un des plus grands défenseurs et divulgateurs de l’oeuvre. Il la croit si merveilleuse et incommensurable qu’il lui ajoute un adjectif jugé plus approprié : "divina". A partir de cette date ce mot s’incorpore au nom par lequel le poème est devenu connu : La Divina Commedia. La première édition qui porte ce titre date de 1555, aux éditions Giolito de Venice.

Et quant au mot Comédie, à l’époque il s’appliquait au genre littéraire utilisé pour traiter divers sujets avec un style hétérogène comme celui de Dante, qui ajoutait le religieux au profane et le trivial au sublime. Contradictions ou paradoxes qui néanmoins habitent notre âme et que Dante se met à exploiter. Cette âme déchirée par ses passions et tentations, ainsi que par les "nobles sentiments" et correctes intentions de la morale et de la religion, comme on peut faire la preuve pendant la lecture de la Comédie. Enfin, celui-ci constitue - l’âme et ses détours - le thème par excellence de ce poème.

Quant à la date de son élaboration, jusqu’à aujourd’hui on ne la connaît pas avec présicion. Ce que l’on sait avec certitude c’est qu’en 1317 "l’Enfer" était déjà connu et avait été copié sous forme manuscrite. En 1319 on connaissait quelques parties du "Purgatoire". Quant au "Paradis", il n’a été divulgué qu’après la mort de Dante. Actuellement, l’hypothèse la plus admise est que l’auteur aurait initié l’oeuvre après la mort d’Henri VII, en 1313, et l’aurait écrite, sans grandes interruptions, jusqu’à sa mort. Il est remarquable qu’au moins deux de ses oeuvres ont été initiées lors de la mort de quelqu’un qui lui était chèr. Et de plus, la perte réelle de deux êtres qui sustentaient ses plus intenses idéalisations : Béatrice dans le plan amoureux, et Henri VII dans le plan politique - soit dans sa vie privée et dans sa vie publique.

Quant à la structure de la Comédie, il y a un itinéraire connu : le parcours commence par l’Enfer, se poursuit dans le Purgatoire et termine dans le Paradis. Trois ont été les guides : Virgile, pour Dante le plus grand ‘Poète’, le conduit par l’Enfer et le Purgatoire, à la fin duquel Béatrice prend le relais et l’accompagne. Il suivent le parcours dans le Paradis, en passant par des sphères célestes jusqu’ à l’Empyrée, où Saint Bernard devient le guide, amenant Dante en direction de sa rencontre face à Dieu.

En termes de la forme poétique, tout les chants sont élaborés dans l’essai pour s’harmoniser avec les nombres 3 et 10, et ses multiples. On voit par ce biais la forte présence du symbolisme inhérent à la culture médiéval, qui avait établi dans le numéro 10 la perfection, aussi bien que le culte à la Sainte-Trinité, présent dans le numéro 3.

Dans ce sens, la structure générale du poème est faite dans un équilibre entre les trois parties, chacune ayant 33 canti, espèce de chapitres. L’Enfer possède 34 chants parce qu’il inclut l’introduction à l’oeuvre, le premier chant. Le total est alors 100 chants - comme le 10 serait le numéro parfait, 100 serait la perfection du parfait. Et encore, chacune de ces parties est formée par dix cercles. L’Enfer possède neuf cercles ("cerchi") et l’Amphithéâtre; le Purgatoire a sept degrés ("cornici"), deux Antipurgatoires et le Paradis Terrestre; et le Paradis a neuf ciels et l’Empyrée. On parcourt les trois instances comme s’il s’agissait d’un ensemble d’anneaux ou, mieux, d’une grande spirale.

L’harmonie est donnée aussi par le numéro 3 : la métrique adoptée est de tercets hendécasyllabes et les rimes suivent la formule : ABA, BCB, CDC et ainsi de suite, le verse intermédiaire étant le premier du prochain tercet. Comme Dante a été le premier poète à employer ce schéma, il a été nommé "tercets dantesques". Cette façon de construire la mélodie du poème le confère une fluidité et légèreté, que l’on aperçoit pendant la lecture. Toute l’oeuvre semble avoir été construite avec un patient travail presque architectural. Au-delà de la métrique, la rime, la musicalité, le poète a construit un système sophistiqué qui n’est pas sans rappeller une cathédrale médiévale.

Le voyage poétique dans la triade Enfer-Purgatoire-Paradis, Dante l’a fixé comme ayant été réalisé pendant la Sainte Semaine de l’année 1300. Il a reculé l’action à cette époque pour bien pouvoir traiter quelques faits, épisodes, personnages qui ont mérité son exaltation, approbation ou sa réprobation, ou des faits au moins dignes de registre.

Cette année, 1300, a été le premier Jubilé romain, date dans laquelle on souligne le pardon et l’indulgence. Ainsi, ce choix permettrait l’effort d’un chrétien médiéval qui, ayant reconnu avoir perdu le droit chemin, "la diritta vita" de la vertu et de la conquête de l’âme purifiée, chercherait sa réconciliation avec Dieu. Rappelons le début de la Comédie:

"Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita." (8)

Cette recherche de la voie droite se fait à travers des mortifications et des illuminations spirituelles. Dans le cas de Dante, il lui faut ce long parcours par les misères de l’Enfer et les ‘châtiments’ du Purgatoire, pour enfin accéder aux gloires des illuminés du Paradis. Sa rencontre avec le Dieu ressuscité se fait justement dans le Dimanche de Pâques, moment suprême où l’oeuvre se termine. Le voyageur se trouve maintenant émerveillé devant la face de Dieu.

Le thème d’un voyage au ‘royaume de l’au-delà’ n’était pas nouveau. A l’époque des incursions au monde des esprits, surtout en s’agissant des punitions et châtiments ce thème était abondant dans la littérature.Dès l’âge classique, les héros s’aventurent hors de la vie terrienne, comme Hércules ou Orfeu, et Enéas qui est allé à l’Averne. Ce que distingue Dante c’est la magnificence de son oeuvre et son approche assez particulière et personnelle de la question, en se servant de ses collègues comme personnages, soit les amis admirés, soit les ennemis méprisés. Il prend ses propres passions et les met comme agents importants du déroulement de la narration.

Il y a plusieurs interprétations de la Comédie et requêtes à propos de son sens dernier. Dante lui-même, a contribué pour le surgissement de quelques théories et spéculations. Par exemple, lorsqu’il écrit une lettre au seigneur de Verona ( XIII, VII 20-22), il dit que la Comédie devrait être comprise dans plus d’une optique. Il donne à son oeuvre quatre sens juxtaposés : le littéral ou historique, le moral, l’allégorique ou figuré, et le mystique.

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Certains commentateurs, en privilégiant la perspective mystique, disent qu’en réalité la signification de l’oeuvre est liée à la condition humaine, en même temps mortelle et divine. Le "voyage dantesque" serait ainsi la modèle de Dante pour que les hommes puissent sortir du péché et de l’angoisse. Les êtres pourraient rencontrer le ‘bon chemin’ seulement avec l’orientation de l’empire, rendu présent par Virgile, et de l’Eglise, symbolisé par Béatrice.

Autres critiques centrent l’oeuvre dans le domaine moral, en affirmant que la mission humaine serait d’achever une ardue transition de la servitude des passions à la liberté spirituelle et à la perfection morale. Ces conquêtes seraient possibles avec l’aide de la raison et de la vérité révélée, représenté respectivement par Virgile et Béatrice. Cette dernière pourrait symboliser encore, en plus de l’Eglise et de la vérité, la philosophie, qui serait l'explication humaine pour le sens de la vie dans la Terre. Philosophie qui, néanmoins imparfaite et finie, parce que toujours humaine, serait la seule consolation et stimulus face aux questions de l’existence.

La plus vivifiante des hypothèses est celle qui relie Béatrice à l’image de l’Amour. Il ne s’agit pas simplement de Béatrice-femme, cet autre imaginaire qui a vraiment existé et qui possède une histoire, mais de la muse inspiratrice en tant que La femme, héroïne qui occuperait cette place symbolique de l’idéal féminin, absolu. Et qui serait finalement réductible à un nom. Nom qui, presque par hasard, a été marqué comme "Béatrice" - le nom d’une jeune fille que le poète a vu dans son enfance, une époque plus sensible et impressionnable de l’existence. Il s’agit de l’Amour en majuscule, celui qui pousse à la vie. En ultime instance, on peut laisser cette question ouverte : l’amour qui fait vivre et, plus, fait parler, serait en fait l’autre nom du désir, désir qui se fait demande, parole.

"Io son Beatrice che ti faccio andare (...); Amore mi mosse che mi fa parlare".

Dante termine sa Comédie en faisant appel aux étoiles, comme d’ailleurs il le fait à la fin des trois parties de l’oeuvre, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis - toutes terminent avec le mot "étoile", "stelle". "L’amore que muove il sole e l’altre stelle" (Paradis, XXXIII, 145). On dit que Béatrice serait pour Dante cette étoile. Comme un amour construit à partir d’un autre, projection d’un autre amour ineffable, lumineux et éternel, qui conjugue tous les êtres, de tous les mondes, dès les invisibles atomes, jusqu’au plus grand infini, amour qui mantient le mouvement et la vie de l’univers. Comme exprimé dans le dernier vers du poème: "L’amour qui tourne le soleil et les autres étoiles" (Paradis, XXXIII, 145).

Cependant essayons de ne pas poursuivre dans une voie obsédée de la quête d’une signification dernière du nom "Béatrice". Essayer de sortir de ce cercle bouclé, normalement infécond, et en fait impossible, de la quête d’un sens ultime aux mots. On sait bien que le sens d’une oeuvre est continuellement construit, il dépend de chaque lecteur et critique, et de chaque époque, qui vont laisser les traces de la fiction de sa propre vérité.

Un autre point important dans le commentaire de la Divine Comédie est la question de la parole et son caractère limité et comment, toutefois, elle se fait oeuvre : lettre, marque d’écriture.

Dès les vers de l’Enfer, Dante parle de la difficulté de construction de la narration et "comme les mots manquent" pour bien décrire tout ce qu’il est train de se passer ou tout qu’il ressent dans son esprit:

"Qui pourrait jamais, même sans rimes,
redire à plein le sang et les plaies
que je vis alors, même en répétant son récit?

Certes toute langue y échouerait
car notre discours et notre pensée
pour tant saisir ont peu d’espace."
(Enfer, XXVIII, 1-6)

Tout le Paradis est aussi marqué par cette impossibilité, les merveilles sublimes et la grâce divine ne sont pas "atteignables" par le langage humain:

"J'ai vu des choses que ne sait ni ne peut
redire qui de là-haut descend;
pour ce qu’en s’approchant de son désir
notre intellect va si profond
que la mémoire ne peut l’y suivre." (Paradis, I, 5-9)

Cet ‘impossible à parler’ caractérise en fait tout le discours qui va suivre, au long du Paradis. Il s’agit de la rencontre indicible entre le divin et l’humain dont il sera question dans cette partie. Ainsi, "la parole qu'a été engagée dans cette aventure se définira par conséquent comme parole paradoxale, infiniment risquée - c’est pourquoi elle aura besoin pour commencer - pour "entrer dans l’arène" - de s’approfondir infiniment comme parole poétique" (9).

Dans le chant VIII de l’Enfer, Dante oeuvre le récit par ces vers énigmatiques:

" ‘Papè Satàn, papè Satàn aleppe’
commença Pluton à voix rauque." (Enfer, VII, 1-2)

C’est un jeu avec les mots qui en fait ne remet à aucun sens dans aucune langue parlée. Au maximum il se réfère à quelque langue diabolique propre à la non-communication, à ne pas se faire comprendre. Ce jeu phonique et incantatoire invoqué par Satan a pour effet exclure ceux qui l’écoutent, dans le cas, Dante et Virgile. "Latin, hébreu, arabe, dialectes italiens, plusieurs interprétations sont possibles - l’essentiel restant l’exclusion, et l’apparition de ce bord inquiétant - "anticommunicatif" - du langage - figure en abîme, formule même du refus démoniaque" (10). Le langage, en même temps que donne l’illusion d’une communication vraie et directe, peut bien opérer dans le sens inverse, empêchant toute possibilité de compréhension. Celui-ci est justement son côté "démoniaque".

Joyce, maître de ce versant du langage complètement appuyé sur le ‘pur signifiant’, s’est intéressé à la Comédie. La langue se caractérise comme lieu de "précipitation, de prise de formes, de métamorphoses (...) Langue donc qui est le contraire d’un monument fixe, qui est devant nos yeux et dans la matière verbale, "work in progress" - dans le sens même où Joyce employait ce terme pour désigner Finnegans Wake. Et ce n’est pas un hasard si, comme le révèle son autotraduction en italien, Joyce avait constamment en tête le ‘modèle Dante’, l’usage fait par "padre Dante" (...) de la langue à la limite de l’absence de sens" (11).

De façon récurante, c’est la structure langagière qui introduit l’indicible et l’incompréhensible, notamment à la fin du texte:

"Telle il la voit, que quand me redit
je n’entends pas, tant il parle subtil"
(Vita Nuova, XLI).

La dernière vision du poème, "admirabile visione", laisse Dante face à l’incompréhension et au non-sens, à cause de cet aspect "subtil" de la parole. C’est même cet "impossible à comprendre" et cet "impossible à dire" qui poussent le poète à continuer dans sa recherche et à "parler" encore, à écrire. C’est ainsi qu’il poursuit ses écrits et élabore la Comédie, dont le "Paradis" sera construit entièrement autour de cette notion de l’indicible:

"J’ai vu des choses que ne sait ni ne peut
redire qui de là-haut descend" (Paradis, I, 5-6)

Chez Dante il y a toujours la marque d’un point final, d’une limite. Limite aussi bien de l’expression que de la compréhension. Selon l’avis de J. Risset, "on peut saisir la Comédie comme progression (en spirale) de cercle en cercle, à travers les trois règnes, jusqu’au cercle impossible qui les couronne et les trancende tous, dans l’incompréhensible" (12).

"Tel est le géomètre attaché tout entier
à mésurer le cercle, et ne peut trouver
en pensant, le principe qui manque,
tel j’étais moi-même à cette vue nouvelle:
je voulais voir comment se joint
l’image au cercle, comment elle s’y noue;
mais pour ce vol mon aile était trop faible" (Paradis, XXXIII, 133-138)

Ce dernier cercle est l’Empyrée, le cercle immobile et presque impossible à concevoir. Il s'agit là d'un instant de jouissance pensée comme absolue (13). La jouissance paradisiaque, telle qu’elle est atteinte finallement ici, est "circularité parfaite : chacun des éléments qui la composent se dissout pour ainsi dire dans le suivant. (...) Dieu même, l’image de Dieu en laquelle à la fin il s’abîme, est un ensemble de trois cercles passant l’un dans l’autre et où s’inscrit l’image humaine" (14).

Notes

(1) Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, sous direction de René Martin, Ed. Nathan, 1992, p. 214.

(2) Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Joël Schmidt, Larousse, 1985, p. 268.

(3) Ibid, p. 268

(4) Les mythes grecs, 174. Robert Graves, Fayard, 1967, p.

(5) cf. Dictionnaire culturel de la mythologie, op. cit.

(6) La Divine Comédie, "Purgatoire", XXX, 55.

(7) Borges, J. L., Neuf essais sur Dante, Gallimard, 1987, p. 31.

(8) "Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue." Enfer, I, 1-3

(9) Risset, J, Dante écrivain, p. 41-42.

(10) Ibid, p. 85.

(11) cf. Joyce, J., Scritti italiani, cité par Risset, J., Dante écrivain, p. 72.

(12) Ibid, p. 204.

(13) Cf. Lacan, J. Le séminaire. Livre XX. Encore. Paris: Seuil, 1975.

(14) Ibid, p. 203.

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 10 - Diciembre 1999
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